L'ange du Seigneur lui apparut et lui dit:
- Le Seigneur est avec toi, vaillant guerrier ! [...]
Va avec cette force que tu as et sauve Israël de Madiân. Oui, c'est
moi qui t'envoie !
- Pardon, mon Seigneur, comment sauverais-je Israël ? Mon clan est le plus
faible en Manassé, et moi, je suis le plus jeune dans la maison de mon
père !
- Je serai avec toi, et ainsi tu battras les Madianites tous ensemble.
- Si vraiment j'ai trouvé grâce à tes yeux, manifeste-moi par un signe que
c'est toi qui me parles.
[L'ange fait jaillir le feu du rocher pour consummer les offrandes
apportées par Gédéon]
Puis l'ange du Seigneur disparut à ses yeux.
La ressemblance est frappante entre ce texte de Juges 6,11-24 et
l'annonciation à Marie. C'est que le début de l'évangile de Saint Luc, les
évangiles de l'enfance, est pétri de références à l'Ancien Testament.
C'est cet héritage de Marie, comblée de grâce, à qui Gabriel déclare «Sois
sans crainte, Marie ; car tu as trouvé grâce aux yeux de Dieu», dans une
formule toute hébraïque, que je voudrais vous inviter à découvrir, dans
cette promenade au jardin des écritures.
Le mot hébreu le plus souvent traduit par charis en grec, gratia
en latin et grâce en français, c'est \d hen, un mot qui vient de
la racine \d HNN, dont le premier sens est se pencher, qui donne
ensuite au sens figuré montrer de la condescendance (sans le sens de
mépris que nous y mettons), de la bienveillance, de la faveur. La
racine a donné beaucoup de noms propres, parmis lesquels \d Hannah,
Yo\d hannah, en français Anne, Jean, et bien d'autres (d'où mon
intérêt pour le mot...). Et la tradition chrétienne a donc fait de Marie
la fille de \d Hannah, la fille de la grâce.
La première chose intéressante à noter sur le
sens de ce mot, c'est qu'à l'inverse du grec où le premier sens est celui
de grâce-beauté, puis la faveur accordée, en hébreu, le sens premier est
celui de faveur, de bienveillance gratuite, et c'est seulement dans les
textes plus tardifs (dans les psaumes et les proverbes) qu'on trouve le
sens de beauté (qui attire la faveur). Ainsi, dans le terme hébreu encore
plus que dans le terme grec charis, on trouve à l'origine la notion de
gratuité, de don, qu'il y a dans le sens chrétien de la grâce.
Petite flore de la grâce :
Le mot \d hen apparaît essentiellement dans
l'expression trouver grâce aux yeux de2, avec quelques
variantes : trouver grâce à la face de, obtenir la grâce aux yeux de
/ à la face de, donner la grâce aux yeux de (et c'est alors toujours
Dieu qui donne grâce). Et pour que vous puissiez reconnaître ces espèces
sur le bord du chemin, signalons que souvent, nos Bibles traduisent
trouver grâce au yeux de par se montrer favorable à,
en échangeant bien sûr sujet et complément, ou encore une autre
expression équivalente.
Dans la Bible,
on trouve grâce aux yeux de Dieu autant qu'aux yeux d'un homme :
l'expression n'a pas de connotation religieuse très marquée au premier
abord. On pourrait même facilement y voir une formule de politesse
courante : le plus souvent elle apparaît sous la forme Si j'ai trouvé
grâce à tes yeux, fais ceci et cela... qui semble presque équivalent de
notre s'il te plait (où l'on oublie totalement le sens littéral de
l'expression), en plus solennel quand même.3
Cependant, si nous continuons notre recherche sur les cas où un homme
trouve grâce aux yeux d'un autre homme, nous trouverons souvent le sens
plein de l'expression : la faveur accordée par un supérieur à un
inférieur, ou du moins à quelqu'un qui, dans le contexte du récit, est en
position faible. Ainsi quand Joseph, vendu en Égypte, trouve grâce aux
yeux de son maître et est mis à la tête de sa maison4 : voyant que
Dieu assiste Joseph et que tout réussit entre ses mains, Potiphar, son
maître, fait de lui son intendant et lui laisse toute autorité sur tous
ses biens, «ne se préoccupant plus que de ce qu'il mangeait» !
De même entre Saül et David, quand Saül prend David à son service
particulier5, et quelques autres passages6 que je vous
laisse aller voir si le coeur vous en dit...
On rencontre aussi l'expression dans des contextes plus cruciaux,
où il est question de vie et de mort. Ainsi l'expression revient quatre
fois7 dans le récit du retour de Jacob-Israël au pays de son père,
où habite son frère Esaü. Jacob arrive avec de grands troupeaux, acquis
grâce à la bénédiction de Dieu lorsqu'il était chez Laban, et va donc
représenter une grande concurrence à son frère sur les terres de leur
père. De plus, les deux frères s'étaient quittés ennemis, à cause de la
bénédiction d'Isaac, dérobée par Jacob à son frère aîné (à qui il avait
déjà pris son droit d'aînesse, acquis au prix d'un brouet de
lentilles...) et Esaü
avait en tête de tuer Jacob à la première occasion8. Si bien que
quand Jacob revient au pays, sur l'ordre de Dieu9, c'est en
tremblant, et la prière
qu'il
fait avant d'y entrer10 montre bien sa peur. C'est donc la grâce
d'Esaü que Jacob recherche, au sens très fort qu'on retrouve en français
dans une expression comme gracier un prisonnier. Jacob se présente
comme un suppliant, précédé de présents, espérant la clémence de son
frère. Et même s'il cherche, par ses présents, à adoucir son frère, rien
n'est gagné, d'autant que les richesses de Jacob peuvent également
rappeler à son frère la bénédiction que Jacob lui a volée. Le mot est donc
employé ici dans un sens qui annonce celui que la théologie
chrétienne donnera à la grâce.
On retrouve ce sens vital de l'expression trouver grâce aux yeux
de dans les paroles de Sichem11, qui, après avoir violé (par
amour !...) Dina, la fille de Jacob, implore la clémence du père et des
frères de la jeune fille pour qu'on la lui donne en mariage, alors qu'il
risque la mort après son infamie (d'ailleurs, l'histoire finit mal pour
lui...) ; dans la bouche des Égyptiens, que Joseph, par sa prévoyance
après
le rêve de Pharaon, a sauvé de la famine (en les achetant, eux et leurs
terres, au profit de Pharaon, au passage...)12 ; dans celle de
Joab qui réussit à convaincre David de faire revenir son fils
Absalom13, qui
s'était enfui après avoir tué son demi-frère Amnon (qui avait violé Tamar,
la soeur d'Absalom et donc demi-soeur de Amnon... et oui, les histoires
de ce temps-là sont compliquées...) : là encore il y a pardon et oubli
d'une dette de sang. On pourrait citer encore ici l'histoire d'Esther déjà
mentionnée : quand Esther se rend auprès du roi sans invitation malgré la
loi qui dit que «quiconque va près du roi sans être appelé, il n'y a pour
lui qu'une loi : la mise à mort - sauf si le roi lui tend le sceptre d'or,
auquel cas il peut vivre»(Est 4,11), c'est vraiment sa vie qui se joue
quand elle «obtient la grâce à ses yeux»(Est 5,2), et touche l'extrémité
du sceptre qu'il lui tend.
Je me suis restreinte pour l'instant à la grâce trouvée aux yeux des
hommes, mais on peut signaler dès maintenant une pareille importance
vitale de la grâce trouvée auprès de Dieu, pour Noé (Gn 6,8) qui, ayant
trouvé grâce aux yeux de Dieu, est soustrait au déluge, pour Lot
(Gn 19,19), que les anges tirent par la main pour le mettre à l'abri hors
de Sodome qui doit être détruite, et enfin pour David qui quitte
Jérusalem quand la conspiration de son fils Absalom, aboutit, et que le
peuple s'attache à ce dernier qui se fait proclamer roi à Hébron : David
fuit avec
tous ses serviteurs pour se mettre à l'abri, et dit à Sadoq et aux lévites
qui ont
apporté l'arche de l'alliance aux portes de la ville pour son départ :
«Ramène l'arche de Dieu dans la ville. Si j'ai trouvé grâce aux yeux de
Dieu, il me ramènera et me permettra de la revoir, ainsi que sa demeure.»
(2S 15,25)
Et effectivement, la bataille entre David et Absalom tournera à l'avantage
de David, qui reviendra à Jérusalem.
Une dernière idée que je voudrais souligner dans quelques emplois de
trouver grâce aux yeux de : celle d'alliance. On la retrouvera bien
sûr en parlant des hommes de la Bible qui ont trouvé grâce aux yeux de
Dieu, mais elle est déjà présente entre des hommes : entre David et
Jonathan d'abord. Quand David revient vainqueur de son combat contre
Goliath, il nous est dit (1S 18,1-4), que Jonathan, le fils de Saül,
«conclut une alliance avec David, car il l'aimait comme lui-même». Et
l'attachement de Jonathan à David est exprimé à deux reprises comme le
fait que David a trouvé grâce à ses yeux14. Ainsi la faveur accordée
se traduit par une alliance, par des actes.
L'idée d'alliance est également très présente dans le livre de Ruth. Ruth
trouve grâce aux yeux de Booz15, qui fait alliance avec la maison de
Noémi et lui donne une descendance par Ruth. Précisons que le livre de
Ruth est construit tout entier sur le thème de la \d hesed, qui
désigne entre les hommes l'attitude de bonté, de piété (au sens que prend
ce mot dans la piété filiale) qui s'impose entre personne qu'unit un
lien quelconque ; ça tient du lien du sang, de la dette de justice, de
reconnaissance, d'amitié, et c'est l'attitude de Ruth qui suit sa
belle-mère et s'attache à sa famille en la personne de Booz, pour
perpétuer sa descendance. Il n'en reste pas moins que le mot \d hen,
qui est loin d'avoir la même importance que \d hesed dans le
vocabulaire religieux ou culturel hébreu, a été préféré par les premiers
chrétiens, dans sa traduction charis, pour développer la théologie de la
grâce, est présent dans ce texte !
Un petit cours de botanique au détour du sentier : si il y a
correspondance à peu près exacte entre le grec charis, le latin
gratia et le français grâce, les mots qui se sont succédés au fil
des siècles pour développer toute la théologie de la grâce, quand on
remonte à l'hébreu en revanche, c'est beaucoup moins simple (mais très
intéressant...). Les mots hébreux traduits par charis dans la septante
sont surtout \d hen, \d hesed et dans une moindre mesure ra\d
hamim16, et quelques autres termes (paraît-il ; moi, je ne connais
pas le grec, je ne suis pas allée vérifier...). \d Hen est presque
toujours traduit par charis (56 fois sur 69)17, tandis que les
autres
beaucoup moins systématiquement : \d hesed par exemple est traduit en
général par eleos.
Je crois que l'essentiel est dit sur les emplois de l'expression trouver
grâce aux yeux d'un homme. Et Dieu dans tout ça ?
Voyons maintenant qui trouve grâce aux yeux de Dieu. Noé, le premier, ce
qui lui vaut de survivre au déluge. Abraham ensuite : juste après le
chapitre 17 de la
Genèse, où Dieu fait alliance avec Abram en lui demandant comme signe la
circoncision, et en changeant son nom en Abraham, et celui de Saraï en
Sara, Dieu vient visiter Abraham sous la forme de trois hommes, auxquels
Abraham s'adresse par ces termes : «Mon Seigneur, si j'ai pu trouver grâce
à tes yeux, veuille ne pas passer loin de ton serviteur.»22. On
peut voir là l'expression employée dans son sens appauvri de s'il te
plaît (mais enrichi par la chaleur de l'hospitalité proverbiale du
nomade) ; cependant, c'est assez sympathique de trouver dans
l'histoire d'Abraham, textuellement, qu'il avait trouvé grâce aux yeux de
Dieu, comme Noé et Moïse, à chaque étape de l'alliance entre Dieu et les
hommes... Lot, lui aussi, est sauvé par Dieu, en souvenir d'Abraham nous
est-il dit (Gn 19,29), et il dit aux anges qui l'emmènent loin de Sodome
«Voici, ton serviteur a trouvé grâce à tes yeux, et tu as usé envers moi
d'une grande amitié(TOB)/ miséricorde(BJ)/ \d hesed(hébreu) en me
conservant la vie.» On retrouve \d hesed...
Et on arrive au plus beau de la promenade, les chapitres 33 et
34 de l'Exode23. Le paysage : Après la conclusion de l'alliance
(chap 24), Moïse passe 40 jours au Sinaï pour recevoir de Dieu les tables
de la Loi (chap 24,15-31,18). Pendant ce temps-là, le peuple
s'impatiente et Aaron leur fabrique le veau d'or (chap 32). Moïse
retourne vers le Seigneur pour implorer qu'il enlève leur péché (32,33).
Dieu promet de faire monter le peuple vers la terre promise (puisqu'elle
est promise !), mais, dit-il, «J'enverrai devant toi un ange [...]. Je ne
peux pas y monter au milieu de toi, car tu es un peuple à la nuque raide
et je t'exterminerais en chemin.».
Et c'est là que revient à quatre reprises en six versets l'expression
trouver grâce aux yeux (de Dieu), quand Moïse intercède auprès de Dieu
pour qu'il marche avec son peuple en personne, et elle apparaît sous une
forme très particulière, puisque Moïse reprend une parole que Dieu lui
avait semble-t-il adressée : «Pourtant, dit-il, c'est toi qui avais
dit :
"Je te connais par ton nom", et aussi : "Tu as trouvé
grâce à mes
yeux".»(33,12). Nous sommes loin ici du «si j'ai trouvé grâce à tes yeux»
déférent d'un inférieur à un supérieur pour obtenir une faveur, ou du «Noé
avait trouvé grâce aux yeux de Dieu» narratif qui explique pourquoi c'est
Noé que Dieu sauve du déluge. C'est un dialogue, et dans la bouche
de Dieu comme une déclaration d'alliance, un
engagement sur lequel il ne peut plus revenir. Et Dieu reprend cette
parole à son compte (33,17), en accédant à la demande de Moïse : «Ce que
tu viens de dire, je le ferai aussi, car tu as trouvé grâce à mes yeux
et
je te connais par ton nom.» C'est le seul passage dans l'Ancien Testament
où l'expression est employée à la deuxième personne ; ce qui lui donne un
relief extraordinaire24, comme
une alliance (une des thématiques de trouver
grâce déjà rencontrée entre les hommes) personnelle, indéfectible, un
attachement
qui fait passer outre tous les manquements de ce «peuple à la tête dure».
Et il faut attendre le Nouveau Testament, la Nouvelle Alliance, pour
entendre à nouveau dans la bouche de l'ange, «Sois sans crainte, Marie,
car tu as trouvé grâce aux yeux de Dieu.»
C'est bien comme ça que Moïse a entendu cette déclaration de Dieu :
«Tu as trouvé grâce à mes yeux», puisque c'est le seul argument qu'il
invoque pour fléchir le Seigneur et qu'il marche avec eux : c'est l'objet
des versets 13 à 16 : «Si tu ne viens pas en personne, ne nous fais pas
monter d'ici ; comment saura-t-on alors que j'ai trouvé grâce à tes yeux,
moi et ton peuple ? N'est-ce pas à ce que tu iras avec nous ?»(v 16a) On
retrouve
au passage quelque chose qui a déjà été dit de \d hesed : Tout ça
n'est pas
du sentiment gratuit, de la mystique des petits nuages. Si Moïse trouve
grâce aux yeux de Dieu, et le peuple avec lui25, ça se traduit par
des actes, le pardon de Dieu, sa présence au milieu de son peuple, à la
face des autres nations : c'est la fin du verset 16 : «en sorte que nous
soyons distincts, moi et ton peuple, de tous les peuples qui sont sur la
face de la terre.»
Encore un passage dans l'histoire de Moïse où apparaît l'expression : dans
les premières étapes après que le peuple quitte le Sinaï, quand la tâche
devient lourde pour Moïse, de porter ce peuple qui devient fardeau, tant
ses récriminations (il demande de la viande !) sont impossibles à
satisfaire.
«Pourquoi n'ai-je pas26 trouvé grâce à tes yeux, que tu
m'imposes la charge de tout ce peuple ? [..] Je ne puis, à moi seul,
porter tout ce peuple : c'est trop lourd pour moi. Si tu veux me traiter
ainsi, tue-moi plutôt, si j'ai trouvé grâce à tes yeux ; que je ne voie
plus mon malheur !» (Nb 11,11b.14-15) Là encore, la réponse de Dieu ne se
fait pas attendre, manifestant que Moïse a vraiment trouvé grâce aux yeux
de Dieu, et que ce dernier ne l'abandonnera pas. Dieu fait rassembler
soixante-dix anciens d'Israël, sur lesquels il fait reposer le même Esprit
qui reposait sur Moïse, pour qu'ils portent avec lui la charge du peuple.
Et il promet pour le lendemain de la viande au peuple («[vous en mangerez]
tout un mois, juqu'à ce qu'elle vous sorte par les narines et vous soit en
dégoût [...]» il a de l'humour, Dieu...!).
Entre l'Alliance avec Moïse et la Nouvelle Alliance initiée en Marie, une
dernière occurrence de \d hen27, une annonce prophétique de
Jérémie :
« Ainsi parle le Seigneur : il a trouvé grâce (\d hen) au désert, le
peuple échappé à l'épée. Israël marche vers son repos.
De loin Dieu m'est apparu : d'un amour éternel je t'ai aimé, aussi
t'ai-je maintenu ma faveur (\d hesed) »28.
Au peuple sous l'oppression babylonienne, en déportation pour une partie,
Jérémie promet de la part de Dieu un temps de renouveau, de renouvellement
de l'Alliance malgré les fautes d'Israël. C'est la grâce de Dieu
miséricordieux, la même qui l'avait poussé malgré tout à marcher au milieu
de son peuple après que celui-ci eut fabriqué le veau d'or.
Article paru dans Sénevé
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