Un «admirable échange»

Marie Walckenaer


Moi, stupide, je ne comprenais pas,
j'étais une brute devant toi.
Et moi, qui restais devant toi,
tu m'as saisi par ma main droite ;
par ton conseil tu vas me conduire,
puis dans la gloire tu m'attireras.
psaume 73



Il n'est pas difficile d'imaginer ce que serait notre rencontre avec Dieu s'Il ne nous envoyait pas sa grâce : «J'étais une brute devant toi». Ignorant Dieu, ignorant ce que nous sommes, comment un face-à-face avec Dieu serait-il encore possible ? La lumière divine nous apprendrait seulement l'infinie distance entre la nature humaine et la nature divine, et l'incompatibilité entre notre adhésion au péché maintenant dévoilé et la sainteté du Très-Haut. L'homme a voulu manger le fruit de la connaissance, il en est devenu aveugle ! Il est tombé dans l'esclavage du péché, car il ignorait le péché. Comment Satan pourrait-il être «Prince de ce monde», si le monde avait pleinement conscience que son péché l'oppose en tout à Dieu ?
Mais le psalmiste peut dire à son Seigneur : «tu m'as saisi par ma main droite». Dieu a choisi, de toujours et pour toujours, de nous aimer. Comment faire renaître à la vie ce que le péché tue ? Comment éveiller l'homme à la vie divine, lui qui meurt de son péché sans le savoir ? Nous n'allions pas à Dieu, nous cachant comme Adam au jardin à nous-mêmes et à Dieu, alors Il est venu, en notre humanité et en chacun de nous, Il nous «saisit par la main droite». Étant le principe de toute vie, Il veut s'unir à nous, qui ne saurions dès lors être assujettis à la mort. Notre immortalité est «relationnelle», nous sommes éternels en tant que nous sommes liés à Dieu, qui est Vie. D'ailleurs, au jeune homme qui lui demande: «Maître, que dois-je faire de bon pour avoir la vie éternelle ?», Jésus répond: «Pourquoi m'interroges-tu sur ce qui est bon ? Il n'y a qu'un seul être qui soit bon!».1 Ce n'est pas un bien que nous apporte la grâce, des mérites que nous pourrions accumuler, seul ce lien avec Celui qui est tout bien nous donne la vie éternelle.
En effet, la grâce que le Père nous envoie est «participation à la vie de Dieu» (Catéchisme de l'Église catholique), et même «participation à la réalité intime de Dieu» (H.U.von Balthasar). Comment est-ce possible ? par contact, pour ainsi dire, car le don de la grâce est un don que Dieu fait de Lui-même. Ainsi sainte Thérèse d'Avila cherchait Dieu dans la «septième demeure» du château intérieur qu'est l'âme, demeure la plus cachée, mais la plus intime. À celle qui fut «comblée de grâce», l'Église ne dit-elle pas : «le Seigneur est avec toi» ? Accueillir la grâce, cette grâce dite habituelle - elle crée en nous une disposition nouvelle et permanente -, c'est recevoir Dieu Lui-même, et donc se transformer au contact du «feu brûlant». Une des manifestations «actuelles» de la grâce est l'existence des sacrements ; or l'Eucharistie est l'accueil et l'assimilation du divin, jusque dans notre chair. Loin de recevoir un attribut de plus, nous sommes littéralement «retournés» par la grâce, puisque de tournés que nous étions vers le péché, nous sommes attirés vers le divin, qui s'établit en nous et nous divinise.
Et si la source du don de la grâce est l'amour du Père, on comprend que ceux qu'Il avait créés à son image et à sa ressemblance sont élevés - proportionnés, pour ainsi dire - à la dignité de fils adoptifs. Ainsi, nous pouvons répondre à son amour, en l'aimant comme le Fils aime le Père, de telle sorte que nous réalisions avec Dieu «un rapport de réciprocité dans l'unité», sur le modèle parfait de l'amour qui unit les Trois personnes de la Trinité2. Là est peut-être ce qui constitue le plus grand mystère pour l'homme : que Dieu cherche la réciprocité de l'amour, l'union intime avec sa créature - «tout ce qui est à moi est à toi» -, qu'Il veuille que nous L'aimions comme «Il se connaît et s'aime Lui-même». Le fils prodigue parti, le père vivait dans l'attente de son retour, jusqu'à pouvoir de nouveau le serrer dans ses bras. Mais il n'a pu l'étreindre que parce que le fils a répondu à l'attirance qu'exerçait sur lui la maison de son père, c'est-à-dire au désir que le père avait déjà fait naître en lui... Dieu nous élève jusqu'à l'«admirable échange» d'amour qui unit les Trois Personnes divines, et ainsi nous «attire dans la gloire», si nous acceptons de nous laisser «conduire par son conseil». A notre mort, la force du lien qui nous attache à Dieu nous permettra alors de désirer le face-à-face éternel, et d'entrer tout entier dans le commerce d'amour vers lequel tendait notre vie terrestre.
Et dès maintenant, si Dieu se réjouit d'être ce qu'Il est, puisque c'est pour se donner à nous, ainsi que l'écrivait Saint Jean de la Croix, soyons à notre tour dans la joie, puisqu'avec le secours de la grâce, nous pouvons réjouir le coeur du Père.

M.W.

Article paru dans Sénevé


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