Je n'évacue pas la grâce de Dieu :
car si c'est par la loi que vient la justice,
alors le Christ est mort pour rien.
(Saint Paul aux Galates II, 21.)
Augustin d'Hippone a reçu le titre de «docteur de la grâce» pour avoir reconnu, proclamé et défendu jusqu'à son dernier souffle la grâce de Dieu dont il vivait depuis sa conversion - et avant même, puisque le récit réflexif des Confessions lui a permis d'éclairer les prévenances dont le Créateur et Sauveur l'avait entouré depuis sa naissance, sans l'abandonner sur ses sentiers de pécheur, le guidant au contraire vers les eaux de la vie : quand l'évêque d'Hippone meurt en 430, il est en pleine rédaction de sa seconde grande réponse à Julien d'Éclane, alors figure intellectuelle dominante du pélagianisme ; cette doctrine insiste sur le rôle de la liberté humaine dans la lutte contre le péché et dans le perfectionnement spirituel, minimisant ainsi la part de la grâce divine dans la sanctification de l'homme. Pourquoi Augustin, l'«évêque philosophe», a-t-il combattu avec tant de vigueur, dix-huit années durant, les enseignements humanistes du moine Pélage, développant une doctrine de la grâce radicale au risque de voir sa pensée figée dans des formulations pessimistes ? On a parfois tendance à considérer saint Augustin comme le «docteur du péché originel» ou le «docteur de la concupiscence», deux notions précisées lors du débat avec les pélagiens, mais l'Église lui a donné un titre plus engageant, «docteur de la grâce» : la communauté des chrétiens reconnaît ainsi que des développements doctrinaux d'apparence bien austère ne doivent pas être envisagés pour eux-mêmes, avec la complaisance du désespoir, mais sont motivés par le refus de diminuer la grâce qui nous est faite dans le Christ Jésus, subordonnés à l'annonce de cette Bonne Nouvelle.
Saint Augustin a perçu en effet que la question de la grâce est au
centre de la foi chrétienne, «dans la règle même de la foi qui nous
constitue chrétiens»1. L'Évangile du Christ, sa bonne
nouvelle, c'est précisément la grâce du salut que Dieu offre à
l'humanité - gratuitement, car «la grâce de Dieu ne sera grâce
d'aucune façon si elle n'est gratuite de toute façon», comme l'écrit
Augustin en conclusion du traité La grâce du Christ et le péché
originel. Essayons de comprendre comment l'évêque d'Hippone est
parvenu à cette conception de la grâce, quelle est sa largeur, sa
longueur, sa hauteur et sa profondeur2, sans éluder les
difficultés réelles qui lui furent opposées dans la querelle
pélagienne. Nous parviendrons peut-être ainsi à discerner la cohérence
d'une pensée qui trouve son ultime prolongement dans l'idée de
prédestination, scandaleuse sous la forme que lui ont donnée les
raidissements polémiques, lumineuse dans l'intuition du projet d'amour
éternel de Dieu3.
Vouloir le bien est à ma portée, mais pas l'accomplir.
En effet, je ne fais pas le bien que je veux,
mais le mal que je ne veux pas, je le commets. [...]
Je me complais en effet dans la loi de Dieu selon l'homme intérieur,
mais je vois dans mes membres une autre loi
qui mène bataille contre la loi de ma raison
et me rend captif sous la loi du péché, qui est dans mes membres.
Malheureux homme que je suis !
Qui me délivrera d'un corps marqué par cette mort ?
- La grâce de Dieu par Jésus-Christ notre Seigneur !8
Saint Paul aux Romains VII, 15-16, 22-25
La grâce de Dieu, telle est la rencontre qu'a faite Augustin dans son jardin de Milan, au moment où la lecture d'un passage de saint Paul9 répand «dans son coeur une espèce de lumière rassurante, y dissipant toutes les ténèbres de l'incertitude»10. Il ne pourra oublier ce moment de conversion du coeur, pour employer un terme bien à lui, où sa volonté divisée et déficiente a reçu l'aide divine pour accomplir le bien et renoncer à toute impureté11. Il a éprouvé en lui cette action, et sa réflexion sur la grâce s'approfondira toujours plus à partir de cette expérience ; en 393-394, dans les 83 questions diverses, Augustin s'interroge sur le libre arbitre de Jacob et d'Ésaü12, élu et réprouvé dès le ventre de leur mère : il conclut que la prescience divine sait déjà quel sera le libre choix de chacun des frères vis-à-vis de Dieu, et insiste sur le fait que l'appel, la vocatio de Dieu à Le suivre précède toujours notre réponse : première grâce, celle de l'appel qui nous devance toujours. À l'époque où il rédige les Confessions, bien avant la crise pélagienne donc, dans une réponse À Simplicien sur le même problème du libre arbitre, l'évêque ajoute que la réponse même donnée par l'homme à l'appel de Dieu est un don de la grâce :
«Quand nous attire ce qui doit nous porter vers Dieu, c'est par sa
grâce que cela nous est inspiré et accordé ; ce n'est obtenu ni par
notre volonté, ni par notre activité, ni par nos mérites.» (À
Simplicien, question II, 21.)
Par cette deuxième grâce, nous sommes aussi redevables à Dieu de notre foi :
«Si quelqu'un se vante d'avoir mérité miséricorde en croyant, qu'il sache que celui qui lui a donné de croire est celui qui fait miséricorde en inspirant la foi, et qu'il a eu pitié de lui en lui faisant entendre son appel tandis qu'il était encore infidèle.» (À Simplicien, question II, 9.)
Cette réponse À Simplicien nous montre que, dans l'esprit d'Augustin, les deux grâces n'en font qu'une dans la miséricorde du Seigneur. L'évêque puise cette assurance dans les paroles du Christ rapportées par saint Jean : «Personne ne peut venir à moi si le Père qui m'a envoyé ne l'a attiré.» (VI, 44). Telle est selon saint Augustin la profondeur de la grâce de Dieu : Il se propose à nous dans le Christ et nous attire à Lui dans le Christ. La volonté même du croyant est un effet de la grâce, selon un Proverbe que l'évêque d'Hippone aime à reprendre d'après la traduction grecque des Septante : «Praeparatur uoluntas a Domino» (Proverbes, VIII, 3), «Le Seigneur prépare (ou apprête d'avance) la volonté». De même, la réalisation de nos oeuvres de justice est entre les mains de Dieu : «Dieu, en effet, est celui qui réalise en nous et la volonté et sa réalisation en vue de sa bienveillance.» (Saint Paul aux Philippiens II, 13.) Cette phrase de Paul, qu'Augustin affectionne particulièrement, souligne que la grâce de Dieu qui agit en nous pour que nous voulions le bien, et que nous puissions agir effectivement, est subordonnée au projet de Sa bienveillance : c'est pour nous donner encore plus que Dieu nous fait ce don, c'est pour pouvoir récompenser notre foi et les oeuvres subséquentes par la vie éternelle, par la vision bienheureuse dans laquelle Il s'offrira à nous et nous remplira de Lui13. Ainsi les «mérites» du chrétien, imputés à sa foi ou aux oeuvres nées de sa foi, sont une grâce de plus d'un Dieu qui couronne toute grâce par la grâce la plus éminente, se donner à nous de telle sorte que nous ne faisions plus qu'un avec Lui :
«Si donc tes mérites sont des dons de Dieu, Dieu ne couronne pas tes mérites comme tes mérites propres, mais comme ses propres dons.»14 (La grâce et le libre arbitre, conclusion du § 15.)
La source de cette grâce éminente, notre union avec Dieu, se trouve
dans l'Incarnation de notre Seigneur Jésus-Christ, l'union parfaite,
en une personne, de la nature humaine et de la nature divine ; on
comprend qu'une conception aussi radicale de la grâce, où le salut est
reçu de Dieu du début à la fin, sans aucune contribution humaine, ait
rencontré des adversaires ; on comprend aussi que minimiser la grâce
revient à retirer au Christ sa place centrale dans le salut et la foi
des chrétiens.
De telles positions impliquent l'inutilité de l'incarnation, de la
mort du Christ sur la croix et de sa résurrection : pourquoi Dieu
prendrait-il la peine de s'incarner, d'affronter et de vaincre les
tentations des hommes, s'ils peuvent éviter d'eux-mêmes le péché ? Si
l'humanité peut parvenir seule au ciel, le Fils a-t-il besoin de
l'assumer pour la glorifier dans sa résurrection ? Quel sens peut
avoir le sacrifice du Christ, puisqu'il ne change rien à la condition
humaine ? La doctrine de Pélage vide la foi chrétienne de toute
substance en niant le rôle central du Christ, source de toute grâce,
dans le salut des hommes. Contester que nous ayons besoin de la grâce
pour chacun de nos actes revient au fond, selon Augustin, à affirmer
que nous n'avons pas besoin du Christ pour être bons et saints, et
même que nous pouvons devenir christs par nos propres efforts :
pourquoi Dieu s'unirait-il à la seule humanité de Jésus, pourquoi y
aurait-il un unique Médiateur, si on conçoit l'union à Dieu comme la
récompense d'un mérite personnel ? La personne de Jésus-Christ est
dépouillée de son caractère unique et nécessaire15. Voilà
pourquoi Augustin s'est opposé avec une telle constance à ceux qu'il
appelait «les ennemis de la grâce», qui rendaient vaine la passion du
Christ. Il leur reproche leur erreur comme une superba impietas,
une «orgueilleuse impiété»16, car en exaltant la liberté et
la volonté humaine ils se glorifient eux mêmes sans reconnaître ce
qu'ils doivent à Dieu ; l'auteur des Confessions aime à répéter à
ce propos cette parole de saint Paul : «Celui qui se glorifie, qu'il
se glorifie dans le Seigneur.» (I Cor I, 31).
L'orgueil pélagien expose en outre les fidèles à des exigences
démesurées, en les abandonnant à leurs seules forces ; de fait, sous
une apparente générosité pour la nature humaine, les Pélagiens cachent
une rigueur morale proportionnée à leur sens des responsabilités :
s'il est possible de ne pas pécher, aucun péché n'est excusable, et si
l'homme doit parvenir de lui-même à la sainteté, aucune ascèse ne sera
trop rigoureuse pour atteindre ce but ! Ces ambitions magnifiques
requièrent une austérité extrême ; l'élitisme, le découragement,
souvent considérés comme des écueils propres à une doctrine trop
soucieuse de préserver la primauté de la grâce comme celle d'Augustin,
menacent aussi les pélagiens, alors que tous les espoirs leurs sont
ouverts en théorie. Comme le remarque André MANDOUZE17,
Pélage reproche à Augustin une doctrine de la grâce inhumaine, mais
propose à ses disciples une morale surhumaine.
Constatant avec réalisme ce dont nous sommes capables, nous avons une
nouvelle raison de nous réjouir et de rendre grâce en voyant que Dieu
nous ouvre ses trésors pour nous offrir quelque chose de Lui-même :
par sa grâce, il «nous fait justes non par notre justice, mais par la
sienne, si bien que notre justice véritable est celle qui nous vient
de lui.»18
Le libre arbitre est une question qui lui tient d'ailleurs
particulièrement à coeur, puisqu'il lui a consacré l'un de ses premiers
traités, en 388-391. Saint Augustin voit alors dans le libre arbitre
un bien inaliénable de l'homme, le choix d'une volonté libre de toute
contrainte extérieure (Cf. Le libre arbitre III, 8). Cette
définition ne changera pas substantiellement, puisque par la suite
l'évêque d'Hippone présentera l'action de la grâce comme intérieure à
la volonté : la grâce n'est pas un viol, elle opère miris modis,
d'étonnante manière, par des chemins connus de Celui qui est «plus
intérieur à nous que nous mêmes» (la formule se trouve dans les
Confessions). L'homme n'a pas été privé du libre arbitre après la
chute, mais il ne sait plus s'en servir que pour décider le mal : il a
besoin du secours de la grâce pour vouloir et accomplir le bien ;
c'est l'une des conclusions adressées À Simplicien dans un ouvrage
que nous avons déjà rencontré au cours de notre périple augustinien ;
peu avant sa mort, l'évêque d'Hippone, analysant rétrospectivement sa
démarche, conclut ainsi : «Dans la solution de cette question, je me
suis donné beaucoup de mal en faveur du libre arbitre de la volonté
humaine, mais la grâce de Dieu a vaincu.» (Révisions II, i, 1.)
C'est dire qu'il ne lui a pas été facile de réduire à ce point le
libre arbitre, de le représenter à ce point infirme et en besoin de la
grâce ! De fait, l'homme a gardé le pouvoir de prendre des décisions
sans contrainte extérieure, mais sans la grâce le péché est une
véritable contrainte intérieure : l'homme pécheur a perdu sa liberté
dans l'esclavage du péché. Augustin, dès le traité du Libre
arbitre, distingue soigneusement «liberté» et «libre arbitre», la
liberté étant «le fait des hommes heureux qui s'attachent à la loi
éternelle.» (I, 32) Est libre celui qui peut faire le bien et goûter
la vérité. La conclusion s'impose : pas de liberté sans la grâce. La
liberté pleine et entière nous sera donnée dans la béatitude éternelle ; en attendant, nous sommes libérés petit à petit par le patient
travail de la grâce. Et notre libre arbitre a son rôle à jouer dans
cette libération, comme réceptacle agi par la grâce :
«Que personne n'accuse donc Dieu dans son coeur, mais qu'il s'impute à
soi-même son péché quand il pèche ; et à l'inverse, quand il agit
selon Dieu, qu'il n'en dépossède pas sa volonté propre. C'est en effet
lorsque la volonté dirige l'action qu'on doit dire que l'oeuvre est
bonne et qu'alors on doit espérer, de cette oeuvre bonne, récompense de
celui dont il est dit qu'il rendra à chacun selon ses
oeuvres21.» (La grâce et le libre arbitre, § 4)
Cette déclaration qui laisse sa part à la volonté humaine est destinée
aux moines d'Hadrumète en 426, au plus fort de la controverse avec
Julien d'Éclane. On voit que les formulations de l'évêque d'Hippone
peuvent varier pour respecter le jeu mystérieux de la grâce
inclinant le libre arbitre : ce texte peut être lu, sans
contradiction, en parallèle avec des formules telles que «tout ce que
je fais de mal vient de moi, tout ce que je fais de bien vient de
Dieu» ; la volonté est le point d'application de la grâce dans
l'homme22. En revanche, notre responsabilité n'est pas
diminuée devant Dieu quand nous décidons de faire le mal. Mais
Augustin ne se demande pas si l'on peut refuser la grâce : le contexte
de la lutte anti-pélagienne l'entraîne à dépeindre cette grâce comme
«indéclinable et insurmontable» (La réprimande et la grâce, 35),
sans qu'on sache bien si cela qualifie la force invincible qui vient
en aide à la volonté dans la lutte contre le péché ou la victoire que
la grâce remporterait sur la volonté elle-même... La porte est ouverte
à la doctrine de la prédestination : si Dieu peut sauver des hommes
envers et contre tout, il laisserait donc arbitrairement d'autres se
perdre, sans leur porter secours ?
Voilà une doctrine bien décourageante, puisque certains sont sauvés et
d'autres laissés à l'enfer de leur péché sans que Dieu ait à s'en
justifier devant nous... Devant la pression pélagienne, saint Augustin
hésite en effet à lâcher du lest et ne veut pas concéder que la grâce
de la persévérance finale sera accordée à tous. Cependant il exhorte
les fidèles à l'espérance, car seul Dieu connaît d'avance le sort
définitif de chacun :
«Cette persévérance dans l'obéissance, vous devez l'espérer elle aussi
du Père des lumières de qui descend tout beau présent et tout don
parfait23, et la demander chaque jour dans vos prières, et
en faisant cela avoir confiance que vous n'êtes pas étrangers aux
prédestinés dont Dieu forme son peuple ; car que vous fassiez cela est
déjà un de ses dons.» (La prédestination des saints et le don de la
persévérance II, 62.)
Ainsi la prière pour demander la grâce est déjà une grâce, et toute
grâce reconnue, un indice de la bienveillance de Dieu, toujours
infiniment libre de sauver ou de laisser se perdre, mais toujours
infiniment aimant et tout-puissant dans son amour. La doctrine
effrayante de la prédestination peut signifier la réelle liberté de
Dieu qui ne dépend pas de nous et pourrait très bien nous laisser
dévorer par notre mal, et la grâce, d'autant plus insigne qu'elle ne
nous est pas due, par laquelle il nous relève dans le Fils
incarné. Car saint Augustin a entendu la parole du Christ en saint
Jean : «Sans moi, vous ne pouvez rien faire.» (Jean XV, 5) ; il
Le reconnaît donc comme modèle, c'est-à-dire prémices et source,
de toute grâce pour les hommes, en citant aux pélagiens ce passage de
l'épître de saint Paul aux Éphésiens :
À chacun de nous a été donnée la grâce, à la mesure de la donation
du Christ. C'est pourquoi l'Écriture dit : «Montant dans la hauteur,
il a fait captive la captivité24, il a donné des dons aux
hommes.» (Éphésiens IV, 7-8)
Au début de la réflexion d'Augustin sur la prédestination, nous
l'avons vu, se trouve la prescience divine, qui sait dès la conception
d'un enfant quel sera son choix vis-à-vis de Dieu, et lui donne au
cours de sa vie l'occasion d'exercer cette liberté ; pendant longtemps
d'ailleurs l'évêque d'Hippone écrira «prescience et prédestination»,
sans séparer les deux termes, comme s'il s'agissait de deux
expressions complémentaires d'un même mystère. Il a trouvé les deux
mots associés dans l'Épître aux Romains (VIII, 29-30) :
Car ceux qu'il a connus d'avance [praescivit, de prescience],
il les a aussi prédestinés à se conformer à l'image de son fils,
pour que celui-ci soit le premier-né dans une multitude de frères ;
ceux qu'il a prédestinés, il les a aussi appelés,
et ceux qu'il a appelés, il les a aussi justifiés ;
ceux qu'il a justifiés, il les a aussi glorifiés.
L'adoption divine est ici présentée comme une cascade de grâces
s'appelant l'une l'autre ; notons que la prescience précède la
prédestination25, et que cette dernière est nettement
positive dans le contexte : elle est prédestination à être transformés
à l'image du Fils unique pour être adoptés en Lui, prédestination à la
gloire. Il n'est pas question de prédestination à la mort ou à la
damnation éternelle. Le mot apparaît dans un contexte tout aussi
positif, et assez semblable, dans l'Épître aux Éphésiens (I, 4-5) :
Il nous a choisis dans le Christ avant la création du monde
pour que nous soyons saints et irréprochables face à lui dans l'amour,
nous prédestinant pour l'adoption par Jésus-Christ, pour lui,
selon la bienveillance de sa volonté.
Maintenant que nous avons sommairement examiné les textes des Écritures où apparaît la notion de prédestination, cherchons à tirer la quintessence de ce que saint Augustin veut nous dire de cette grâce. Elle repose sur la prédestination à la gloire du Verbe incarné : dans l'Homélie sur Jean CV, le prédicateur commente les paroles du Christ : «Et maintenant, Père, glorifie-moi auprès de toi de cette gloire que j'avais auprès de toi avant que le monde fût.» (Jean XVII, 5) Or l'évêque d'Hippone n'interprète pas ces mots comme un retour du Verbe auprès du Père, dans une situation qu'il aurait connue avant l'incarnation : le Verbe divin ne s'est pas exilé du Père en venant dans le monde, il est toujours resté uni à Lui, auprès de Lui, tout en habitant homme parmi les hommes. La gloire qu'il avait auprès du Père avant que le monde fût, «entendons : la prédestination de la gloire de la nature humaine qui est en lui»26. De toute éternité, avant la création du monde, le projet de la glorification de l'homme par l'incarnation et la résurrection du Verbe a été formé par Dieu ; l'humanité sainte et glorifiée du Christ lui appartient dans l'antériorité radicale, dans le principe, avant de prendre chair dans le temps et l'histoire. Augustin, citant les versets où saint Paul parle de notre prédestination, ajoute que notre propre humanité est incluse dans cette humanité sanctifiée du Christ : avant tous les siècles, Dieu nous a élus et inclus dans cette humanité sainte du Christ pour faire de nous ses fils. Ainsi le Christ peut être réellement le seul médiateur entre Dieu et les hommes, éternellement Celui en qui se réalise le plan d'amour de Dieu pour l'humanité. En assumant la condition humaine, le Christ nous a tous assumés et incorporés en lui, afin que nous partagions sa glorification. L'unité de la Tête, le Christ, et du Corps, l'Église, prévue par Dieu de toute éternité, fonde la dimension ecclésiale de la prédestination : Dieu n'agrège pas au Christ des pièces rapportées qu'il choisit individuellement, il choisit de tout temps de relever et de sanctifier l'humanité dans le Christ :
«De même qu'il est seul à avoir été prédestiné pour être notre tête, de même nous sommes une multitude a avoir été prédestinés pour être ses membres.»27
Cette phrase tirée de La prédestination des saints fait justice de la conception janséniste selon laquelle les élus seraient un tout petit nombre ; le Christ a versé son sang pour une multitude que l'homme serait bien en peine de dénombrer, mais qui tient tout entière dans la main de Dieu :
«Il compte le nombre des étoiles, il donne à chacune un nom.»
(Psaume CXLVII, 4)
Article paru dans Sénevé
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