Entrer dans la Vie Éternelle.

Maxime Deurbergue


Me voici donc à Rome avec quelques mois de retard, mais nous sommes toujours en 2000 et il n'est pas trop tard pour une démarche jubilaire... Avec trois amis nous arrivons donc sur la place Saint-Pierre.


On m'avait parlé de la foule des GMG, de la chaleur ; on m'avait bien dit que la joie d'un aussi grand rassemblement était parfois un peu assombrie par le manque de recueillement véritable. Par hasard il se trouve que ce week-end est celui de l'Immaculée Conception, un long week-end en Italie, et la place Saint-Pierre est noire de monde ; tous se pressent vers la Porte Sainte...


Le brouhaha est déjà sans nom. Ce sont des bavardages ordinaires, mais la mesure des décibels ne doit pas être la même en Italie...Après une demi-heure d'attente toujours aussi peu priante, nous avons fait deux mètres. Nous décidons de prendre un chapelet. Une dame excédée se plaint à côté de nous parce qu'elle se trouve trop serrée. «Vous devriez crier plus fort, le Saint Père ne vous entend pas de sa fenêtre, Madame» - mon italien est rudimentaire, je ne lui réponds qu'en pensée.


Second mystère joyeux : la Visitation. Fruit du mystère ? L'amour du prochain... «Francese ?» nous demandent en souriant deux jeunes italiens, foulard jaune autour du cou, qui en profitent, impavides, pour nous passer devant et protester ensuite afin que nous laissions leur dizaine de comparses les rejoindre. No comment. Au fur et à mesure de notre avancée les gens se serrent de plus en plus : on découvre avec étonnement que la foule italienne, déjà capable de mesurer miraculeusement un mètre de plus dès que le Pape passe (bras levés, appareils photo, enfants brandis), peut aussi se compresser à l'infini.


Second mystère douloureux : la Flagellation. Fruit du mystère ? La mortification des sens. Deux personnes s'évanouissent à notre gauche ; on fait place tant bien que mal à la Sécurité pour les évacuer. Nous arrivons en vue de l'escalier. Nos dix foulards jaunes, forts de leur technique déjà éprouvée pour avancer plus vite, sont à une dizaine de mètres devant nous désormais. Quelle course font-ils ? Quatrième mystère douloureux : le Portement de Croix. Fruit du mystère ? Patience et résignation. Il est 17h00 et la Porte Sainte ferme dans une heure ; derrière nous la foule s'étend sur plusieurs centaines de mètres maintenant. À côté de nous une quinzaine de mamas hurlent qu'elles veulent entrer. On ne peut se retenir de murmurer «Vous êtes vraiment les seules, vous croyez qu'on attend là pour quoi ?» Des «non spingere» retentissent, on tente au moins de demander le silence, un volontaire est finalement pris à partie tandis qu'il tente d'empêcher la foule de se ruer à l'assaut de l'escalier. Excédé il veut riposter mais on le retient. La fatigue fait place à l'écoeurement. Tout cela n'arriverait pas si l'on nous faisait prier : nous tentons de chanter quelques Ave ; nous avons l'air de bêtes curieuses.


Enfin, après trois heures d'attente, nous voilà sur le point de passer la Porte Sainte. C'est toujours le même troupeau assourdissant, indiscipliné - seulement en plus les éclairs des flash. «Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le Royaume de Dieu.» Cette image me revient soudain au moment de parvenir au bout de mes peines, et je finis par me dire «peut-être les portes du Paradis ne sont-elles pas si étroites, c'est seulement que la foule qui se presse pour entrer est immense !» Immense, et un peu affolée à l'idée que la Porte Sainte va bientôt fermer... L'idée qu'il faut respecter un horaire pour la passer, l'idée même que l'on va la clore à la fin de l'année sainte jusqu'au prochain jubilé, me semble absurde tout à coup : ferme-t-on les portes de l'Espérance ? Il est étonnant de penser que l'image du chas de l'aiguille puisse être associée à celle de la multitude tandis que la porte fait penser au contingentement ; le Christ, cependant, a bien fait allusion au jour et à l'heure de sa venue... Cette foule est désordonnée, mais elle est une foule ; elle se presse, elle écrase, mais c'est qu'elle craint que l'heure soit passée...


A l'intérieur de Saint-Pierre je suis ébahi par le gigantisme de l'édifice où les pélerins semblent plus clairsemés. Le vacarme reste égal. Épuisés, nous nous agenouillons en plein milieu de la basilique, et je tente de faire silence en moi-même - les heures d'attente ont été si tendues que le vacarme est aussi intérieur. Je rouvre les yeux ; on nous filme... C'est le bouquet. Nous avons tous eu notre compte. Néanmoins l'un de nous remarque en sortant : «Et pourtant c'est l'Église».


Je saisis mieux maintenant toute la portée de ces quelques mots dits ainsi en passant, mais sans ironie. Tous ces gens impatients, bruyants sont venus malgré tout, ils se sont levés tôt, ils ont consacré leur week-end au pèlerinage ; bien sûr plus de recueillement serait bienvenu. Mais comme il serait facile aussi de se recueillir s'il n'y avait personne. Faire entrer tout le monde c'est plus ardu mais c'est bien l'oeuvre d'un Amour immense : «C'est impossible pour les hommes, mais pas pour Dieu ! Car tout est possible à Dieu.»


Ce Jubilé aura certainement été pour moi une expérience de la foule ; une foule à la fois exaspérante et soudain prodigieusement réconfortante ; un troupeau qui malgré ses défauts (et ils sont nombreux !), à travers même son impatience, affiche une espérance... Et la joie la plus complète vient de ce qu'elle soit tout simplement une foule, une masse (comme on est sûr alors que contrairement à ce qu'écrit Bernanos, elle ne court pas vers Satan, mais à son Salut !) : la promiscuité rend les gens irritables ; elle est inscrite pourtant dans toute définition de la foule. La foule se signale surtout par ce qu'elle a de désagréable... Oui, mais elle est une foule. Sartre a raison dans une certaine mesure quand il dit que «l'Enfer, c'est les autres.» Pour reprendre l'image employée par le Christ, il est dur effectivement, de rester pauvre et saint au coe ur d'une foule, de ne pas se sentir riche de ce qui n'est que de l'orgueil : le prochain, rencontré de si près et en si grand nombre, revêt bien vite la figure de l'ennemi... Cependant comme on aurait vite fait de se croire seul digne d'entrer au Paradis ! Sartre n'a raison que dans une certaine mesure : les autres manifestent l'universalité de l'Espérance et du désir de Dieu, et la joie du Jubilé c'est aussi de découvrir cette foule en marche quelles que soient ses faiblesses. La foule du Jubilé obéit au temps du Jubilé, elle se presse parce qu'il ne dure qu'un temps ; elle obéira aussi quand viendra l'Heure divine, celle du Jugement. Elle veille, elle prie, car elle ne sait ni le jour ni l'heure.


À chaque instant nous pouvons remarquer dans notre foule quotidienne tout ce qui ne va pas, combien nos voisins sont dépourvus de discrétion et de sens de l'autre, combien malgré tous nos efforts a leur égard ils peuvent nous gêner parfois dans notre quête de Dieu. À chaque instant nous sommes libres pourtant de reconnaître en eux nos frères. Et tous nous sommes appelés à entrer dans la Vie Éternelle.

M.D.

Article paru dans Sénevé


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