Cette Jérusalem céleste s'oppose, dans la pensée de
saint Augustin, à la cité des hommes, aux formes
toujours temporaires que revêt la dévastatrice et
dérisoire volonté de puissance d'hommes faibles et
déchus. Confronté à la prise de Rome, la Ville par
excellence, tombée en 410 aux mains des barbares,
l'intellectuel chrétien prend conscience que l'Empire
confondu par beaucoup, depuis sa christianisation,
avec le royaume de Dieu en train d'advenir, ne
représente qu'une forme transitoire de gouvernement.
L'absolu déserte l'état. L'effondrement de la
civilisation romaine, de sa civilisation,
enseigne à Augustin la primauté du Règne du Christ.
Il en tirera l'opposition qui structure la Cité de
Dieu, son oeuvre la plus connue avec les
Confessions : "Deux amours ont bâti deux cités
[...] ; l'amour de soi jusqu'à la haine de Dieu, la
cité des hommes [...] ; l'amour de Dieu jusqu'à la
haine de soi, la cité de Dieu." La présentation
antithétique et hyperbolique de l'ancien rhéteur, qui
écrivait alors pour un public païen sensible aux
séductions du langage, ne doit pas nous faire oublier
l'essentiel, l'amour de Dieu à l'oeuvre dans Sa
Providence depuis la création du monde, amour de Dieu
révélé dans l'histoire et les écritures de Son peuple
Israël, jusqu'à l'Événement suprême, la grâce de
l'Incarnation, la mort et la Résurrection du Fils de
Dieu, et l'annonce de la Bonne Nouvelle à l'humanité
entière. La Civitas Dei, offerte à tout homme qui
accepte humblement cette grâce pour devenir
concitoyen du Christ, est ainsi déjà présente dans
l'histoire humaine, de manière cachée ; elle sera
révélée à la consommation des siècles, où nous aurons
sans doute quelques surprises... En effet elle ne se
confond pas avec l'Église visible, pas plus qu'elle
ne se superposait à l'ordre romain : saint Augustin
considère que l'Église, en lançant le filet de
l'Évangile, ramène nécessairement toutes sortes de
poissons au fond du bateau, et que le tri entre les
bons et les mauvais n'incombe qu'à Dieu, au jugement
dernier. L'Église temporelle ne peut ni ne doit être
une église de purs : il faut laisser croître les
semences sur son sol maternel, la laisser former ses
enfants avec patience et miséricorde, jusqu'au jour
de la moisson céleste où le blé sera entassé dans les
greniers, enfin séparé de l'ivraie. Sur ce point,
saint Augustin s'est farouchement opposé aux
schismatiques donatistes pour défendre l'unité de
l'Église.
La recherche constante de la vérité a conduit saint Augustin à combattre
toutes les hérésies de son temps; en particulier, la fidélité à l'Amour
l'a porté à "rendre à Dieu ce qui est à Dieu", à reconnaître et confesser
la toute-puissance de la grâce de Dieu en s'opposant au pélagianisme
naissant. Augustin y a gagné son titre de "docteur de la grâce", associé à
la réputation de théologien pessimiste et sévère. Certes, son affirmation
de la corruption radicale de l'humanité depuis le péché originel, qui
affecte même les nouveaux-nés, peut sembler désespérante : l'homme est
impuissant à faire son salut, trop débile pour accomplir le bien par
lui-même, contrairement à ce qu'affirme le moine Pélage. Mais saint
Augustin affirme simultanément la toute-puissance de la grâce de Dieu dans
le Christ Jésus et Sa miséricorde infinie : cette espérance fondamentale
lui arrache le cri de reconnaissance des Confessions ; non, Dieu
n'abandonne pas l'homme pécheur à sa perte inévitable, il le guide, le
conduit, le nourrit de Sa Vérité même, le Christ incarné, mort et
ressuscité pour nous. L'obstination, les excès parfois, qui marquent la
polémique anti-pélagienne ne pourraient se comprendre sans se référer à
l'expérience personnelle de saint Augustin, au chemin de conversion où
il a puisé la certitude de la déchéance humaine et de la toute-puissante
sollicitude divine ; autant qu'il a pu, le philosophe Augustin s'est
dressé en faveur de la liberté humaine, mais comme il le déclare lui-même,
"à la fin, la grâce a vaincu".
D'autres témoignages ont mené saint Augustin à la
conversion, témoignages reçus par la parole ou
l'écriture. La "scène du jardin" de Milan, où se
concentre l'expérience décisive du renoncement au
péché et de la vocation à suivre le Christ, est
préparée par le récit d'un ami qui revient de Trèves
avec des nouvelles extraordinaires : il a assisté à
la conversion radicale d'une de ses connaissances,
tombée par hasard sur le passage de la Vie de saint
Antoine où saint Athanase relate la conversion du
jeune homme ; le père des moines du désert avait
abandonné tous ses biens en entendant la parole du
Christ à l'homme riche, "Va, vends tout ce que tu
as, et suis-moi." : ainsi agira le camarade de
Trèves, ainsi agira le futur saint Augustin quelques
minutes après ce récit, en lisant une exhortation de
saint Paul à quitter le péché. L'apôtre Paul est de
fait le grand modèle de saint Augustin dans la vie
chrétienne, le saint auquel le pécheur Augustin se
réfère le plus volontiers : "Je ne fais pas le bien
que je veux et commets le mal que je ne veux pas."
(Romains VII, 19). L'exemple du persécuteur de
l'Église qui fut apôtre par la grâce du Christ
soutiendra Augustin sa vie durant.
Sainte Monique, saint Ambroise, saint Antoine, saint
Athanase, l'humble converti de Trèves, saint Paul, et
tant d'autres après la conversion, saint Paulin de
Noles, saint Jérôme avec qui les relations furent
souvent tendues... Cette litanie nous montre saint
Augustin soutenu par le témoignage de ses frères, par
la communion des chrétiens sur son chemin de foi. Le
docteur de la grâce, le chercheur de vérité, l'amant
de la Parole de Dieu, le prédicateur infatigable,
l'évêque plein de sollicitude envers les frères qui
lui étaient confiés est solidaire de tous les membres
du Christ dans son pèlerinage vers la Jérusalem
céleste. "Ama et fac quod vis , aime et fais ce
que tu veux"! : c'est la parole qu'on se plaît
souvent à retenir du grand saint ; recevoir l'amour
de Dieu du Frère par excellence, le Christ, et de
tous Ses frères adoptifs, y répondre en suivant le
Christ au service du peuple chrétien, telle est la
voie de la sainteté selon saint Augustin.
Article paru dans Sénevé
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