À la découverte des églises viennoises (1) : la Karlskirche

Sylvain Perrot








Voici une petite rubrique que je tenterai d'honorer à chaque Sénevé, pour vous faire profiter aussi de mon séjour dans une des capitales européennes les plus catholiques. La ville de Vienne, beaucoup plus petite que Paris en superficie comme en population, n'en compte pas moins une grande densité d'églises, dont a la charge au premier chef l'archevêque de Vienne, Christof Cardinal Schönborn. Sur le plan local, on trouve aussi bien des églises gérées par le clergé séculier (en tête bien sûr le Stephansdom, symbole de la ville, mais aussi la Karlskirche, la Peterskirche, la Ruprechtskirche...) comme par le clergé régulier (Jesuitenkirche, Kapuzinerkirche, Dominikanerkirche, Franziskanerkirche...). Je vais donc tâcher de vous en faire découvrir quelques-unes, au gré de mes visites... Je commencerai tout simplement par la première que j'ai visitée après le Stephansdom, que je réserve pour le Sénevé de Noël!

Vienne et saint Charles Boromée



Si le grand saint patron de l'Autriche est saint Leopold, fondateur de l'État, les Autrichiens, et en particulier les Viennois, ont une grande dévotion pour saint Charles Borromée, qui sera fêté samedi 4 novembre.1 C'est une mémoire obligatoire, car son importance dépasse largement les frontières italienne et autrichienne où le saint s'est manifesté.

Fils cadet d'une noble famille italienne, né en 1538, il avait tout pour se laisser entraîner dans une vie facile et fastueuse2. Charles Borromée est neveu d'un pape, il est nommé cardinal à 22 ans, mais c'est seulement un titre honorifique: il n'est pas pour autant rentré dans les ordres, même s'il est pressenti pour une carrière ecclésiastique, parce qu'il est le deuxième garçon de la famille et que c'est une situation où l'on peut s'assurer une belle retraite... Aussi Charles est-il submergé de charges très lucratives: son revenu annuel était de 52.000 écus, soit plus de mille tonnes d'or fin! Il reçoit les revenus du diocèse de Milan, des abbayes de Mozzo, Folina, Nonatella, Colle et de quelques autres légations: Bologne, Spolète, Ravenne, etc... Il reste laïc, grand amateur de chasse et de musique de chambre. Mais contrairement à beaucoup d'autres, Charles est sensible à l'appel divin...

La conscience de son devoir est telle qu'il s'impose dans la vie mondaine et brillante de Rome par sa rigueur et son travail, là où il est plus souvent question de scandales financiers ou moraux. Il collabore efficacement à la reprise du Concile de Trente, interrompu depuis huit ans. Au moment de la mort subite de son frère aîné, alors qu'il pourrait quitter l'Église pour prendre la charge de chef d'une grande famille, il demande à devenir prêtre. Nous sommes en 1563.

Désormais il accomplit par vocation ce qu'il réalisait par devoir. Devenu archevêque de Milan, il crée des séminaires pour la formation des prêtres. Il prend soin des pauvres alors qu'il vit lui-même pauvrement, quand il aurait pu mener une vie de faste et de bombance. Il soigne lui-même les pestiférés quand une épidémie ravage Milan en 1576. Il demande à tous les religieux de se convertir en infirmiers. Les années passent. Malgré leur poids, il n'arrête pas de se donner jusqu'à l'épuisement. « Pour éclairer, la chandelle doit se consumer », dit-il à ceux qui lui prêchent le repos.

Charles n'a que 46 ans quand il entend que le Seigneur le rappelle auprès de lui: ses derniers mots seront «Seigneur, je viens.» C'est une immense foule qui l'accompagne dans sa dernière demeure, la cathédrale de Milan.

Et Vienne dans tout cela ? Bien des années plus tard, en 1713, se déclenche une terrible épidémie de peste à Vienne. Les victimes se comptent par centaines. L'Empereur de l'époque, Charles VI, adresse une prière désespérée à saint Charles Borromée, qui avait déjà lutté contre la peste de Milan. Si ce dernier exauce sa prière, l'Empereur promet d'ériger une église en son honneur. Et le miracle se produit: l'épidémie prend fin, et le souverain tient parole. Ainsi débutent les travaux de la Karlskirche. Cette peste de 1713 a profondément marqué l'histoire viennoise, et c'est sans doute un des événements qui a marqué le plus la ville: à maints endroits de la capitale en effet ont été érigées des Pestsaülen, c'est-à-dire des colonnes commémorant la peste, toutes dédiées à la Vierge (la plus belle se trouvant sur le Graben, une place qui conduit directement à la cathédrale Saint Étienne).




La Karlskirche, dans toute sa majesté.

Une architecture originale de von Erlach



Quand on voit cette église pour la première fois, l'étonnement domine pour qui est un peu familier de l'architecture sacrée. Disons plutôt que cette église, relevant essentiellement de l'art baroque, se distingue par certains ajouts qui n'ont rien de baroque. Comme vous l'explique l'audioguide, cette église doit être vue comme la synthèse géniale de l'art antique, de l'art baroque et des aspirations modernes du temps. Mais prenons le temps de bien comprendre comment s'organise l'ensemble avant de s'enthousiasmer — ou de crier au scandale.

L'architecte est un des plus grands dans le paysage culturel viennois: Johann Bernhard Fischer von Erlach. Il est déjà assez âgé quand il entreprend la construction de cet édifice, qui sera achevé par son fils. L'église, selon la rumeur, serait née d'une vision qu'Erlach aurait eue en haut de la colline romaine du Pincio. En effet, c'est d'une association assez inattendue que naît la Karlskirche: Erlach mêle colonne trajane, portique du Panthéon et dôme de Saint Pierre3. Ne fuyez pas tout de suite!

C'est bien sûr la façade qui surprend au premier abord. Le centre en est occupé par un escalier encadré par deux anges aux ailes déployées représentant l'Ancien et le Nouveau Testaments. Ces marches mènent à un pronaos4 d'ordre corinthien, couronné d'un fronton triangulaire, le tout directement imité de celui du Panthéon de Rome, oeuvre engagée par Agrippa, général et ami d'Auguste. Ce portique central, doté de six colonnes corinthiennes, est flanqué de deux autres colonnes, cette fois inspirées de la colonne trajane: ces deux colonnes en effet sont triomphales, car ornées de bas-reliefs en spirale illustrant, ici, la vie de saint Charles Borromée. L'une évoque la constance du sage, l'autre son courage. Or constantia et fortitudo, c'est la devise de Charles VI. Au sommet de ces colonnes se trouvent des «belvédères», petits édifices circulaires typiques du baroque.




La coupole de l'église.

Passons maintenant à la coupole, qui rappelle celle de Saint Pierre et surtout celle de Saint-Charles-aux-Quatre-Fontaines5 — le Charles en question étant lui aussi Charles Borromée, et non saint Charlemagne... — dans la mesure où il emprunte au tambour sa forme elliptique (celui de Saint Pierre à Rome est circulaire). Petite curiosité qui fait la célébrité de la Karlskirche: le dôme est coiffé d'un petit lanternon. C'est un petit édifice circulaire, comme au sommet d'un phare, auquel on peut accéder depuis l'intérieur, pour avoir une vue particulièrement intéressante de Vienne.

L'ensemble est entouré de deux pavillons qui permettent de faire contrepoids à la verticalité des colonnes, en donnant une assise proche de celle de Saint Pierre de Rome.




Les fresques de Rottmayr, représentant saint Charles Borromée.

Les fresques de Rottmayr



Deuxième grand nom de l'art sacré viennois: Johann Michael Rottmayr, grand peintre. C'est lui qui a magistralement décoré la coupole de la Karlskirche. L'église est relativement sobre, ce qui fait que le regard se porte instinctivement sur la coupole. Les fresques de Rottmayr ont pour sujet l'apothéose de saint Charles Borromée: l'ensemble est vraiment superbe.

Puis l'audioguide vous demande de tourner un peu la tête: comme on est à une époque où les protestants sont très mal vus à Vienne comme en France, un ange est représenté mettant le feu à une Bible de Luther jetée à terre...

La visite offre la possibilité, par l'intermédiaire d'un ascenseur, de monter au niveau de la coupole; un escalier mène ensuite jusqu'à la lanterne, si bien qu'on se retrouve parfois à portée de bras des fresques, ce qui est très impressionnant, surtout quand on regarde en bas. Notons ensuite la fresque qui surplombe l'orgue, une belle Sainte Cécile parmi les anges musiciens du même Rottmayr.


Et celle représentant sainte Cécile...

Quant au maître-autel, il représente le saint accueilli par les anges,oeuvre du polytechnicien6 von Erlach...


On termine par le maître-autel.

Il y aurait évidemment beaucoup à dire, mais je vous invite, si vous passez par Vienne, à vous rendre dans cette église assez surprenante...

S.P.
Index du numéro.