«Paul se releva de terre et les yeux ouverts il ne vit rien.»
C'est cette
phrase tirée des Actes des Apôtres (9,8) qui sert de point de départ à
l'un
des sermons de Maître Eckart1, où il donne une lecture au
premier abord
étrange de la chute de saint Paul sur le chemin de Damas, où il connaît ce
que l'on peut appeler son instant de grâce. L'instant de grâce, qui n'est
certes pas la grâce qui ne dure qu'un seul instant, c'est l'intervention
divine ponctuelle à l'origine de la conversion (c'est la grâce actuelle,
par
opposition à la grâce habituelle, qui désigne la disposition permanente à
vivre selon l'appel de Dieu). L'instant de grâce a pu être décrit et
représenté comme une sorte d'illumination, où «l'illuminé» verrait Dieu.
Mais il s'agit aussi d'une lumière proprement aveuglante, qui paraît telle
que l'on n'y voit rien. Quel est ce rien que voit celui qui est ravi par
la grâce et que nous apprend-il sur l'instant de grâce ? C'est à ces
questions que le texte de Maître Eckart, que l'on tente ici d'explorer et
d'interroger, peut nous aider à répondre.
La lumière qui terrasse Paul est une lumière «venant du ciel»2.
Puisque le ciel ne brille
pas, c'est donc non pas une lumière qui émane simplement du ciel, mais qui
en descend. La grâce apparaît donc littéralement comme ce qui nous tombe
du
ciel. Elle est la «loi du mouvement descendant», dirait Simone Weil. La
grâce peut tomber sans chuter. Ce qui ne veut pas dire qu'elle ne nous fait
pas chuter au moment où elle tombe. C'est bien en étant jeté à terre, donc
en faisant précisément l'expérience douloureuse de la pesanteur, que Paul
est saisi par la grâce. Seule une telle chute, où Paul tombe en quelque
sorte vers le haut, peut le ravir à lui même et l'arracher au péché.
Si Paul est enveloppé d'une lumière venant du ciel, il n'en dit pas moins
plus tard que «Dieu habite dans une lumière à laquelle nul ne
saurait
parvenir» (1 Tim. 6, 16). Ce pourrait donc être une lumière que nul ne
saurait
voir. Et si nul ne peut la voir, c'est peut-être parce qu'en la voyant, on
ne voit (plus) rien. Voilà du moins ce que laisse penser l'interprétation
eckartienne de la phrase : «les yeux ouverts il ne vit rien». Paul ne voit
rien parce que la «lumière divine recouvre toutes les autres
lumières». C'est une lumière analogue à celle du soleil ; en effet aucune
lumière ne saurait briller en plein soleil. Voilà une analogie qui
toutefois n'est pas très originale : que l'on songe par exemple à Platon,
qui, dans la République (cf. livres 6 et 7), établit lui aussi une
analogie
entre le soleil et le degré ontologique le plus élevé. Là où apparaît en
revanche toute l'audace géniale de Maître Eckart, c'est lorsqu'il
interprète le «rien» que voit Paul.
«Paul ne voit rien» ne signifie pas simplement qu'il ne voit pas, ou plus,
mais bel et bien qu'il voit le rien. Il voit le rien, le néant, il voit
toutes choses comme un néant, «il voit Dieu où toutes les créatures sont
néant», dit Maître Eckart. Il faut sans doute entendre qu'il «voit Dieu»,
en
comparaison duquel toutes créatures sont néant. Selon Maître Eckart, Dieu
est l'être qui a en lui tous les êtres, de sorte que chaque être pris
individuellement ne peut en quelque sorte que s'éclipser face à lui. Il
est
ce en comparaison de quoi tout le reste est petit. Voilà ce que vise aussi
d'une certaine façon saint Augustin, lorsqu'il parle d'une «inégalité sans
mesure entre l'homme et Dieu». Lorsque Maître Eckart parle du néant des
créatures face à Dieu, il n'entend pas par là une sorte de négation
ontologique des créatures, mais bien cette incommensurable inégalité. S'il
existe un tel écart entre la créature et le créateur, c'est donc aussi que
Dieu ne peut être trouvé dans aucune créature. «Tout ce qui n'est pas la
prime lumière, tout cela est obscurité», dit encore Maître Eckart. Voilà
ce
qui motive l'exigence eckartienne suprême de détachement, qui consiste à
se tenir à distance de toutes les choses futiles et dérisoires auxquelles
nous sommes attachés. L'instant de grâce est dès lors ce qui opère ce
détachement en coupant radicalement tout ancrage dans le monde ; «nous» y
sommes pris par Dieu, et «si nous sommes pris par Dieu, nous sommes peu
pris par l'extérieur».
On peut à partir de là tenter de comprendre cette étrange formule (qui
consiste en fait en une interprétation différente, mais liée à la
première, du «rien» que voit Paul), où Maître Eckart dit : «les yeux
ouverts
il ne vit rien et ce néant était Dieu». «Ce néant était Dieu» ne
signifie pas, sous la
plume de Maître Eckart, que Dieu est le non-être ou que Dieu n'existe pas.
Il faut entendre par là, semble-t-il, que Dieu était (est) en ce néant.
Maître Eckart dit d'ailleurs plus loin que Dieu se trouve «comme dans
un néant». Le néant doit ici se comprendre comme l'abandon absolu, le
renoncement à tout, et en premier lieu à nous-mêmes, dans lequel peut
surgir la prime lumière. C'est dire que l'idée même de néant est ici
complètement renversée, puisqu'il devient le coeur du cheminement
spirituel menant à Dieu.
Ce que Maître Eckart exprime par la formule du «néant de Dieu», c'est donc
cette exigence de «détournement de toutes les choses devenues», exigence
qui se trouve réalisée dans l'instant de grâce, où, puisque l'âme est
aveuglée, ne voit plus rien, «elle voit Dieu». Cela n'est pas sans
rappeler
l'analyse que fait Simone Weil du vide (d'autant plus qu'elle le compare,
dans La pesanteur et la grâce, à
une nuit obscure), où elle dit : «La grâce comble, mais elle ne peut
entrer que là où il y a un vide pour la recevoir, et c'est elle qui fait
ce vide». De la même façon, la lumière où, selon Maître Eckart, l'on voit
Dieu, ne peut resplendir que pour autant qu'elle plonge dans une nuit
obscure. La grâce serait ainsi ce qui illumine, mais ne peut entrer que là
où il y a une nuit, et c'est elle qui fait cette nuit. C'est aussi bien
dire que, si la lumière ne peut
étinceler que dans l'aveuglement, si Dieu n'apparaît que pour autant qu'il
n'apparaît pas, l'instant de grâce, qui à la fois suppose et fait le vide,
est peut-être toujours effroyable. Et c'est peut-être précisément cet
effroi qu'entend suggérer Maître Eckart par la formule du «néant de Dieu».
L'instant de grâce apparaîtrait ainsi ultimement comme ce qui plonge dans
une sorte d'effroi angoissé, effroi sans lequel ne peut advenir la foi
profonde.
Article paru dans Sénevé
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