L'Habitation du Verbe en l'homme
Matthieu Cassin
L'Incarnation du Verbe est au centre de notre espérance et de notre foi ;
c'est la naissance du Fils de Dieu, de son Verbe, en Christ, la vie du
Christ vrai Homme et vrai Dieu, sa mort et sa résurrection qui nous
donnent le Salut. Il est peut-être paradoxal de traiter d'un tel sujet aux
approches de Pâques, plutôt qu'au temps de Noël ; pourtant, c'est bien la
Résurrection du Christ et l'envoi de l'Esprit qui donnent sens à notre
espérance, qui manifestent pleinement le Christ Verbe de Dieu. La
préparation à accueillir le Christ en nous, à accueillir son Esprit qui
nous conduit au Père, qu'est le Carême, peut bien être un moment favorable
pour réfléchir et méditer un moment sur le sens qu'a l'habitation du Verbe
en l'homme. «Vous tous, en effet, baptisés dans le Christ, vous avez
revêtu le Christ1.» Le Christ habite en chaque
baptisé, il voudrait établir sa demeure en chaque homme ; l'Esprit, si
nous l'écoutons, habite en nous et nous transforme peu à peu à l'image du
Fils, qui est l'image du Père ; il nous donne de regagner la ressemblance
à Dieu, perdue lors de la Chute, et que le Christ est venu nous rendre.
Irénée de Lyon nous fournira l'appareil réflexif nécessaire à ce chemin,
autour des thèmes de la divinisation et de l'incorruptibilité offertes aux
hommes. Mais nous prendrons un chemin plus imagé comme route principale,
l'exemple d'une vie offerte, celle d'Antoine le Grand, le «Père des
Moines», telle que la narre Athanase d'Alexandrie. Non que ce texte ne
soit qu'une simple narration des faits qui composèrent la vie d'Antoine :
c'est explicitement une lettre adressée à des moines d'occident, comme
modèle de vie monastique ; le propos inclut indissociablement une
réflexion théologique. Mais la manière même de la biographie permettra une
approche plus aisée de ce qui ne peut que rester de l'ordre du mystère.
Ainsi, suivant le fil de la vie d'Antoine, telle que la reprend Athanase,
nous tenterons d'expliciter les marques et les conséquences de la présence
du Verbe en celui qui l'accueille, de son habitation toujours plus grande
en celui qui lui ouvre son coeur. En effet, chez Athanase, et plus
encore chez Irénée, le Salut ne passe pas seulement par l'imitation du
Christ, mais aussi par l'assimilation à lui, par l'écoute du Verbe de Dieu
et par la communion à sa chair, par l'accueil de l'Esprit.
Je ne prétends pas que la Vie d'Antoine soit un modèle à transposer tel
quel et directement dans la vie de tout chrétien aujourd'hui : il est un
exemple d'ascétisme d'une grande dureté, quoique ses successeurs en Égypte
ou en Syrie aux siècles suivants l'aient dépassé en ce domaine. Mais il
est avant tout le paradigme de l'homme attentif à la voix de son Seigneur,
au Verbe de Dieu. Plus encore, par son attention à la Parole qu'il met
sans cesse en pratique, il devient capable d'accomplir les oeuvres de
Dieu telles que les a manifestées le Christ.
Lorsqu'il est tout jeune encore, et orphelin, il entend l'appel du
Seigneur d'une façon bien particulière : alors qu'il réfléchissait à la
vie des premiers disciples, à partir des textes des Actes des
Apôtres qui la décrivent (Ac 4, 35-37), il entre dans l'église de
son village, où il entend lire «Si tu veux être parfait, va, vends tout
ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres, et viens, suis-moi, et tu
auras un trésor dans les cieux2.» Aussitôt,
Antoine met ces enseignements en pratique. Puis (V.A. 3, 13) il
entend, alors qu'il entre, une autre fois, dans l'église, une Parole qu'il
prend pour lui-même : «Ne vous mettez pas en peine du
lendemain4.» Alors, il vend le peu qu'il avait
gardé et confie sa jeune soeur à des «vierges connues et fidèles.»
Ainsi la parole même du Verbe conduit sa vie ; mais dans ces premières
étapes, c'est la parole proclamée à l'église, dans le cadre de la
liturgie. Ce sont les moments décisifs du choix de vie qui sont ici
orientés par le Verbe de Dieu, par l'intermédiaire de la tradition
apostolique et ecclésiale telle qu'elle se manifeste dans la proclamation
de la Parole par la liturgie.
Puis, ces choix, ce choix fait, il commence à affronter les tentations du
diable et de ses démons ; à nouveau, les Écritures sont pour lui à la fois
une arme dans sa lutte, à la manière des réponses que le Christ fait au
diable au désert (Mt 4, 1-11), mais aussi comme un réconfort et un
guide : les paroles qu'Athanase place comme une ponctuation de ces
tentations sont celles de 1Co 15, 10, «ce n'est pas moi, mais
c'est la grâce de Dieu qui est avec moi.» Ainsi, le Verbe le guide et le
réconforte par sa parole humaine telle qu'ont pu en garder trace les
Écritures, ou par la parole qu'il inspire par son Esprit à ses apôtres. Le
Verbe vient habiter peu à peu en Antoine, car peu à peu, Antoine se fait
son instrument ; il suit ses commandements, mais plus encore, il entre
dans un processus qui peut être nommé tout à la fois imitation du Christ
et conformation à lui. En effet, comme lui et par les paroles même que le
Christ a employé, il tient à distance et chasse les démons, malgré leurs
assauts incessants.
Et lorsque ce ne sont plus ses actions, mais ses paroles qui sont
rapportées par Athanase, alors, Antoine enseigne le Christ en reprenant les
propres paroles de celui-ci, ou celles que son Esprit a inspiré aux
prophètes : «Le Seigneur est vivant devant lequel je me tiens aujourd'hui
5», selon les mots du prophète
Élie, et surtout la phrase de Paul qui contient la clé de son parcours
ascétique comme progression perpétuelle vers Dieu, «Oubliant ce qui est
derrière moi et tendu de tout mon être vers ce qui est en avant
6.» La parole de Dieu sort naturellement de sa
bouche, lorsqu'il veut exprimer ou du moins indiquer ce qui fait et
oriente sa vie ; il est tendu vers le but qu'est Dieu, dont le Verbe le
guide et le conduit.
Le recours aux citations ou, ce qui est plus significatif encore car cela
montre l'imprégnation qui est celle d'Antoine, aux réminiscences des
Écritures est encore plus fréquent dans le grand discours central
(V.A. 16-43), discours d'instruction aux frères moines, ses
disciples. Antoine reprend alors les thèmes évangéliques du détachement et
du renoncement pour indiquer la voie de l'ascèse aux frères, mais il
reprend surtout l'exemple du Christ, dans sa lutte contre les démons,
puisque c'est le grand thème qui structure ce discours ; en effet, Antoine
voit sa vie marquée par l'épreuve constante de la tentation, sous des
formes assez directes, explicites, puisque le plus souvent il voit et
entend les démons et le diable lui-même. Or, dans ces tentations, qu'elles
soient tentations charnelles, de pouvoir ou spirituelles, c'est toujours
la référence à l'Écriture qui revient comme une arme ultime, comme guide
de la prière qui lui permet de résister. Et tout aussi bien que la parole,
le signe de la croix lui sert de rempart : il agit comme un signe efficace
de la foi en Christ.
Mais plus encore, le Christ lui-même est présent auprès d'Antoine
(V.A. 10) : celui-ci se plaint d'avoir été abandonné ; au
contraire, le Christ l'éprouvait, le regardait combattre, puis est venu le
récompenser lorsqu'il eut triomphé ; ou plutôt, il combattait avec lui,
lui donnait la force de combattre.
La parole en Antoine, comme modèle accompli du moine, se réduit peu à peu
à la rumination de la parole de Dieu, à la manducation de son Verbe ; dans
son discours aux moines, il les met en garde contre les paroles inutiles,
ou nuisibles ; contre le détournement de la parole par le démon, en
reprenant non plus les paroles du Christ lors de la tentation, mais le
verset du Ps 49 : «Mais au pécheur Dieu a dit : Pourquoi
racontes-tu mes actes de justice et as-tu mon alliance à la bouche ?» Il
ne faut pas faire attention aux paroles des démons, quelles qu'elles
soient.
Puisqu'il s'est rendu si attentif au Verbe de Dieu, celui-ci s'adresse à
lui directement, et non plus par l'intermédiaire des Écritures : lorsqu'il
s'agit pour lui de repartir une nouvelle fois plus loin des hommes et
alors qu'il avait choisi lui-même sa direction, le Christ lui parle
directement et le conduit au lieu qui est le sien, au lieu de Dieu par
excellence, le désert le plus reculé, la montagne au désert (V.A.
49-50).
Alors commence une nouvelle étape dans la vie d'Antoine, puisque les
tentations ne sont plus au premier plan. Il se fait enseignant, par ses
actes comme par ses paroles --- non qu'il ne l'ait pas été auparavant,
mais cet aspect passe explicitement au premier plan --- et le Christ lui
donne à voir des mystères cachés aux autres hommes, comme le destin des
âmes en général, ou ce qui advient au loin et le concerne plus ou moins
directement (deux jeunes gens en danger dans le désert, la mort d'un autre
moine, etc.).
Mais sans doute faut-il s'arrêter un instant sur le rapport qu'entretient
Antoine à la parole, à l'écriture et au discours. Il est explicitement dit
en effet qu'Antoine n'avait pas appris les lettres --- mais il s'agit à
n'en pas douter des lettres grecques, et plus largement de la culture
grecque. Cette mention est faite au moment où Antoine est confronté à des
philosophes païens, et répond avec la sagesse du Christ, Sagesse de Dieu :
«Qui est le premier, l'esprit ou les lettres ? qui est cause de l'autre,
l'esprit, des lettres, ou les lettres, de l'esprit7 ?» Si Antoine méprise ainsi la sagesse des philosophes, c'est
qu'habite en lui la Sagesse de Dieu.
Il est même dit plus haut (66, 2) qu'Antoine «était enseigné par Dieu»,
expression à rapprocher de Jn 6, 45, Is 54, 13, Jr
31, 33-4, 1Th 4, 9. La Parole de Dieu ne fait plus qu'un avec lui,
la Sagesse de Dieu est venue habiter en lui, or qui est cette Sagesse
sinon le Fils unique de Dieu, son Verbe ? On peut lui appliquer à bon
droit la phrase de Paul, «ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui
vit en moi8.» Il s'est fait tout entier la
demeure du Très-Haut, de son Verbe, en se plaçant sous la motion de
l'Esprit.
Ainsi, Antoine entend d'abord la Parole proclamée par la liturgie ; puis
elle est pour lui une arme dans sa lutte contre les démons, avant que le
Christ lui-même ne lui révèle sa présence à ses côtés pendant la lutte.
Dans le grand discours aux moines, la parole d'Antoine est toute entière
traversée par la Parole de Dieu, qui enseigne à travers lui à imiter son
Fils bien-aimé. Quand Antoine se retire au désert, c'est la voix du Christ
lui-même qui le guide, et sa parole humaine se fait ensuite plus rare ; il
est tout entier à l'écoute de la Parole du Père, et accomplit les oeuvres qui sont celles de ce Verbe.
Il est temps maintenant de relire Athanase à la lumière de son
prédécesseur Irénée ; il y aurait sans doute eu à glaner, et plus qu'à
glaner même, dans les autres ouvrages d'Athanase, mais... La vision
qu'Irénée présente de l'homme aussi bien que de l'économie divine dans
l'Adversus Haereses me semble éclairer particulièrement la vie
d'Antoine telle que la présente Athanase.
En effet, au fondement de la lecture qu'Irénée fait de l'homme, il y a la
conscience toujours présente et réaffirmée que l'homme n'a pas été créé
accompli, parfait, mais que la liberté lui a été donnée de parcourir ce
chemin de la perfection où Dieu l'appelle ; or, rendu incapable de le
parcourir seul à cause du péché, le Fils unique a été envoyé pour le
conduire vers son Père, pour le rendre capable de retrouver la
ressemblance à Dieu qui lui avait été donnée et qu'il avait perdue lors de
la Chute.
C'est le Christ, Verbe de Dieu, qui est au centre de ce mouvement,
puisqu'il descend vers l'homme pour remonter vers son Père en entraînant
l'homme avec lui ; en lui, la chair s'habitue à l'Esprit, et l'Esprit à la
chair. Aussi ce même Esprit peut-il reposer sur l'homme qui veut bien
l'accueillir, lorsque le Christ l'envoie sur tous les hommes après sa
Résurrection. Ensuite, c'est en l'homme que le mystère s'accomplit, en
l'homme qu'habite l'Esprit : alors, l'homme devient peu à peu et par la
grâce du Père capable d'incorruptibilité, la chair se conforme à l'Esprit.
Aussi, l'homme devient-il peu à peu semblable au Fils, tout à l'écoute de
l'Esprit du Père, et retrouve la ressemblance qu'il avait perdue.
Pourtant, ce chemin, l'homme ne le parcourt pas tout entier au cours de sa
vie mortelle, mais il va «de commencement en commencement vers des
commencements éternels», pour reprendre la formulation de Grégoire de
Nysse dans les Homélies sur le Cantique des Cantiques, Hom. VIII ;
il monte sans cesse vers un sommet qui toujours lui échappe ; si Antoine
est présenté comme le type achevé du moine, il semble que la distance qui
lui reste à parcourir est au moins esquissée dans les précautions
d'Athanase, lorsqu'il précise qu'il n'a pas tout rapporté de la vie du
saint : il reste encore à dire, et nul ne peut savoir jusqu'où est parvenu
Antoine, quoiqu'il fut favorisé de visions semblables à celles dont parle
l'apôtre Paul, ravi dans les cieux (2Co 12, 24).
Cette habitation du Verbe en l'homme se fait toujours plus grande par la
docilité à l'Esprit, par l'écoute de la parole de Dieu, ce qui est
explicite dans le cas d'Antoine, mais aussi par la participation
sacramentelle à l'Église du Christ, et tout particulièrement par
l'Eucharistie --- or cet aspect est quasiment absent de la Vie
d'Antoine ; certes, ce n'est pas un trait particulier au moine que la
participation aux sacrements de l'Église, mais il est étrange que cela
n'ait pas ici sa place. Irénée, au contraire, insiste longuement sur ce
point essentiel. Car la communion au Verbe de Dieu est d'abord une
communion à sa chair, et l'habitation du Verbe en l'homme n'est pas
seulement une présence de sa Parole en notre coeur et en notre esprit,
mais une présence de sa chair en notre chair, une transformation de notre
chair par la sienne.
Ainsi, la Vie d'Antoine nous donne un exemple d'un homme habité par
le Verbe de Dieu, et peu à peu transformé à son image, donc à celle de
Dieu. Pourtant, et du fait même du public et des querelles doctrinales du
temps, mais aussi du fait de la sensibilité d'Athanase, le rôle de
l'Esprit et celui de l'Église sacramentelle, particulièrement de
l'Eucharistie, sont un peu laissées de côté. Toutefois, chez Irénée et
Athanase se dessine un chemin de sainteté, celui de l'écoute attentive du
Verbe, qui conduit à faire les mêmes oeuvres que lui, jusqu'à
ressusciter les morts, mais qui conduit surtout à retrouver la
ressemblance à Dieu, à entrer dans le salut qu'il nous offre, à contempler
dans l'Esprit le Fils, icône du Père. Or, ce chemin de sainteté ne se
caractérise pas par une simple imitation du Christ, mais bien par une
assimilation à lui, qui est assimilation de sa Parole et de sa chair,
c'est à dire écoute de la Parole, accueil de l'Esprit, communion à son
corps. Ainsi, l'homme retrouve la ressemblance et la gloire perdues, que
le Verbe de Dieu est venu lui rendre par son Incarnation, sa mort et sa
Résurrection ; comme le Verbe s'est fait homme, ainsi l'homme reçoit le
Verbe, qui le conduit vers le Père, dans l'Esprit.
M.C.