La lumière et la chair : les conversions du Caravage

Maxime Deurbergue




Et tout d'abord il y a la lumière. Elle est ce qui marque l'oeil dans chaque oeuvre du Caravage, ce qui dirige le regard et l'interprétation. Cette lumière paraît indissociable de la présence divine ; grand rai de clarté qui désigne la grâce en acte, ainsi que dans la Conversion de Saint Paul : «Il faisait route et approchait de Damas, quand soudain une lumière venue du ciel l'enveloppa de sa clarté» (Actes, 9, 3) ; grande oblique lumineuse de la Vocation de Saint Matthieu sur laquelle on a tant glosé, qui éclaire Matthieu tandis que la fenêtre au-dessus dessine le présage de la Croix.




Dieu ou la lumière, et pourtant la lumière ne suffit pas... La lumière est offerte, elle se pose sur tous les personnages, ordonnant ainsi notre vision, elle les embrasse tous, elle les embrase. Mais elle ne les fait pas plier, elle ne revêt jamais la force de l'impératif. Dieu ou la lumière :


Le Verbe était la lumière véritable,
qui éclaire tout homme,
il venait dans le monde.
Il était dans le monde,
et le monde fut par lui
et le monde ne l'a pas reconnu.
(Jean, 1, 9-10)



Un monde aux contrastes accusés naît de cette lutte entre lumière et ténèbres : la lux divina interroge chaque visage, elle le modèle, elle «éclaire tout homme». Mais la chair ainsi modelée donne sa réponse : «le monde fut par lui et le monde ne l'a pas reconnu».


Tout d'abord il y a la lumière et l'évidence de l'appel divin. Chacun cependant est libre de le reconnaître ou de se fermer les yeux : Saint Paul, dans la première version de la Conversion (Collection Odescalchi, Rome), se protège le visage des deux mains... Geste de frayeur, geste réflexe de l'homme qui sent sa vue lui manquer, geste qui ressemble aussi, pourtant, à un refus d'accueillir le feu brûlant de la lumière divine. Un an plus tard, dans une seconde version (Église Santa Maria del Popolo, chapelle Cerasi, Rome), la clarté est plus pâle, moins explicite aussi (le Christ n'apparaît pas), mais Saul ouvre ses bras et reçoit cette fois la grâce qui s'offre. Son regard vide, sans yeux, ses paupières closes attirent aussitôt l'attention : la vue est ainsi à la fois niée et magnifiée ; Saul perd la vue, la vue terrestre, pour accéder à une vision intérieure qui répond à la clarté. Même ici on ne soutient pas la lux divina ; pour autant, dans cette seconde version, le geste n'est plus ambigu1 : la posture de Saint Paul exprime le désarroi mais ses mains demandent qu'on le relève. La grâce apparaît donc moins ici comme une manifestation éclatante de Dieu qui «enveloppe Paul de sa clarté». En revanche Paul reçoit et accueille de façon plus évidente l'accolade de l'Invisible. La conversion naît d'une lumière intérieure qui laisse un grand rôle au geste et à la chair de l'homme tombé.



Si le clair-obscur permet au Caravage de mettre en scène la grâce, celle-ci ne se réalise pleinement comme relation entre Dieu et les hommes, entre les hommes et Dieu, que dans les gestes des protagonistes, que dans un dialogue entre êtres de chair :


Et le Verbe s'est fait chair
et il a habité parmi nous.
(Jean, 1, 14)



Dans la Vocation de Saint Matthieu, c'est bien le rai de lumière que l'on remarque en premier. La «lumière véritable éclaire tout homme», le front du vieillard, le visage du jeune compagnon de Matthieu, les mains d'un autre qui compte chaque sou, le visage et la jambe du troisième qui s'est retourné. Mais combien est variée la réponse de la chair ! Le vieillard et son acolyte, images de l'avarice, ne lèvent même pas les yeux. Si le jeune homme à l'épée paraît attiré, l'autre, appuyé sur l'épaule de Matthieu, toise le Christ et Pierre, le regard lointain, blasé. Même Matthieu, de sa main droite, continue, vieille habitude, à compter l'argent - de cette main droite si semblable à celle du jeune homme que toutes deux semblent appartenir à un même corps...


«Et, passant plus loin, Jésus vit, assis au bureau du péage, un homme appelé Matthieu. Et il lui dit : «Suis-moi.» Et, se levant, il le suivit.» (Matthieu,9,9). C'est le rai de lumière que l'on remarque en premier mais c'est la présence du Christ fait chair qui est décisive. Il désigne doucement Matthieu ; sa main rappelle irrésistiblement, en inversé, la main d'Adam dans la fresque de Michel Ange (Chapelle Sixtine, Rome). Le Christ nouvel Adam mais aussi Dieu vrai vient à nouveau proposer l'alliance aux hommes. La main de Matthieu, plus décidée, l'index tendu, répond par l'affirmative à ce geste qui n'avait rien d'impérieux. La main de Pierre imite celle de son maître et reprend à son compte le geste de grâce : Matthieu illustre la vocation, la conversion immédiate ; Pierre cherche déjà à propager cette grâce qu'il a lui aussi reçue, cette grâce qui vient d'un en dehors du temps, d'un présent éternel figuré par les vêtements à l'antique du Christ et de Pierre. Matthieu, dans son riche pourpoint, mais déjà prêt à tout quitter, est encore du monde, pour un dernier instant.


Le Verbe était la lumière véritable
qui éclaire tout homme
Et le Verbe s'est fait chair
et il a habité parmi nous


La grâce se donne ainsi, chez le Caravage, comme un dialogue entre la splendeur de la lumière et l'évidence de la chair. La grâce est offerte à tous, elle crée un monde de clair-obscur, ce mariage entre la clarté ineffable et les ombres de la matière. Cependant, c'est dans le geste incarné que la nouvelle alliance entre Dieu et les hommes prend sa pleine mesure : c'est à l'homme qu'il revient d'accueillir et de choisir la lumière véritable et le Verbe fait chair.

M.D.

Article paru dans Sénevé


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