Bergson et la notion de grâce : de l'esthétique à la mystique
Jérôme Moreau
Ne serait-ce que par la personnalité même de Bergson, telle que des
témoignages ont pu en rendre compte, ou par son style (il a reçu le
prix Nobel de littérature en 1927), la notion de grâce est une de
celles qui viennent à l'esprit le plus spontanément pour qualifier ce
philosophe. Lui-même n'a certes que peu abordé ce thème dans son oe
uvre, et rarement pour lui-même : la notion en soi lui apparaît
suffisamment claire pour ne pas nécessiter une étude approfondie. Mais
la grâce n'en a pas moins une place non négligeable, de manière sous-
jacente, si l'on met en perspective la définition que Bergson en donne
avec un certain nombre de situations où il vient à l'évoquer, ou met
en oeuvre des analyses qui rejoignent la thématique de la grâce.
Dans les premiers textes où Bergson parle de la grâce, au sens
courant du terme, il l'aborde du point de vue de ses
manifestations. On en trouve donc plutôt une définition qui la rattache,
tout naturellement, à l'esthétique. Sans pour autant que Bergson
étudie la notion de grâce de manière particulière, on peut relever une
évolution progressive dans le point de vue qu'il adopte sur elle à
travers les différents cadres où il vient à l'utiliser. De plus en
plus en effet il se sert de cette notion ou d'un vocabulaire qui lui
est directement rattaché dans des textes qui concernent l'action, le
point culminant et final étant atteint avec l'évocation des mystiques
chrétiens, en qui s'incarne la forme la plus aboutie de l'action
humaine.
Nous appuierons notre étude successivement sur trois ensembles de
textes : tout d'abord le début de l'Essai sur les données immédiates
de la conscience, dans lequel Bergson donne une définition du
sentiment de la grâce, qui déjà dépasse le seul niveau de
l'esthétisme ; nous verrons ensuite comment, dans deux textes sur la
politesse et l'intelligence, Bergson aborde de manière plus directe la
question de la grâce dans l'action, dans une perspective pratique ;
cette réflexion s'achève en fait dans Les deux sources de la morale
et de la religion, avec l'étude de la morale et des mystiques
chrétiens, qui réalisent au plus haut point la présence de grâce dans
leurs actes, ce qui nous amène à la frontière avec la grâce entendue
dans son sens chrétien.
Essai sur les données immédiates de la conscience
Au cours de l'analyse sur l'intensité des états psychologiques qui
ouvre sa première oeuvre, Essai sur les données immédiates de la
conscience, Bergson aborde l'étude des sentiments esthétiques, en
commençant par considérer «le plus simple d'entre eux, le sentiment de la
grâce». «Ce n'est d'abord, écrit-il, que la perception d'une certaine
aisance, d'une certaine facilité dans les mouvements extérieurs. Et
comme les mouvements faciles sont ceux qui se préparent les uns les
autres, nous finissons par trouver une aisance supérieure aux
mouvements qui se faisaient prévoir, aux attitudes présentes où sont
indiquées et comme préformées les attitudes à venir [...]. Si la grâce
préfère les courbes aux lignes brisées, c'est que la ligne courbe
change de direction à tout moment, mais que chaque direction nouvelle
était indiquée dans celle qui la précédait.»
Mais il y a plus et la grâce ne se limite pas à une simple économie
d'effort : on le voit «quand les mouvements gracieux obéissent à un
rythme, et que la musique les accompagne. C'est que le rythme et la
mesure, en nous permettant de prévoir encore mieux les mouvements
de l'artiste, nous font croire cette fois que nous en sommes les
maîtres. Comme nous devinons presque l'attitude qu'il va prendre, il
paraît nous obéir quand il la prend en effet ; la régularité du rythme
établit entre lui et nous une espèce de communication», à tel point
que ce rythme est devenu «toute notre pensée et toute notre volonté»,
poursuit Bergson en évoquant le mouvement de la main que nous ne
pouvons nous empêcher de faire si le rythme s'arrête un instant, comme
si nous voulions le pousser pour qu'il se remette en marche. Bergson
peut ainsi conclure : «il entrera donc dans le sentiment du gracieux
une espèce de sympathie physique, et en analysant le charme de cette
sympathie, vous verrez qu'elle vous plaît elle-même par son affinité
avec la sympathie morale, dont elle vous suggère habilement l'idée.»
C'est ce qui explique «l'irrésistible attrait de la grâce [...] : nous
croyons démêler dans tout ce qui est gracieux, en outre de la légèreté
qui est signe de mobilité, l'indication d'un mouvement possible vers
nous, l'indication d'une sympathie virtuelle ou même naissante. C'est
cette sympathie mobile, toujours sur le point de se donner, qui est
l'essence même de la grâce supérieure.»
La grâce, prise en son sens le plus courant et étudiée à travers
ses manifestations, semble donc être le révélateur d'une réalité
qu'elle nous fait sentir, sans pourtant que nous puissions l'atteindre
vraiment : c'est bien plutôt nous qui sommes touchés. Quand nous
voyons se manifester la grâce, c'est à quelque chose comme une volonté
que nous avons ainsi le sentiment d'avoir affaire, car tout mouvement
extérieur est perçu par nous comme le résultat d'un effort intérieur,
que celui-ci existe réellement, dans le cas d'un être animé, ou que ce
soit une interprétation abusive mais naturelle de notre esprit, dans
le cas d'un objet (on se réfèrera sur ce point au deuxième chapitre
des Deux sources de la morale et de la religion). Et c'est ce qui
fait qu'une forme de sympathie est possible, puisque, confusément ou
clairement selon les cas, nous avons l'impression d'être face à une
forme de volonté en un sens semblable à la nôtre , même
imparfaitement, et que nous pouvons donc comprendre. Et comme le
mouvement gracieux semble par sa facilité, sa régularité, être
entièrement prévisible, ainsi que l'explique Bergson, il suscite en
nous comme un appel à le suivre, nous ne pouvons nous empêcher d'une
manière ou d'une autre d'esquisser intérieurement ou même d'imiter le
mouvement gracieux que nous avons perçu, que nous l'ayons vu ou
entendu. Ainsi, devant un objet qui suit une courbe gracieuse, un
rameau délicatement ployé par exemple, nous avons plaisir à parcourir
sans cesse des yeux la courbe qu'il forme, à en suivre le mouvement du
regard : de ce fait nous le recréons en acte.
On peut noter pour finir
que dans ce sentiment de sympathie physique et morale que suscite la
grâce réside une différence essentielle entre la grâce et la beauté :
un visage beau mais austère suscitera en nous un sentiment qui n'ira
pas au-delà d'une certaine admiration toute spéculative, alors qu'un
visage gracieux nous est tout de suite sympathique, et à plus forte
raison un sourire, par la grâce qui en émane, nous pousse
inévitablement à lui répondre.
C'est là le point important qui
apparaît dès une simple définition de la grâce : nous nous sentons
poussés d'une certaine manière à agir, il y une dimension active au
sens fort du terme dans la grâce. La question va être maintenant de
voir dans un contexte plus moral, pratique, quel est le statut de la
grâce et ce qui peut la susciter.
Mélanges
Nous nous intéresserons ici au texte d'un discours consacré à la
politesse, prononcé par Bergson dans le cadre d'une remise de prix en
1885 à Clermont-Ferrand, puis repris en 1892 au lycée Henri-IV dans
une version remaniée. Nous nous appuyons ici sur les deux versions du
texte, publiée dans les Mélanges.
Bergson, pour les besoins de sa démonstration, dresse le portrait de
l'homme très poli, de l'homme du monde accompli : «Ce qui nous plaît
en lui, c'est la facilité avec laquelle il circule parmi les
sentiments et les idées ; c'est peut-être aussi l'art qu'il possède,
quand il nous parle, de nous laisser croire qu'il ne serait pas le
même pour tout le monde ; car le propre de cet homme très poli est de
préférer chacun de ses amis aux autres et de réussir ainsi à les aimer
tous également. Aussi un juge sévère pourrait-il mettre en doute sa
sincérité et sa franchise. Ne vous y trompez pas cependant ; il y aura
toujours entre cette politesse raffinée et l'hypocrisie obséquieuse la
même distance qu'entre le désir de servir les gens et l'art de se
servir d'eux. Elle est faite avant tout, je le veux bien, du désir de
plaire ; mais le désir de plaire ne se retrouve-t-il pas aussi au fond
de la grâce ?»
Cherchant à analyser plus en détail la grâce qu'il vient d'introduire
dans sa démonstration, il évoque «le spectacle d'une danse
gracieuse» : on observe d'abord que ces mouvements sont exécutés «sans
choc ni secousse, sans solution de continuité, chacune des attitudes
étant indiquée dans celles qui la précèdent et annonçant celles qui
vont la suivre». Mais ce n'est pas tout, car «il entre dans notre
sentiment de la grâce, en même temps qu'une sympathie pour la légèreté
de l'artiste, l'idée que nous nous dépouillons nous-mêmes de notre
pesanteur et de notre matérialité.[...] Nous retrouvons ainsi
l'exquise sensation de ces rêves où notre corps nous semble avoir
abandonné son poids, l'étendue sa résistance, et la forme sa matière.»
Ce sont là les éléments de la grâce physique ; la grâce de l'esprit
est la politesse. L'étude menée ici permet de préciser encore la
définition de la grâce : elle «éveille l'idée d'une souplesse sans
bornes», «elle fait courir entre les âmes une sympathie mobile et
légère», «enfin, elle nous transporte de ce monde où la parole est
rivée à l'action, et l'action elle-même à l'intérêt, dans un autre,
tout idéal, où paroles et mouvements s'affranchissent de leur utilité
et n'ont plus d'autre objet que de plaire».
Nous retrouvons ainsi la définition déjà aperçue de la grâce, mais il
s'y ajoute cette fois une dimension morale, au sens éthique du terme,
puisqu'il s'agit d'évoquer le domaine des relations entre hommes, mais
aussi au sens pratique : c'est une forme supérieure d'action qui
est ici évoquée, où les obstacles que nous rencontrons dans le cadre habituel de notre action
disparaissent. Il naît de là un sentiment d'harmonie, de facilité, auquel nous avons rarement
affaire quotidiennement. Plus que la grâce purement physique, dont le perfectionnement
semble relever d'un domaine essentiellement technique et inscrit dans un cadre bien
déterminé (pour la danse par exemple), c'est la grâce de l'esprit dans ses manifestations
physiques qui nous intéresse ici : comment s'exerce-t-elle, comment parvient-on à cet état
sublime où tout mot, tout geste semble parfaitement s'accorder à l'objet du discours ou de
l'action, quels qu'ils soient ? Qui est susceptible d'agir ainsi, et
grâce à quoi ?
Pour Bergson à cette époque, c'est l'homme de bien : le texte se poursuit sur l'évocation de
l'éducation complète, à la fois littéraire et scientifique, qui permet de former un esprit
complet et plein de finesse, capable de la plus grande politesse : «la politesse de l'esprit, qui
fait l'homme du monde, la politesse du coeur, sans laquelle il manquerait quelque chose à la
charité, et la politesse de la conviction, d'où dépendent l'union des citoyens et la grandeur de
la patrie.» Il y a ainsi une triple dimension de la formation intellectuelle où se retrouve
chaque fois la grâce, à travers la notion de politesse : un esprit bien formé pour l'action ou
pour la vie en commun le manifeste par la grâce qui émane de lui.
On a donc là un premier élément de réponse, qui introduit aussi la question de la charité, de
l'action vertueuse : grâce de l'esprit et action morale semblent se rejoindre, mais Bergson
n'insiste pas sur ce point. C'est là le discours d'un jeune professeur conscient de la dimension
formatrice de son enseignement, mais qui n'a pas encore en tant que philosophe approfondi la
question de la morale elle-même.
On peut cependant compléter la réflexion sur l'esprit gracieux au moyen d'un autre discours
de remise de prix, prononcé en 1902 au lycée Voltaire, consacré cette fois à l'intelligence.
Bergson la définit de manière active comme une «adaptation parfaite de l'esprit aux objets
dont il s'occupe», qui s'acquiert par un effort de volonté : «en dépit des apparences, elle
n'est pas autre chose qu'une concentration de l'attention, une forme par conséquent de l'effort
volontaire». Il ne faut pas dès lors confondre l'intelligence, comme principe, avec ses
manifestations : «grâce, délicatesse, ingéniosité de l'esprit, fantaisies de poète, inventions de
savant, créations d'artiste, voilà ce qu'on voit : ce qu'on ne voit pas, c'est le travail de la
volonté qui se contracte et se tord sur elle-même, pour exprimer de sa substance ces éclatantes
manifestations.» Bergson donne donc ce conseil : «Rassemblez votre effort, concentrez votre
attention, donnez à votre volonté sa plus grande force pour que votre intelligence atteigne à
son plus grand rayonnement. Descendez au plus profond de vous-mêmes pour amener à la
surface tout ce qu'il y a, que dis-je ? plus qu'il n'y a, en vous. Sachez que votre volonté peut
faire ce miracle.»
Par rapport au discours précédent, Bergson approfondit la question de l'intelligence en
portant la réflexion non plus sur les moyens de la développer, de manière générale, avec une
bonne éducation par exemple, mais plus fondamentalement sur sa nature et sur le moyen,
individuellement, de la faire progresser. La grâce, parmi les autres manifestations de
l'intelligence, résulte donc comme nous le voyons ici d'un effort sur soi-même, elle est le fruit
de notre volonté au prix d'une descente au plus profond de soi. Or, cet effort que demande
n'est pas sans rappeler chez lui l'effort nécessaire à l'intuition, qui permet de ressaisir tout
notre être de manière immédiate, et même l'élan vital dans son mouvement (voir sur ce point
L'Évolution créatrice notamment). En ce sens, même s'il n'est pas directement question ici de
la grâce, on voit qu'elle est le fruit d'un travail sur soi qui touche à une expérience que l'on
peut qualifier de métaphysique.
De sorte que si nous voulons saisir la grâce dans sa nature la
plus profonde, dans ce qui en est l'origine, il semble bien nécessaire d'entreprendre une étude
de cet effort sur soi, pour déterminer ce qui en nous doit être atteint pour s'exprimer au-dehors
d'une façon pleinement gracieuse. Cette étude devra permettre de comprendre ce qui rend une
âme vertueuse, puisqu'il semble bien qu'il faille associer grâce et vertu. C'est donc à la source
de la morale qu'il faut aller, question métaphysique qui engage de ce fait celle de la religion.
Les deux sources de la morale et de la religion
Il faut attendre trente ans pour que Bergson parvienne sur ce point à des résultats, qui lui
font conclure à l'existence de deux sources pour la morale et la
religion.
Dans le troisième chapitre, Bergson étudie les mystiques, et en particulier le mysticisme
complet que représente celui des grands mystiques chrétiens : il suscite en eux «le goût de
l'action, la faculté de s'adapter et de se réadapter aux circonstances, la fermeté jointe à la
souplesse, le discernement prophétique du possible et de l'impossible, un esprit de simplicité
qui triomphe des complications, enfin un bon sens supérieur». Bergson développe les
conséquences de l'expérience mystique menée jusqu'à son terme, c'est à dire au-delà de
l'extase, dans une union complète avec Dieu qui ne se limite pas à la contemplation, sinon le
retour à l'action détacherait l'âme du mystique de Dieu. Au contraire, au stade où parviennent
les mystiques chrétiens, «c'est Dieu qui agit par [leur âme], en elle : l'union est par
conséquent totale et définitive». «C'est pour l'âme une surabondance de vie», un «immense
élan» ; «surtout, elle voit simple, et cette simplicité, qui frappe aussi bien dans ses paroles et
dans sa conduite, la guide à travers des complications qu'elle semble ne pas même apercevoir
[...]. L'effort reste pourtant indispensable, et aussi l'endurance et la persévérance. Mais ils
viennent tout seuls, ils se déploient d'eux-mêmes dans une âme à la fois agissante et «agie»,
dont la liberté coïncide avec l'activité divine.»
Simplicité, absence d'obstacle, effort qui ne pèse pas : il ne semble pas abusif de voir là les
manifestations de la grâce, mais cette fois-ci d'une grâce de type supérieur, puisqu'elle
embrasse tout l'être du mystique, mû par un amour divin de l'humanité tout entière,
«d'essence métaphysique encore plus que morale [et qui] voudrait, avec l'aide de Dieu,
parachever la création de l'espèce humaine et faire de l'humanité ce qu'elle eût été tout de
suite si elle avait pu se constituer définitivement sans l'aide de l'homme lui-même.[...] Sa
direction est celle même de l'élan de vie». «Chez les mystiques, il y a donc à un niveau
métaphysique embrassement de l'élan vital qui les fait agir, habités qu'ils sont par l'amour de
Dieu, d'une manière infiniment et supérieurement gracieuse». La grâce dans sa dimension
pratique est ainsi portée ici à son point le plus haut, elle est la manifestation à travers les
actions des mystiques de la saisie de l'élan vital, qui est pour Bergson le résultat du geste
créateur originel de Dieu.
Si l'on reprend la définition de la grâce que Bergson pose au début de l'Essai, il reste à voir
si se rencontre également ici sa deuxième dimension, celle de la sympathie et de l'appel
suscités par le spectacle de la grâce, mais à l'échelle mystique ou si l'on peut dire
métaphysique. C'est précisément le cas, dans le premier chapitre
de cette même oeuvre,
lorsque Bergson aborde la question de la morale absolue ou complète, c'est à dire d'une
morale tournée vers l'humanité tout entière et non seulement vers un groupe social déterminé,
famille, clan, patrie : il est question de métaphysique, non plus de théorie sociale, il s'agit de
déterminer d'où vient cette morale d'un genre supérieur qui nous fait aimer les hommes pour
eux-mêmes.
Or, écrit Bergson, «de tout temps ont surgi des hommes exceptionnels en
lesquels cette morale s'incarnait», et parmi eux, à la suite des mystiques de l'Antiquité, les
saints du christianisme. «C'est à eux que l'on s'est toujours reporté pour avoir cette moralité
complète, qu'on ferait mieux d'appeler absolue». La question qui se pose alors est celle-ci :
«Pourquoi les saints ont-ils ainsi des imitateurs, et pourquoi les grands hommes de bien ont-ils entraîné derrière eux des foules ? Ils ne demandent rien et pourtant ils obtiennent. Ils n'ont
pas besoin d'exhorter ; ils n'ont qu'à exister ; leur existence est un appel. Car tel est bien le
caractère de cette autre morale. Tandis que l'obligation naturelle est pression ou poussée, dans
la morale complète et parfaite il y a un appel. La nature de cet appel, ceux-là seuls l'ont
connue entièrement qui se sont trouvés en présence d'une grande personnalité morale.»
Quelle est la nature de cette morale absolue, de cet appel que nous ressentons ? Il s'agit d'une
émotion, que Bergson analyse en s'appuyant sur l'exemple de la musique et des émotions
qu'elle suscite en nous : «que la musique exprime la joie, la tristesse, la pitié, la sympathie,
nous sommes à chaque instant ce qu'elle exprime. Non seulement nous, mais beaucoup
d'autres, mais tous les autres aussi. Quand la musique pleure, c'est l'humanité, c'est la nature
entière qui pleure avec elle. A vrai dire, elle n'introduit pas ces sentiments en nous ; elle nous
introduit plutôt en eux, comme des passants qu'on pousserait dans une danse. Ainsi procèdent
les initiateurs en morale. La vie a pour eux des résonances de sentiments insoupçonnées,
comme en pourrait donner une symphonie nouvelle ; ils nous font entrer avec eux dans cette
musique, pour que nous la traduisions en mouvement.» L'attitude dans laquelle se trouvent
ceux qui entendent cet appel jusqu'au bout est un amour qui dépasse même celui de
l'humanité entière, qui s'étend à toute la nature ; plus encore, «sa forme ne dépend pas de son
contenu», et «la charité subsisterait chez celui qui la possède, lors même qu'il n'y aurait plus
d'autre vivant sur la terre.»
Le terme de grâce ne se présente pas sous la plume de Bergson au cours de ces analyses.
Pourtant, on voit comme la proximité entre la grâce telle qu'elle est définie dans l'Essai et le
sentiment que font naître en nous les grands mystiques est troublante : à un degré infiniment
supérieur, c'est le même type d'effet qui se produit, la différence étant qu'au lieu d'engager
simplement de manière circonstancielle notre volonté, d'une manière qui tient plutôt du
réflexe, c'est tout notre être qui se trouve engagé dans cette forme supérieure de grâce.
De la philosophie à la religion
Il est difficile de ne pas songer dès lors à la grâce divine telle que la conçoit le
christianisme. Si Bergson, en philosophe, se refuse à affirmer quoi que ce soit qui ne soit pas
prouvable, qui ne soit pas du ressort de la philosophie, et donc évite soigneusement d'aborder
des questions purement théologiques, il semble bien qu'à décrire des expériences qui ne
peuvent être mises en doute, celles des mystiques, il soit arrivé jusqu'au seuil des vérités
professées par la religion chrétienne. En partant des manifestations de la grâce entendue dans
son sens courant et en cherchant à remonter jusqu'à son origine, nous n'avons fait que passer
d'un niveau de réalité à un autre, puisque la grâce dans sa dimension humaine apparaît
comme la manifestation d'une grâce d'essence supérieure, et qui nécessite pour être comprise
d'aborder la question de la transcendance.
À travers l'étude de la grâce dans l'oeuvre de
Bergson, on voit bien comment, partant des «données immédiates de la conscience» et du
réel, et abordant l'un après l'autre avec rigueur les problèmes qui se posent à la philosophie, il
a pu arriver jusqu'au seuil de la religion, qu'en philosophe il s'est refusé à franchir, mais
qu'en tant qu'homme il aurait franchi si les circonstances ne
l'avaient dissuadé de le faire. Il
explique en effet dans son testament rédigé en 1937 : «je me serais converti si je n'avais vu
se préparer depuis des années la formidable vague d'antisémitisme qui va déferler sur le
monde», ce qui l'a conduit à vouloir rester solidaire avec le judaïsme
de ses origines et à ne pas paraître se convertir pour des raisons
circonstancielles, alors que sa conversion aurait été la conséquence d'une
réflexion poursuivie sur plusieurs décennies.
L'exemple de Bergson montre ainsi très clairement combien la philosophie et la foi ne sont
pas d'essence contradictoire entre elles et comment au contraire un travail philosophique
mené avec précision et bonne foi, sans volonté d'en venir trop rapidement à des conclusions
systématiques et donc inexactes, peut approcher de très près des vérités de la foi, au point de
conduire son auteur à se convertir. S'il en était encore besoin, la
vie et l'oeuvre de Bergson
nous montre combien la raison et la foi sont complémentaires.
J.M.
Article paru dans Sénevé
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