L'Évangile du travail
Alix Scholer
Que cherchons-nous exactement dans le travail? Nombreux sont ceux qui
répondent : «un moyen de gagner de l'argent ». Le travail est en effet
habituellement décrit comme une nécessité extérieure, nécessité économique,
nécessité sociale. Mais plus qu'un simple besoin de gagner sa vie, le
travail nous permet de nous sentir utile, de nous sentir exister, il nous
procure du plaisir. Le travail a un sens et il est pourvoyeur de sens, bien
plus peut-être qu'il n'est le fruit d'une nécessité extérieure. J'ai voulu
ici uniquement rappeler le message de l'Eglise délivré dans Laborem
Exercens (LE) sur le sens mais également la spiritualité du tarvail.
La culture occidentale influence profondément notre conception du
travail. L'origine même du mot travail (du latin tripalium, un
instrument de torture) évoque d'emblée la contrainte, et la
souffrance. Dès l'Antiquité grecque, le travail est considéré
comme une activité servile. L'idéal de la vie humaine que se
donnaient les Grecs ne faisait pas du travail le but de la vie,
celui-ci se trouvait ailleurs, dans la contemplation plutôt que dans
l'action pragmatique. La vie idéale, c'est un corps sain, et esprit
sage qui se consacre à la Culture. Le travail, au sens du travail
manuel, n'est donc pas porteur du sens de la vie, mais traduit
plutôt la nécessité de satisfaire des besoins à laquelle est soumis
tout homme mais qui par son caractère quasi-animal n'est pas digne
de l'homme libre. Mais c'est surtout la tradition judéo-chrétienne
qui modèle notre conception du travail. Dans les premières pages du
Livre de la Genèse le travail apparaît comme la conséquence d'un
châtiment, la conséquence du péché originel, autorisant à voir le
travail comme une sanction. Adam et Ève chassés du paradis se
voient «condamnés à gagner leur pain à la sueur de leurs fronts »,
Caïn est placé face à la stérilité du travail. La perte du paradis
est ainsi associée au fardeau qu'est le travail, malédiction de
l'homme déchu.
Dans Laborem Exercens , Jean-Paul II nous invite à dépasser cette
malédiction qui pèse sur le travail. L'idée première de la
théologie sociale du travail exposée dans Laborem Exercens est
celle d'un lien fort entre l'oeuvre de Dieu et l'oeuvre de
l'homme. La Création appelle à une co-création. Dieu crée à
travers et avec l'homme. Le travail est dès lors un moyen de
proclamer et de prolonger la gloire de Dieu en participant à sa
création. Le travail est un culte rendu à Dieu comme le rappelle la
règle «Ora et labora » des Bénédictins. Pour Jean-Paul II, l'homme
est «l'image de Dieu notamment par le mandat qu'il a reçu de son
Créateur de soumettre, de dominer la terre. En accomplissant ce
mandat, l'homme, tout être humain, reflète l'action même du
Créateur de l'univers» (LE II 4). Mandat qui par les mots :
«Soyez
féconds, multipliez-vous, emplissez la terre et soumettez-la»
scelle une Alliance avant d'être un commandement. Par le travail,
non seulement l'homme transforme la nature en l'adaptant à ses
propres besoins, recréation permanente, mais encore il se réalise
lui-même comme homme et même, en un certain sens, «il devient plus
homme». Le travail jusque dans la fatigue est un bonum arduum, un
«bien ardu», selon la terminologie de Saint Thomas d'Aquin, de
l'homme. Par son travail, indépendamment de son contenu objectif,
l'homme accomplit «la vocation qui lui est propre en raison de son
humanité même : celle d'être une personne » (LE, II 9). La nécessité
qui pousse l'homme à travailler, c'est la nécessité de s'accomplir
en tant qu'être humain. On ne travaille pas d'abord pour avoir mais
pour être. Le travail, comme toute autre activité, est une forme
d'expansion de la conscience, une jouissance et conquête de soi, il
donne à la subjectivité toute son expression. C'est exactement ce
qui disqualifie le travail le plus inhumain, le travail sous sa
forme la plus aliénée, réduit à son sens objectif.
Cette lecture du travail n'est pas négation de son aspect pénible
mais un appel à vivre la souffrance du travail à la lumière du
mystère pascal. Dans le mystère pascal est contenue la croix du
Christ, son obéissance jusqu'à la mort, que l'Apôtre oppose à la
désobéissance qui a pesé dès son commencement sur l'histoire de
l'homme sur la terre. Le Christ, «en acceptant de mourir pour nous
tous, pécheurs, nous apprend, par son exemple, que nous devons
aussi porter cette croix que la chair et le monde font peser sur
les épaules de ceux qui poursuivent la justice et la paix»; en même
temps, cependant, «constitué Seigneur par sa résurrection, le
Christ, à qui tout pouvoir a été donné au ciel et sur la terre,
agit désormais dans le coeur des hommes par la puissance de son
Esprit..., il purifie et fortifie ces aspirations généreuses par
lesquelles la famille humaine cherche à rendre sa vie plus humaine
et à soumettre à cette fin la terre entière». Le Pape nous invite
lorsque nous sentons peser plus fortement la peine du travail, à
nous unir au Christ crucifié pour devenir co-rédempteur : «Dans le
travail de l'homme, le chrétien retrouve une petite part de la
croix du Christ et l'accepte dans l'esprit de rédemption avec
lequel le Christ a accepté sa croix pour nous.» (LE 26).
A.S.