Le sonnet du Vecchierello, fidélité de l'homme, fidélité de Dieu

François Gérardin


Il est assurément commode de distinguer la fidélité que l'on voue à l'homme de celle que l'on voue à Dieu : la première entre dans les rapports sociaux et contribue au bon règlement des affaires humaines, elle n'est effective qu'en vertu de sa manifestation et se présente avant tout dans la sphère de l'extériorité ; la seconde est la réponse à l'appel que Dieu adresse à l'homme et ne manifeste tout son éclat que dans le for intérieur du croyant. Cette conception très dualiste donne sans doute une image elle-même fidèle de la fidélité communément vécue et représentée  : fidélité de l'homme qui nous permet de vivre sur terre et prend pratiquement la forme de la fiabilité de ce avec quoi l'on a affaire quotidiennement ; fidélité de Dieu qui nous tire vers le ciel et tend à devenir filiation puisque le fidèle du Seigneur se reconnaît par là même fils de Dieu. Pour donner plus de chair et de clarté à la compréhension d'une telle opposition ; qu'il soit permis de faire appel à un sonnet de Pétrarque, le seizième de son Canzionere, daté des années 1330 :
Pétrarque
« Quitte l'ancien, hâve et chenu,
Le doux lieu où il a son âge accompli,
Et sa famille bouleversée,
Qui un père chéri voit disparaître ;

De là, traînant encore son flanc vieilli
Tout au long des ultimes journées de sa vie,
Du mieux qu'il peut s'aide de bon vouloir,
Ereinté par les ans et de route las ;

Et à Rome s'en va suivant son désir
Pour contempler l'image de Celui
Qu'il espère revoir tout là-haut dans les cieux.

De même, las, parfois m'en vais cherchant,
Dame, en autrui, autant qu'il est possible,
De vous la forme vraie conforme à mon désir. »
1
De toute évidence, deux trajets spirituels se rencontrent, le pèlerinage de l'ancien (il « vecchierello ») et les efforts du poète pour s'arracher au tumulte de la vie active et retrouver l'image de Laure, sa bien-aimée. Les deux figures présentes, le vieillard et le « je » du poète, incarnent respectivement la fidélité du croyant et la fidélité du profane puisque celui-là recherche l' « image » du Sauveur en se rendant à Rome pour y contempler la vera icona, trace laissée sur le linge tendu au Christ par Véronique, et que celui-ci dans les visages des autres femmes dont les attraits le sollicitent veut voir inlassablement les traits de Laure à qui il veut rester fidèle.

fidélité à Laure
...et/ou au Christ!


Or cette rencontre, que matérialise la comparaison introduite dans le troisième tercet, produit un effet à la fois d'émotion et de trouble : certes, elle rapproche du même foyer la piété du vieil homme et l'ardeur du poète, elle va au plus profond du coeur de l'homme qui, à tout âge, est attiré par le rayonnement d'une beauté et d'un amour vraiment supérieurs. Dans le même temps, elle rabat l'oeuvre de pénitence et la recherche du visage du Christ sur les sentiments égoïstes et le « fou désir » que trahissent d'autres sonnets du même poète. Bref, l'un est plutôt fidèle selon l'esprit, il fait acte de piété et de religion, l'autre est plutôt fidèle selon la chair, car il est porté par le désir obsessionnel de retrouver partout « en autrui » admettant naturellement un sens large, tout ce qui entoure le poète, et un sens restreint, les autres femmes susceptibles de le charmer — l'objet de sa passion. Les deux inspirations sont radicalement opposées et, bien loin de se rencontrer voire de s'opposer, ce qui impliquerait encore une forme de complémentarité entre les deux, se combattent et s'excluent sous le regard éternel de Dieu.

De fait, le sonnet propose de rendre équivoques les deux termes de la distinction initialement posée : sans se réduire à un monisme de la fidélité qui enfermerait celle-ci tout entière en Dieu ou en l'homme droit et intègre, elle fait participer les deux fidélités l'une de l'autre, elle établit une certaine analogie de la fidélité, en ce sens que ce que fait le vieillard et ce que vit le poète ne sont pas sans rapport. Cette analogie ou ressemblance, pour ne pas être purement fictive et poétique, ou ne répondre qu'à l'expérience propre de Pétrarque, doit avoir un fondement théologique : comment dire, en vérité, que la fidélité, étant foncièrement une, a des formes et des ressorts multiples, appelant tantôt la louange, tantôt le blâme ? Est-il seulement possible de subsumer sous un même concept englobant ce qui se présente dans les vicissitudes du temps sous le nom de fidélité ? Est-il même admissible que le comportement fidèle de l'incroyant envers son prochain participe de la fidélité qui se nourrit de Dieu et rapproche de Lui ?
un sage vieillard
un romantique poète


Il est d'abord légitime de protester là-contre et de dissocier la fidélité qui me lie à l'homme de celle qui me lie à Dieu, essentiellement pour deux raisons. Premièrement, pour parler avec toute la rigueur théologique, Dieu est d'une perfection infiniment égale en toutes ses qualités ; sa fidélité est de ce fait incommensurable à la fidélité par laquelle je lui réponds, et la distance qui sépare l'immortel du mortel instaure nécessairement un obstacle ontologique à la rencontre du fidèle profane et du fidèle pèlerin. Secondement, la fidélité qui me lie à Dieu est une fidélité qui m'entraîne sur un chemin de sanctification et de salut. Être fidèle à Dieu signifie recevoir le corps et communier au sang de Son fils envoyé parmi les hommes, puis demeurer en lui par la prière et le pardon. Voilà qui diffère du tout au tout de la constance que nous pouvons parfois manifester dans le désordre de nos vies. Que la constance de l'incroyant n'ait pas pour but le salut constitue un obstacle redoutable à l'identification des deux fidélités.

S'il est certain que cette interprétation semble suivre une ligne dure mais juste, d'une sorte de rigorisme très intègre et qui conduit droit vers Dieu, il est tout aussi légitime, pour répondre aux arguments avancés ci-dessus, de rendre d'abord justice à la doctrine qui sous-tend le rapprochement effectué par Pétrarque puis de se rapporter aux préceptes légués par le Christ dans l'attente de Son retour.

S'agissant de la distance séparant l'homme de Dieu, Pétrarque fait appel, lorsqu'il emploie les termes d' « image » ou de « forme vraie », à un certain néoplatonisme qui place derrière la bien-aimée l'idée de la Beauté irradiant tous les êtres. La fidélité du poète, recherchant un visage dans la multiplicité des belles personnes qui se présentent à lui, consiste à considérer la part idéale et non évanescente de l'éclat qu'il perçoit. A l'instar de l'ancien, le poète est en une sorte d'adoration devant celle dont il est épris.

S'agissant maintenant du salut que seule la fidélité vouée à Dieu peut procurer, un passage de l'évangile selon saint Matthieu (26, 36-46) donne une réponse riche et complexe : être fidèle à Dieu, c'est avant tout suivre les enseignements de Son fils, le Christ ; Dieu lui-même prend pour ainsi dire les devants et nous offre de lui être fidèle par l'intermédiaire de Son fils en faisant preuve de sollicitude envers nos frères. A Gethsémani, après avoir à trois reprises prié pour l'accomplissement du dessein de rédemption du Père, Jésus redescend et tance les apôtres endormis car ils semblent avoir oublié l'urgence de se laisser guider par l'Esprit sans se laisser corrompre par les tentations charnelles et l'égoïsme du coeur. Les apôtres attestent, si besoin était, la faiblesse humaine et la réticence des hommes à accepter la volonté de Dieu et cela nous rappelle combien une fidélité rien qu'humaine est difficile voire impossible.

Mais dans ce moment d'attente, qui est comme celui de toute l'humanité en l'attente du dernier jour, le Christ demande en retour une attitude de « veille ». Or c'est dans cette veille, parfois distraite, parfois attentive, que notre fidélité pour les hommes et pour Dieu se manifeste : le règne des cieux n'est pas encore là, mais tous les signes de fidélité que nous portons aux autres sont, dans la mesure où ils ont obéissance au commandement du Christ, élevés à la mesure de la fidélité que Dieu nous témoigne et nous donne la grâce de lui témoigner en retour. C'est peut-être le sens d'une amitié fidèle ou d'un amour fidèle que de constituer l'annonce de la communion des saints et du peuple des rachetés avec la personne du Christ.

Veillez et priez


L'on peut donc dire que la fidélité envers le prochain, dans les relations d'amitié ou dans la fidélité conjugale, est complémentaire de la fidélité envers Dieu qui nous maintient dans la Tradition de l'Église et la fréquentation de ses sacrements, mieux elle permet de l'authentifier et de lui donner son plein épanouissement, afin que nous soyons de fidèles serviteurs de sa Parole.

F.G.


Index du numéro.