Previous Contents Next

Péché, pécheurs et rédemption chez les Indo-Européens

Marie-Amélie Dutheil de la Rochère






Si les Indo-Européens sont d'un point de vue linguistique tous les peuples qui ont parlé ou parlent encore une langue indo-européenne, il n'est pas question ici de les passer en revue de manière exhaustive: nous ne nous intéresserons qu'aux plus anciennes conceptions, léguées par les hommes de la Préhistoire à ceux de l'Antiquité qui nous les ont transmises par les mythes, les légendes et les épopées. Les travaux fondamentaux à ce sujet sont ceux de G. Dumézil1, dont la lecture vous sera à coup sûr utile et agréable2.

Le polythéisme est un principe essentiel de la religion indo-européenne primitive telle qu'on peut la reconstituer. Il offre une possibilité qui nous semble bien étrange: celle d'un dieu pécheur, difficilement envisageable dans un cadre monothéiste. Outre cela, on voit circuler pas mal de héros et d'hommes qui commettent des fautes, en paient le prix et connaissent parfois ce qu'on peut appeler une rédemption. Cependant, la notion de péché n'est pas la même que la nôtre dans les époques les plus anciennes (avec le temps, les théologiens et les philosophes finissent par inventer le bien, le mal, la morale etc.); résumons en disant qu'il s'agit d'abord de la transgression d'une loi. Avant de commencer, rappelons l'idéologie (c'est le terme technique employé par Dumézil) sur laquelle repose le polythéisme indo-européen: la trifonctionnalité. Il s'agit d'une répartition des trois fonctions (!) perçues comme fondamentales: le prêtre-souverain-magicien, le guerrier et le paysan-artisan-producteur. Elle n'a le plus souvent rien de social mais elle est sous-jacente dans de nombreux discours et fonde la théologie la plus archaïque (à Rome, la première triade capitoline Jupiter Optimus Maximus -- Mars -- Quirinus, qui a son équivalent en Inde avec Varuna et Mitra -- Indra -- les jumeaux Natsaya, et en Scandinavie avec Óðinn et Týr -- Þórr -- Freyr3). Évidemment, il y a des subtilités, des subdivisions et des divinités plurifonctionnelles (la «triple» Hécate telle que la qualifie la Théogonie d'Hésiode). Cette tripartition se retrouve dans l'analyse des différentes fautes qu'on peut dégager des textes (aucun Ancien n'ayant bien sûr rédigé de somme théologique des conceptions communes indo-européennes) et permet de comprendre des mythes de prime abord plutôt bizarres. En réalité, puisque ce sont des fictions, ce n'est pas une analyse de notions mais des personnages qui font la matière de la documentation: c'est donc la figure du pécheur que nous allons tâcher de dévoiler en partie.

Les trois péchés du guerrier

Indra pécheur; le destin de Troie

Un dieu qui se rend coupable d'un crime et qui est puni pour cela: c'est sans doute un des éléments les plus étonnants de cette théologie; il n'allait d'ailleurs pas de soi dans l'Antiquité non plus, une fois que le sens de la tripartion se fut perdu et que la morale se fut répandue, et il a eu tendance à disparaître, au profit de définitions vagues et unitaires de l'essence divine. Donc, malgré Cicéron et son «si sunt dei, sunt boni»4, les dieux indo-européens sont loin d'être des entités parfaites. Entendons-nous bien: il ne s'agit pas de dire qu'elles sont revanchardes, capricieuses, impitoyables, bref méchantes. Cela n'entre pas en effet forcément dans la catégorie de péché. Lorsque les dieux imposent aux hommes de terribles châtiments, et ce dans tous les types de religion (par exemple dans la Bible, nombre de massacres sont ordonnés par Dieu), il n'y a pas de péché mais de la simple justice, certes un peu sévère parfois. Chez les Indo-Européens, un dieu peut commettre des fautes mais tous ne sont pas égaux sur ce plan. Pour bien le comprendre, il faut regarder du côté de l'Inde védique, car c'est là que la réflexion sur le sujet est allée le plus loin. Il y apparaît clairement que les dieux de la première fonction, les grands dieux souverains, gardiens vigilants de l'ordre et de la justice, ne peuvent aller contre ce qui est leur propre essence. Ainsi, malgré ses aspects terrifiants et inquiétants, le puissant Varuna reste toujours dans la légalité (le ritá5) dont il est en quelque sorte l'incarnation. Plus doux, plus proche des hommes, Mitra6, le dieu des contrats, ne peut pas non plus, par définition, connaître la faute. Quant aux dieux de la troisième fonction, bienveillants, protecteurs, divinités de la production et de l'abondance, ils ne songent pas au ritá et leur rapport avec lui n'est pas évoqué par les poètes des hymnes védiques, mais il est évident qu'ils n'ont ni la volonté ni l'occasion de le transgresser. Par contre, les dieux de la deuxième fonction ont un rapport bien plus ambigu avec l'ordre cosmique: il est dans leur fonction de le défendre, mais il leur arrive souvent de lui porter atteinte, justement parce qu'ils doivent être plus forts, plus habiles, plus exaltés que leurs adversaires. L'idée que le grand guerrier, soutien de la loi, est aussi le plus susceptible de s'en affranchir est d'ailleurs une idée que nous connaissons bien et que l'histoire a souvent illustrée: ce n'est pas d'aujourd'hui que les coups d'État militaires sont apparus...

Donc, c'est du côté d'Indra et de ses compagnons que nous allons trouver des péchés, de véritables souillures, considérées comme telles depuis toujours. Inutile cependant d'ouvrir le RigVeda: comment des hymnes de louange pourraient-ils contenir une allusion à des égarements d'un dieu aussi utile aux mortels qu'Indra? La seule chose qu'on peut en tirer pour notre sujet, c'est qu'Indra est un dieu facilement associé à d'autres mais qu'il n'a pas vraiment de compagnon constant (sauf Vayu, qui représente l'aspect «Héraclès», rustre, violent, sauvage, de la deuxième fonction, quand Indra est lui plutôt l'aspect «Achille», guerrier défendant la communauté). Le dieu guerrier est un solitaire (il est qualifié 63 fois de éka, seul, unique, sur 75 occurrences du terme) qui ne se fait accompagner que par des auxiliaires. Il est aussi libre et indépendant, autonome au sens plein du mot (nombreuses épithètes contenant le préfixe sva-, auto-). C'est-à-dire que nous avons là un dieu en marge de toute communauté, libre de prendre n'importe quel parti, donc dangereux. À Rome, on parle de Mars caecus7, en Inde de la liberté du dieu, mais ce n'est pas plus rassurant. Notons cependant l'avantage pour les hommes de cette situation: le dieu guerrier est le seul qui soit assez puissant (contrairement aux dieux de la troisième fonction) et assez miséricordieux (contrairement à ceux de la première) pour épargner. En Inde, on attribue à Indra d'avoir mis fin à certains sarifices humains en l'honneur de Varuna.

Les textes brahmaniques et épiques nous renseignent sur les fautes d'Indra et leurs conséquences. Dans le cinquième chant du MarkandeyaPurana, explication de la grande épopée indienne, le Mahabharata, l'auteur cite les trois péchés les plus connus du dieu et les organise selon les trois fonctions. D'abord, Indra tue le Tricéphale, chapelain des dieux qui les menaçait en détournant les sacrifices (en réalité, il pousse un héros au meurtre, ce qui revient au même): ce brahmanicide est un crime grave dans la première fonction (dans d'autres versions, le Tricéphale est le cousin des dieux, mais l'institution familiale est de première fonction aussi); Indra perd sa majesté, tejah. Ensuite, le père du Tricéphale suscite un monstre très puissant, Vritra (Namuci védique), pour venger son fils, qui provoque la peur d'Indra et le pousse à conclure un pacte avec ce démon: il s'engage à ne le tuer ni de jour ni de nuit, ni avec du sec ni avec de l'humide. Le monstre abuse de la situation et affaiblit Indra; celui-ci fait appel à des divinités de la troisième fonction qui lui redonnent de la vigueur et lui indiquent le moyen de battre Vritra: il le décapite à l'aube en lui barattant la tête avec de l'écume; ce détournement de pacte, parce qu'il est dû à la peur explicitement mentionnée ici, entre dans la deuxième fonction: Indra perd sa force physique, bala. Enfin, prenant l'apparence (rupa) de son mari, il viole Ahalya, crime de troisième fonction (atteinte à la reproduction réglée), et perd sa propre beauté (désignée par le même terme: rupa). Dans l'épopée, il en résulte que le dieu est quasi anéanti et que le monde est en conséquence menacé par les démons, la terre se plaint de sa surcharge; les parties d'être perdues par Indra s'incarnent alors dans cinq frères, les Pandava, héros du Mahabharata. Plusieurs variantes de ces mythes existent, mais ce qui est remarquable, c'est qu'un auteur relativement tardif, organisant la tradition, lui ait donné une dimension aussi clairement trifonctionnelle: les fautes qui conduisent à la situation catastrophique du dieu et du monde forment un système hérité d'une vieille réflexion sur le guerrier.



Indra combattant Vritra.

Or, B. Sergent8 s'est penché sur le cas grec, qui a longtemps été laissé un peu à part par Dumézil. Et voici ce qu'il a lu chez le Pseudo-Apollodore au sujet de Troie: Dardanos, ancêtre lointain des Troyens, est né du viol par Zeus d'Électra, fille d'Atlas. Athéna, fille de Zeus, élevée avec une jeune fille dénommée Pallas, s'entraîne à la guerre avec elle; prenant peur pour sa fille, Zeus envoie l'égide qui détourne l'attention de Pallas et Athéna la blesse involontairement à mort; elle fabrique alors une statue de bois couverte par l'égide, le Palladion, que Zeus envoie dans le pays d'Ilios, où Ilos, fondateur de Troie, le récupère. Enfin, on lit partout que le destin de Troie se noue à l'occasion du mariage de Thétis et Pélée (voulu par Zeus9) car la Discorde y envoie une pomme d'or (l'offrant «à la plus belle», ce qui provoque le jugement de Pâris, donc l'enlèvement d'Hélène, donc la guerre de Troie); une version, maintes fois développée dans la littérature grecque, veut que la Terre épuisée obtienne de Zeus le déclenchement d'une guerre qui la soulagerait, et met le dieu à l'origine de l'envoi de la pomme. Il semble donc que les Grecs, au moment où ils mettaient au point la légende de Troie, aient réutilisé un vieux fond indo-européen, en attribuant les fautes à un dieu de la première fonction dont les ressemblances avec Indra sont cependant assez grandes: chez les Indiens, Indra a fini par prendre une telle importance qu'il est devenu le roi des dieux, alors que chez les Grecs, c'est le roi des dieux qui s'est arrogé un certain nombre d'attributs guerriers, à commencer par le foudre (il relève primitivement du dieu de deuxième fonction, Indra et Þórr par exemple). À l'origine d'une grande destruction, les Grecs ont donc constitué eux aussi un système de fautes, dans l'ordre inverse de celui des Indiens (mais ce genre d'inversion hiérarchique est courant).

Héraclès, Starkaðar et Sisupala: le rachat du guerrier, victime des dieux et du destin

La réflexion sur les guerriers humains est elle aussi très intéressante. Développons le cas d'Héraclès (bon, d'accord, il est plus qu'humain, mais les Grecs n'ont pas mis leurs dieux assez haut pour que ce soit très gênant...). Dans les exposés systématiques de la vie du héros (Diodore de Sicile et le Pseudo-Apollodore), les trois péchés du guerrier sont les tournants d'une existence par ailleurs bien remplie (l'inventivité grecque rendant d'ailleurs souvent la lecture du sens premier des mythes difficile). À sa naissance, Héraclès se trouve cantonné dans la deuxième fonction par Héra, déesse souveraine qui préside aux accouchements: Zeus ayant décrété que l'enfant qui naîtrait serait roi, Héra s'arrange pour que soit mis au monde en premier Eurysthée, et Héraclès se retrouve au service de son royal cousin, tout en recevant la protection d'Athéna. Son existence est ensuite marquée par trois fautes et trois consultations de l'oracle de Delphes. D'abord, Héraclès, victime d'une folie envoyée par Héra, tue ses enfants et en réparation, l'oracle lui ordonne d'accomplir douze travaux au profit d'Eurysthée (dans d'autres versions, l'oracle ordonne les travaux, Héraclès refuse, il est puni par cette folie meurtrière: on a la même hésitation entre crime contre les dieux et crime contre la famille qu'en Inde). Puis, Héraclès veut épouser Iole mais la famille inquiète refuse; le prétendant éconduit se venge par le vol de juments, que le frère d'Iole vient réclamer: Héraclès le précipite lâchement du haut d'une falaise et tombe malade; l'oracle lui ordonne de se vendre comme esclave10 et de verser le prix aux enfants de sa victime.



Héraclès et Omphale. Lucas Cranach l'ancien, 1537.

Enfin, après encore maints exploits et son mariage avec Déjanire, Héraclès s'empare d'Iole; sa femme légitime, jalouse, lui envoie une tunique qu'elle croit imprégnée d'un philtre d'amour; en réalité, c'est un poison violent11 qui provoque des souffrances intolérables chez le héros. Celui-ci consulte l'oracle, se fait aider d'un jeune homme pour construire son propre bûcher, monte dessus avec ses armes, est frappé par la foudre de Zeus, ce qui lui permet d'accéder à l'immortalité promise. Héraclès commet bien d'autres actions pendables, mais ce sont ces trois-là qui déterminent les étapes de sa carrière. Nous y reconnaissons bien le motif des trois péchés du guerrier et nous y voyons aussi apparaître le thème de sa rédemption, ainsi que celui de l'hostilité de certains dieux, de l'amitié d'autres.



Iphitos, Iole et Héraclès. Cratère corinthien, v. 600 av. J.-C.

Chez les Scandinaves, une geste épique de même type met en scène Starkaðar (Starcatherus chez Saxo Grammaticus, qui écrit en latin), grand héros détesté de Þórr parce qu'il descend d'un géant et protégé (par intérêt) d'Óðinn. Il commet les trois fautes (meurtre de son maître et ami pour un sacrifice humain voulu par Óðinn, fuite pendant une bataille, meurtre pour de l'argent) et décide de se faire décapiter par un jeune guerrier à qui il veut transmettre ainsi l'invulnérabilité; en dehors des trois crimes imposés par Þórr, c'est un grand général, droit et fidèle. Chez les Indiens, Sisupala, en raison d'une ascendance démoniaque, se rend coupable des diverses fautes trifonctionnelles (qui au fil du temps ont été portées au nombre de cent) et finit par être tué par Krisna; il découvre alors qu'il a en réalité toujours été attiré par le dieu et déverse son être en lui. Le guerrier est donc susceptible de connaître une forme de salut ou d'apothéose, qui varie selon les conceptions du peuple qui raconte son histoire. Ce qui apparaît clairement, c'est que ce type de personnage est d'abord la victime de forces qui le dépassent et qui le poussent à devenir criminel envers l'ensemble de la société. Ses fautes sont, soit toutes, soit seulement la dernière, la cause de sa mort et cette mort permet au héros de retrouver son statut par transmission de son essence ou par divinisation. La réflexion la plus archaïque sur la grandeur et les fatalités de l'homme de guerre est donc allée assez loin. Elle nous donne à voir la figure complexe et nuancée d'un héros qui n'est ni bon ni mauvais mais qui est conduit au mal par la force des choses. Cela ne lui ôte pas sa responsabilité, mais lui donne une dimension beaucoup plus profonde, beaucoup plus tragique, beaucoup plus humaine.

Rome: déplacements et association des fautes.

Tout un chacun sait qu'il n'y a pas de mythologie romaine. Mais il ne faut pas en conclure que les problèmes étudiés depuis l'époque indo-européenne ont été négligés par les Romains. Ils les ont simplement replacés dans la seule perspective qui présente de l'intérêt pour eux: Rome. Cela a parfois conduit à un déplacement de la faute car ce qui est bon pour l'Vrbs est bon en soi et ne peut comporter de souillure. Le phénomène est très net dans la légende de Tullus Hostilius, le roi de deuxième fonction12: il utilise les Horaces (mais seul compte le troisième, le vainqueur) pour tuer les trois Curiaces, exactement comme Indra utilise Trita (dont le nom est bien lié au chiffre trois et qui a deux frères) pour tuer le Tricéphale. Ce meurtre est indispensable au bien commun dans les deux cas (en Inde, le sort des dieux, donc de l'ordre du monde, est en jeu, à Rome, c'est celui de la Ville, ce qui est au moins aussi grave d'un point de vue romain), mais il comporte souillure: des liens familiaux et/ou religieux unissent le meurtrier et sa victime (le Tricéphale est cousin ou chapelain des dieux; les Curiaces sont cousins, futurs beaux-frères des Horaces, et Albe est la métropole de Rome). Après ce crime, le meurtrier devient spécialiste pour toujours en matière de purification du sang versé par nécessité: Trita et ses frères sont chargés d'ôter la souillure due à la mort donnée dans les sacrifices, la gens Horatia doit accomplir des rites expiatoires pour les meurtres involontaires et c'est au lieu lié à cette légende (le tigillum sororium, Poutre de la soeur) que l'État offre un sacrifice à la fin de la saison guerrière. La différence, vous l'avez sûrement vue, c'est que l'histoire officielle de Rome a supprimé la faute constituée par la mort des Curiaces (on ne cesse de nous dire que l'idée de ce combat de champions est albaine, et que les Curiaces, en se réjouissant d'avoir été choisis, ont les premiers rompu le lien sacré, et déchargé Rome et les Horaces de toute responsabilité13) et que, pour conserver la fin du mythe, elle a ajouté un vrai crime contre la famille, mais qui ne fait peser aucune ombre sur Rome: le meurtre de sa soeur par Horace.



Le serment des Horaces. Louis David 1784.

Un autre déplacement de faute se produit dans l'épisode qui suit immédiatement: la fin du dirigeant d'Albe et de la cité elle-même. Pour ce qui est du mythe indien du meurtre de Namuci-Vritra par Indra, vous venez d'en lire un rapide résumé (eh oui, faut suivre!). À Rome, de même, Albe et Rome ont conclu un pacte après le combat des Horaces et des Curiaces. Mais le chef albain, Mettius Fuffetius, adopte un comportement ambigu qui culmine dans son attitude attentiste lors de la bataille contre les Fidénates. Tullus fait appel à des divinités de troisième fonction (Quirinus, Ops, Saturne) et remporte la victoire. Il fait celui qui n'a rien remarqué de la quasi-trahison de son soi-disant allié et attire Mettius dans une assemblée où il peut le faire capturer sans risque. Il le tue alors d'une manière particulièrement horrible: il le fait écarteler (supplice symbolique d'une conduite ambivalente). Évidemment, pour les Romains, c'est Mettius qui a le premier rompu la fides et toutes les ruses pour le prendre sont bonnes, alors qu'en Inde, on reproche fortement à Indra d'avoir contourné le contrat qu'il avait passé (en Inde, on est sensible à l'immoralité de celui qui cherche la faille pour se dérober à ses obligations; à Rome, on se montre plus formaliste, et on trouve toujours le moyen de prouver qu'en réalité, c'est l'autre le fautif). On comprend que les auxiliaires d'Indra (et donc de Tullus) soient des divinités de troisième fonction qui ne se préoccupent pas de ces histoires de pacte respecté ou non. Mais à Rome, on critique la cruauté de Tullus, c'est-à-dire l'homme et non le roi qui vient d'accomplir une action si méritoire pour la Ville. De nouveau, on s'arrange pour reporter sur un particulier une faute qui aurait pu avilir l'État. Cependant, la réunion des Albains et des Romains, qui passe par la destruction de la cité-mère, n'est pas un événement joyeux, même chez Tite-Live: le sentiment de culpabilité n'a pu être complètement effacé.

Tullus Hostilius ne commet pas les trois péchés du guerrier mais finit très mal. Lui qui ne s'est pas le moins du monde préoccupé de religion au cours de son existence, se retrouve tout à coup malade et tombe alors dans les pires superstitions. Il décide de pratiquer un rituel en l'honneur de Jupiter et bien sûr, se trompe. Il est alors foudroyé par le dieu, lui et sa maison. C'est une image nette de la dégradation possible des rapports entre les première et deuxième fonctions et un exemple des calamités humaines entraînées par l'oubli de la puissance divine.

Le motif des péchés du guerrier a par contre été allié à l'unique péché du roi, l'orgueil (superbia, hybris) et nous pouvons voir de vrais méchants. Car les vilains Tarquins, père et fils, ont hérité des vieilles traditions. L'histoire officielle nous dit en effet que c'est à la suite de trois fautes en contexte guerrier, en plus d'un comportement inacceptable dans la Ville, qu'ils ont été chassés. La première est commise par Tarquin le Superbe en personne: à l'assemblée des Latins, il fait accuser par des preuves truquées un chef qui l'avait vertement tancé sur sa tendance bien étrusque à laisser trop d'indépendance aux fils par rapport à leur père; ledit chef est exécuté de façon cruelle et les autres signent sous le coup de l'émotion un traité très avantageux pour Rome. Dans l'aspect fides de la première fonction, on peut difficilement faire pire: la morale, le droit réel et le droit formel sont bafoués. La deuxième faute est accomplie par Lucius et Sextus, le père et le fils, de concert: il s'agit de la prise de Gabies; Sextus se réfugie dans cette ville en se prétendant persécuté par son père et gagne la confiance des Gabiens par ses astucieux conseils; il en profite pour éliminer les citoyens les plus puissants et livre la ville à Lucius sur un plateau. Inutile de commenter cette ruse fourbe et lâche destinée à éviter de livrer bataille. Enfin, Sextus se retrouve seul pour la troisième faute, la plus connue, puisque la plus picturale: le viol de Lucrèce; au cours du siège d'Ardée, ayant constaté la vertu de la femme de son cousin (elle file la laine alors que les femmes étrusques sont --- scandale! --- au banquet), il la convoite, elle cède à son chantage, avoue tout à son mari et se tue. Menés par Brutus, les Romains chassent alors définitivement les Tarquins. La question de la rédemption ne se pose pas ici: même si Tite-Live est obligé de reconnaître que Tarquin le Superbe a été bon chef de guerre, on est loin du héros positif mais marqué par le destin; les Tarquins sont d'affreux tyrans, et on ne doit pas éprouver de pitié pour eux.



Le Suicide de Lucrèce. Charles-Alphonse Dufresnoy 1650.

De la taquinerie au crime impardonnable.

Loki, un drôle d'Ase.

De même, il est des dieux qui finissent mal. Il va nous falloir fréquenter les frimas scandinaves pour étudier cet étrange type. Loki, donc, est une divinité des plus curieuses: aucun culte ne semble avoir été institué en son honneur, mais il a un rôle important dans nombre de récits mythologiques. Cependant, même dans la mythologie, sa place reste difficile à définir, car il est tantôt un auxiliaire précieux des grands dieux, tantôt un mauvais plaisantin qui leur joue des tours, enfin, il devient une véritable divinité du mal, et survit dans le folklore des peuples chrétiens du nord comme une sorte de démon malfaisant.

C'est lui qui provoque une malfaçon de Mjöllnir, le marteau de Þórr mais c'est lui aussi qui l'aide à récupérer cette arme dérobée par un géant. Par des actes irréfléchis, il est à l'origine de situations dangereuses pour les Ases14, qu'il répare tant bien que mal par ruse. Il est vif et malin, mais totalement imprévoyant. Il ne tient pas compte des convenances et se retrouve souvent en position ridicule (la géante Skaði ayant accepté de se calmer si on la fait rire, Loki, à l'origine de la série d'événements qui ont entraîné sa colère contre les Ases, attache par la barbe une chèvre à ses propres ... devinez quoi, l'attelage ainsi formé se montre particulièrement bruyant, et lorsqu'il se laisse tomber aux pieds de la géante, celle-ci ne peut s'empêcher de rire). Il est en général considéré par les autres dieux comme un inférieur, de moins bonne race qu'eux, et il n'a d'ailleurs pas de lien de parenté avec eux. Il est le père de la plupart des monstres les plus dangereux pour les Ases (le loup Fenrir, dont la mise hors d'état de nuire a requis la perte d'un oeil pour Óðinn, et d'une main pour Týr15; le serpent du Miðgarðr, qui entoure le monde, aussi appelé Jörmungandr, le «Grand Monstre»; la déesse du monde des morts, Hel) et il est la mère de Sleipnir, le cheval d'Óðinn (il a fait accepter aux dieux la proposition d'un géant qui veut emmener Feyja s'il construit un château en temps limité; voyant qu'ils vont perdre, les Ases ordonnent à Loki de trouver une solution; celui-ci se transforme en jument pour attirer au loin le cheval merveilleux du géant et empêcher l'achèvement de la construction dans les délais; le plan réussit, et Loki, qui n'a pas fait les choses à moitié, met au monde un poulain à huit jambes). Il ne résiste pas au plaisir de mentir, de dire des méchancetés, de se vanter. Il est extrêmement rapide, se déplace comme le vent grâce à ses bottes ailées, est capable d'apparaître là où on ne l'attend pas, a d'étranges affinités avec l'au-delà, bref, c'est un mythomane, un impulsif instable, à la sexualité plutôt ambiguë (ce qui passe assez mal chez les Germains).

Tout cela ne serait pas si grave si Loki n'en venait à commettre la faute impardonnable qui fait basculer son destin: le meurtre de Baldr, le beau et bon fils d'Óðinn. Ce dieu lumineux et juste, qui fait la joie de tous les Ases, est inquiété par des songes funestes. Pour prévenir le danger, Frigg (femme d'Óðinn et mère de Baldr) fait jurer à tous les êtres qu'ils ne feront pas de mal à son fils. Dès lors, par jeu, les Ases lancent sur Baldr toutes sortes de projectiles. Loki se transforme en femme et obtient de Frigg le renseignement que son âme maligne désirait: une jeune pousse de gui, estimée trop faible par la déesse, n'a pas eu à prêter serment. Il s'en empare et incite Höðr, autre fils d'Óðinn, aveugle d'après Snorri qui nous transmet le récit, à la lancer sur Baldr, qui est bien sûr tué. Les dieux lui font des funérailles somptueuses mais sa mère veut tâcher de le ramener à la vie. Elle obtient de Hel le retour parmi les vivants de Baldr, si tout ce qui est sur la terre verse des larmes pour lui. Loki provoque l'échec de cette tentative. Dès lors, il est traqué par les Ases qui, une fois qu'ils ont enfin réussi à le prendre (il s'était métamorphosé en saumon, mais il est piégé par sa propre invention, le filet), le punissent sévèrement: attaché à des pierres avec les boyaux d'un de ses fils, il est placé sous un serpent qui lui crache son venin dessus. Sa femme l'empêche d'être atteint en recueillant le jus dans une coupelle; lorsqu'elle la vide, Loki tressaille sous la douleur: c'est la raison des tremblements de terre.

Au moment du Ragnarök (traduit, mais c'est inexact, par «Crépuscule des dieux»), Loki, libéré de ses liens, tiendra une place de choix avec ses enfants monstrueux dans le grand combat entre les Ases et les forces mauvaises. Il y perdra la vie avec tous les représentants du mal, mais aussi avec Óðinn, Þórr et Freyr. Commencera alors un nouveau monde, paisible et harmonieux, gouverné par Baldr et Höðr réconciliés. Loki est donc totalement passé du côté obscur, et aucun salut n'est plus possible pour lui. Mais il n'a pas changé de nature: il est allé jusqu'au bout de sa logique de divinité asociale, perverse et menteuse.



Le supplice de Loki. Croix de Gosforth, Cumbria, ixième siècle.

Syrdon, le fléau des Nartes.

Partons maintenant dans un endroit vraiment exotique: le Caucase, et plus exactement l'Ossétie, que vous ne trouverez que sur les cartes de minorités nationales. Les Ossètes, qu'ils aient été convertis au christianisme ou à l'islam, sont surtout restés des Ossètes. Indo-européens, plus précisément indo-iraniens, ils sont les descendants des Scythes, Sarmates et autres Alains et Roxolans de l'Antiquité. Leur société était organisée sur le modèle de celle des anciens Germains (des guerriers qui se réunissent régulièrement pour des festins-beuveries mémorables). Leur religion s'est conservée sous la forme d'une épopée: la légende des Nartes. Les Nartes sont un peuple d'humains surpuissants qui accomplissent des exploits en tous genres. Mais au milieu d'eux, il y a Syrdon. Syrdon est qualifié de «bâtard» des Boratæ (statut parfaitement reconnu jusqu'à l'abolition du servage en 1861), quand on ne le considère pas comme fils du diable; il est pour les autres Nartes un serviteur utile mais redoutable: connaissant tous les secrets, ayant plus d'un tour dans son sac, capable d'apparaître n'importe où n'importe quand, il leur donne bien des conseils mais se complaît à leur annoncer de mauvaises nouvelles et à se moquer d'eux. De nombreux récits mettent en valeur sa ruse et son habileté, mais également une hostilité permanente entre lui et les Nartes (qui lui tuent toute sa famille). Il n'est dépassé en intelligence que par Satana, femme du chef des Nartes, qui se sert de lui sans qu'il s'en rende compte au cours de la guerre entre les Æxsærtægkatæ et les Boratæ16: les Æxsærtægkatæ ont une armée magique mais ils doivent en connaître l'effectif exact pour pouvoir s'en servir; Satana coud un pantalon à trois jambes; Syrdon lui dit qu'elle est stupide: il a vu n hommes dans l'armée (le chiffre change beaucoup d'une variante à l'autre), mais aucun n'a trois jambes... Comme Loki, il finit par se laisser emporter par sa méchanceté. Il est en effet à l'origine de la mort de Soslan (ou Sosryko), grand héros à la naissance merveilleuse et au caractère solaire prononcé: c'est lui, sous divers déguisements dont celui d'une femme, qui convainc la Roue de Balsæg (ou Barsag) de le tuer et lui indique son seul point faible, ses genoux. Tandis que, les jambes coupées, Soslan agonise, Syrdon se moque de lui et en général, on raconte que, lassé par les insolences de son ennemi qui vient le narguer sur sa tombe, Soslan finit par le tuer. Sans la dimension eschatologique des Scandinaves17, c'est bien le même de type de personnage que l'on retrouve ici, avec la même analyse de sa psychologie: supérieurement intelligent, inférieur socialement, il est tenu à l'écart par une société qui ne peut se passer de lui; en conflit larvé avec sa communauté, il ne la trahit pourtant pas au profit de ses ennemis (comme les Ases, les Nartes sont constamment opposés aux géants) mais il développe un goût pour la méchanceté en soi qui le pousse à l'irréparable: pousser au meurtre sans l'accomplir lui-même. La présentation de cette figure mythique montre à quel point la réflexion sur le mal sans conséquence qui conduit à terme au crime impardonnable est allée loin dans des époques reculées.

Nous voyons donc que tout préhistoriques qu'ils fussent, et tout barbares qu'aient pu paraître leurs descendants, les Indo-Européens ont senti et exprimé la complexité de la figure du pécheur. Car si le péché est toujours fondamentalement une transgression de la loi sans laquelle le cosmos serait un chaos, les motifs du pécheur sont eux variables et n'appellent pas la même réaction: marqué par la fatalité qui pèse sur lui par nature, le guerrier viole systématiquement tous les codes de la société, y compris celui de sa propre morale. Cela ne l'empêche pas de rester un véritable héros, et il obtient souvent le salut qu'il méritait, étant plus victime que coupable (mais il n'est jamais dédouané de sa responsabilité). Au contraire, l'esprit brillant et inconséquent, à force de se servir de sa ruse pour s'amuser aux dépens des autres (qui, il est vrai, ne le portent pas dans leur coeur), se laisse gagner par le mal et atteint le point de non-retour. Bien sûr, ces représentations n'ont pas eu le même destin chez tous les peuples de langue indo-européenne, et chacun a développé les aspects les plus pertinents pour lui, en rajeunissant les vieux thèmes et en les approfondissant ou en les abandonnant: Loki et Syrdon n'ont pas de véritable semblable car ni Prométhée, ni Héphaïstos, ni Hermès ne correspondent précisément à ce portrait bien défini accompagné d'un lourd casier judiciaire. La grande variété apparente et réelle des conceptions morales de ces peuples repose sur des idées communes originelles qui nous permettent de faire surgir plusieurs types de pécheurs. Nous en voyons le point commun: tous ont commis une faute parce qu'ils ont oublié leur condition et les règles qui la régissent, qu'ils se sont crus au-dessus de la loi. Chez les chrétiens, l'obéissance à la loi divine est motivée par l'amour dont nous nous savons aimés par Dieu et que nous nous efforçons ainsi de lui rendre. Il n'est pas question de sentiments dans les religions archaïques: dura lex sed lex et puis c'est tout, ou il vous en cuira. En ce sens, il est beaucoup plus satisfaisant mais beaucoup plus exigeant d'être chrétien!

M.-A. D. R.

Previous Contents Next