Fidélité et voeux monastiques

Frère Thimothy Radcliffe o.p.


Dominicain, frère Thimothy Radcliffe est maître de l'Ordre de 1992 à 2001 et écrit en 1999 une lettre aux nouveaux arrivants : en voici un extrait.

Frère Thimothy Radcliffe


Il y a une qualité difficile à définir, la fidélité. Au coeur de notre prédication se trouve la fidélité de Dieu. Dieu nous a donné sa parole, et sa Parole est le Verbe fait chair. C'est une parole que nous pouvons croire, et qui fait de l'histoire de l'humanité une histoire qui va quelque part, au lieu d'une simple succession d'événements aléatoires. C'est la parole solide et puissante de celui qui a dit << Je suis qui je suis >>. C'est une fidélité que nous devons tenter d'incarner dans notre vie. Le couple marié est un sacrement de la fidélité de Dieu, irrévocablement uni à nous dans le Christ. Cela fait aussi partie de notre prédication de l'Évangile que d'être fidèles les uns aux autres.

Qu'est-ce que cela signifie ? En premier lieu, c'est la fidélité à l'engagement que nous avons pris vis-à-vis de l'Ordre. Dieu nous a donné sa Parole, le Verbe fait chair, quoique cela conduisît à une mort insensée. Nous avons donné à Dieu notre parole, quoique notre promesse puisse sembler exiger de nous plus que ce que nous croyons possible. Je me souviens, lorsque j'étais provincial, avoir parlé avec un frère âgé venu me dire qu'il était en train de mourir d'un cancer. C'était un homme charmant et bon, qui avait traversé des moments difficiles et incertains dans sa vie dominicaine. Il me dit : << Apparemment, je vais réaliser mon ambition de mourir dans l'Ordre >>. Cette ambition peut sembler maigre, mais elle est essentielle. Il avait offert sa parole et sa vie. Il se réjouissait de n'avoir pas, malgré tout, repris son don.

En second lieu, cela signifie que notre mission commune a priorité sur mon programme personnel. J'ai mes talents, mes préférences et mes rêves, mais j'ai fait don de moi à notre commune prédication de la Bonne Nouvelle. Cette mission commune peut requérir l'acceptation momentanée de charges non désirées, comme d'être syndic, Maître des novices, ou des étudiants, ou de l'Ordre, pour le bien commun. On peut trouver qu'un bus ressemble à une salle commune. Il est plein de gens assis tous ensemble, qui parlent ou lisent, partageant un espace commun. Mais quand le trajet du bus quitte la direction de mon propre voyage, je descends et continue ma route. Vais-je considérer l'Ordre davantage comme un bus, sur lequel je ne reste que tant qu'il me porte dans la direction où je veux aller ?

La fidélité implique également que je prenne position en faveur de mes frères, car leur réputation est la mienne. Dans nos Constitutions Primitives, et jusqu'à une période récente, l'un des devoirs du Maître des novices était d'enseigner à ces derniers à << soupçonner le bien >>. L'on doit toujours donner la meilleure interprétation possible de ce que les frères ont fait ou dit. Si un frère rentre régulièrement tard la nuit, eh bien, plutôt que d'imaginer quels terribles péchés il peut avoir commis, on supposera, par exemple, qu'il est allé visiter des malades. Savonarole1 écrit à ce novice prompt à critiquer : << Si tu vois une chose qui te déplaît, pense qu'elle a été faite dans une bonne intention : nombreux sont les hommes intérieurement meilleurs qu'il ne paraît >>. C'est bien plus qu'un optimisme naïf. Cela participe de cet amour qui voit le monde avec les yeux de Dieu : qui le voit bon. Sainte Catherine de Sienne écrivit un jour à Raymond de Capoue2, le confirmant dans sa confiance en l'amour qu'elle lui portait, et lorsque nous aimons quelqu'un, nous donnons la meilleure interprétation de ce qu'il fait, confiants qu'il recherche toujours notre bien : << Au-delà de l'amour général, il y a un amour particulier qui s'exprime dans la foi. Et il s'exprime de telle manière qu'il ne saurait croire ni imaginer que l'autre pût désirer autre chose que notre bien >>.

Si l'on condamne mon frère comme mauvais ou pas très orthodoxe, la fidélité implique que je fasse tout ce qui sera en mon pouvoir pour le soutenir et donner la meilleure interprétation possible de ses idées ou de ses actes. C'est à cause de cette fidélité mutuelle que le prologue des Constitutions de 1228 fixait pour règle, à observer << de manière inviolable et immuable, à perpétuité >>, que l'on ne fît jamais appel hors de l'Ordre contre les décisions prises par l'Ordre. Il devrait être, par conséquent, pratiquement inimaginable qu'un frère accuse un de ses frères ou s'en dissocie publiquement.

Cette fidélité implique non seulement que je défende mon frère, mais que je l'affronte. S'il est mon frère, je dois m'intéresser à ce qu'il pense, et oser n'être pas d'accord. Je ne peux laisser ce soin aux seuls supérieurs, comme si ce n'était pas mon problème. Mais je dois parler en face, et non dans son dos. On tremble parfois, redoutant hostilité et rejet. Mais d'après mon expérience, en précisant bien que l'on parle par l'amour de la vérité et par amour de notre frère, cette démarche conduit toujours à une amitié et à une compréhension plus profondes.

Voici donc quelques uns des éléments de la formation d'un frère : se parler et s'écouter les uns les autres ; apprendre à être fort et faible ; gagner en fidélité réciproque. Tout ceci fait partie du plus fondamental : apprendre à aimer les frères. Avec la fermeté qui caractérise souvent notre relation à l'autre, nous pourrions, dominicains, hésiter à utiliser ce langage. Il sonne peut-être sirupeux et sentimental. C'est pourtant la base première de notre fraternité. C'est ce qu'exige de nous celui qui nous appelle : << Voici quel est mon commandement : aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés >>3. C'est le commandement fondamental de notre foi. Y obéir fait de nous des chrétiens et des frères. Saint Dominique disait qu'il avait appris << davantage dans le livre de la Charité que dans les livres des hommes >>. Cela implique qu'en fin de compte, nous considérions l'autre comme un don de Dieu. Mon frère ou ma soeur peuvent bien m'agacer, je peux bien être totalement opposé à leurs opinions, mais j'apprends à goûter leur compagnie, et je vois leur valeur.

T.R. o.p.
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