Derrière ce titre très docte et un peu barbare se cache le premier texte doctrinal de toute l'histoire que l'Eglise catholique romaine et les communautés membres de la Fédération Luthérienne Mondiale ont signé ensemble, le 31 octobre 1999, dans la ville d'Augsbourg en Allemagne.
L'émergence de ce texte hors des bureaux de quelques théologiens et sa reconnaissance officielle au niveau ecclésial sont, selon les points de vue, enthousiasmantes ou gênantes ; sa signature est en tout cas un défi et nous force à sortir du statu quo. La "Déclaration commune" a le courage de poser à nouveaux frais la question fondamentale des rapports entre l'homme et Dieu ; sa signature a le mérite de couper court aux appels parfois routiniers à la prière commune, à l'engagement social commun, à la conversion commune, pour nous forcer à redéfinir l'oecuménisme et ses fins à très court terme. Car ce qui est en jeu dans un texte doctrinal tel que celui-ci, ce n'est pas une quelconque pratique oecuménique "en option", mais la Vérité à laquelle nous adhérons - comme à l'époque où nos deux confessions luttaient chacune contre l'hérésie adverse, mais sous une toute autre forme : la signature de la "Déclaration commune" nous fait passer du plan de l'interrogatoire, de la polémique ou du dialogue en tête à tête à celui de la "déclaration commune" - précisément : à la face du monde, nous proclamons notre accord dans la compréhension du salut en Jésus-Christ.
Cet enjeu immense a suscité des passions au sein de chacune des confessions. La signature du texte ne résout pas la question : il dépend à présent des deux partenaires de lui donner du poids et de l'influence, de le faire intervenir dans le domaine missionnaire pour l'annonce du salut au monde, et de le prendre en compte dans le dialogue oecuménique en déterminant dans quelle mesure ce texte lie les deux confessions concernées.
Il est difficile de montrer la légitimité de cet accord. Tant du côté catholique que du côté luthérien, des voix autorisées s'élèvent pour en critiquer le contenu, la forme ou les objectifs. Je vais essayer d'éclairer les intentions du document, d'en montrer la portée et les difficultés, et de faire comprendre la démarche qui a conduit à son élaboration. Le premier défaut de la "Déclaration commune" est d'être un texte dogmatique et abstrait - il ne tient qu'à nous de le faire vivre ! Je choisis néanmoins de donner à cet article une fonction d'information, et de privilégier par conséquent autant que je le peux l'exactitude terminologique et doctrinale, aux dépens de développements plus généraux sur la grâce et l'action de Dieu pour l'homme. J'espère n'être pas trop aride, et rester compréhensible. D'autre part, cet article est sujet à la critique d'autant plus qu'on y trouvera beaucoup de formules simplificatrices, malgré sa longueur(!). J'ai pris le parti de ne pas le rallonger encore par des exemples et des citations sans fin. A tous ceux qui désirent obtenir plus d'informations sur l'accord, je conseille de lire la "Déclaration commune" elle-même1 : si ces pages parviennent à débroussailler un peu le terrain, elles auront atteint leur objectif. Les premières parties proposent une synthèse des remarques et des développements glanés au hasard des conférences, des lectures et des conversations sur le thème auxquelles j'ai eu accès ; quant à la dernière partie, je l'assume entièrement - c'est en quelque sorte un credo personnel, et une invitation à prier pour ce texte2.
C'est Paul qui le premier pose la question de la liberté de l'homme devant l'action divine : est-ce que l'agir humain intervient en quelque manière dans l'économie du salut ? Le problème met ensuite face à face Augustin et les pélagiens. Selon Augustin, la liberté de l'être humain est entravée par le péché originel, et l'homme dépend de l'initiative de Dieu pour être sauvé ; selon Pélage, le libre arbitre de l'homme lui donne la capacité de faire son salut. Pélage est déclaré hérétique, mais la tension entre les deux doctrines se maintient dans l'Eglise jusqu'à la Réforme ; c'est alors que Luther tranche en faveur d'Augustin de manière si radicale qu'il oblige Rome à prendre parti à son tour.
Luther s'oppose à l'approche scolastique héritée du Moyen Age. La théologie médiévale tardive insiste sur la faculté de l'homme à se préparer librement à l'obtention de la grâce, et à être ainsi digne de la recevoir. D'autre part, elle conçoit la justification comme une transformation de l'individu, l'acquisition d'un état moral et spirituel particulier sous l'effet de la présence divine dans l'âme. A la faveur de ce nouvel état qui provoque l'accomplissement des oeuvres d'amour, je me définis comme chrétien par mes actes, "je suis ce que je fais", l'amour (c'est-à-dire les oeuvres bonnes) est la preuve nécessaire de l'être nouveau du justifié ; la foi est complétée par des oeuvres d'amour et ne suffit pas elle seule pour vivre en juste devant Dieu. Foi et amour sont deux réalités distinctes, la foi consistant simplement à ne pas douter d'une vérité, et l'amour étant la conséquence de l'état moral nouveau créé par la grâce. Le péché est l'acte singulier par lequel est rompu momentanément cet état.
Luther au contraire insiste sur la permanence du péché dans la vie humaine, et reprend à son compte les catégories bibliques : le péché est la volonté de l'homme de vivre sans Dieu (et non pas simplement tel ou tel type d'actes mauvais) ; la grâce justifiante de Dieu n'est pas l'attribution d'un état nouveau à l'âme, mais une nouvelle relation entre Dieu et l'homme par le pardon, reçu dans la foi. La foi saisit le fait, décisif et toujours premier, que Dieu choisit de nous considérer comme si la justice du Christ était la nôtre. Cette justice, nous ne pouvons jamais la posséder, la cultiver ou la développer ; elle nous reste étrangère. Il n'est plus question de quelque permanence (habitus) de la grâce qui nous serait inhérente. L'homme n'est pas dispensé pour autant de pratiquer les oeuvres d'amour, mais celles-ci ne sont pas décisives, elles ne sont que la face visible de l'action de la grâce, ou de la foi, c'est-à-dire de la relation rétablie par la déclaration de Dieu affirmant que l'homme est son enfant. "Je suis défini par Dieu comme son enfant, je fais ce que je suis" : l'acte est la traduction d'une attitude beaucoup plus fondamentale. Le péché n'est pas l'acte répréhensible moralement, mais la rupture de la relation avec Dieu, qui entraîne cet acte, et l'amour n'est pas la pratique éthique des oeuvres bonnes, mais la relation recréée par Dieu, qui permet ces oeuvres, c'est-à-dire la foi, ou confiance, confondue avec la grâce.
Le Concile de Trente revient à une terminologie paulinienne et augustinienne, mais pour affirmer ceci : par le péché originel, la nature a été déchue, mais non pas irrémédiablement corrompue. Les hommes naissent privés de la justice originelle mais, par le mérite de Jésus-Christ, ils sont lavés du péché par le baptême qui ne leur laisse que la concupiscence contre laquelle, moyennant la grâce de Dieu, ils peuvent lutter victorieusement. Si le décret commence par repousser toute possibilité de l'homme de se justifier par ses propres forces, il affirme que la justification ne saurait avoir lieu sans que l'homme y contribue, aussi bien en se mettant en condition de recevoir la grâce initiale qu'en la développant par des oeuvres bonnes jusqu'à la persévérance finale. Les condamnations réciproques demeurèrent sans effet, et la rupture fut consommée.
L'élaboration du document résulte d'un constat de la recherche théologique : les discours des deux confessions n'étaient pas si contradictoires. Les théologiens protestants de cette fin du vingtième siècle développent une nouvelle compréhension du Concile de Trente ; et du côté de l'Eglise catholique, Vatican II entérine dans une certaine mesure les intuitions fondamentales de Luther.
Comment cette nouvelle compréhension est-elle possible ? Elle ne vient
pas d'une réduction des différences : dès le départ, il est clair que
l'on a affaire à deux conceptions dissemblables de la
justification. "Elles diffèrent par leurs accents, mais également par
les formes de pensée qui se trouvent à l'arrière-plan. Pour le dire en
bref : la doctrine catholique de la justification souligne avant tout
le renouvellement opéré par la grâce dans la vie de l'homme, tandis
que la doctrine luthérienne comprend la justification comme le
renouvellement du rapport entre Dieu et l'homme5." La recherche théologique contemporaine s'est efforcée de distinguer, derrière les formulations des deux confessions, les catégories de pensée utilisées. La théologie catholique adopte un langage ontologique, s'efforçant de qualifier l'être, ou l'état nouveau du chrétien justifié ; la théologie luthérienne emploie des catégories personnelles, qui tentent de décrire la relation dynamique et changeante de l'homme avec le Dieu justifiant.
Sur la base de ce constat, les théologiens engagés dans le dialogue ont élaboré une méthode oecuménique très précise, qui n'opère pas une synthèse entre les différentes approches, mais démontre qu'il existe entre elles une corrélation selon un rapport de "différence réconciliée", de "consensus différencié", ou de "réconciliation des différences". Ces expressions signifient qu'il existe un lien entre deux types de discours : l'un, qui exprime l'accord constaté et le déclare suffisant, l'autre, qui décrit les différences qui demeurent, et explique pourquoi, sur la base de l'accord, ces différences ne sont plus séparatrices, mais légitimes.
Ce n'est pas un "artifice herméneutique douteux" : il correspond au plus profond à l'unité de l'Eglise que nous cherchons : une unité qui ne signifie pas uniformité. La philosophie au XXème siècle a permis d'établir une nette distinction entre ces deux concepts. Le but des dialogues n'est pas le dépassement des différences, mais le dépassement du caractère séparateur de ces différences ; de même qu'unité ne signifie pas uniformité, le terme de différence n'implique pas la rupture. "(...) l'enjeu ne réside pas dans le fait même qu'il y ait différence, mais dans l'appréciation de cette dernière6."
Il s'agit simplement de dire qu'en ce qui concerne la justification, les doctrines professées par nos deux confessions sont suffisamment proches pour pouvoir cohabiter au sein d'une seule Eglise. Le document tente d'élargir à l'autre confession le constat que nous faisons déjà, chacun de notre côté, dans le cadre de nos communautés : nous pouvons être en communion de foi, sans décrire cette foi avec les mêmes termes mot pour mot ; entre nous demeurent des différences légitimes, qui n'entravent pas nos relations, mais enrichissent notre prière. Ainsi, les deux anthropologies différentes qu'on vient de décrire coexistent également au sein de chacune des deux familles confessionnelles.
La DC est le premier texte officiel qui met en oeuvre cette nouvelle conception, dans cinq parties successives. Après un préambule, elle s'ouvre sur une plongée commune dans la Bible, qui rappelle les différents termes employés dans le Nouveau Testament pour décrire l'action de Dieu pour les hommes en Jésus-Christ. C'est une démarche simple permettant d'aller au bout des caricatures, de montrer au partenaire luthérien que la Bible propose, en-dehors du terme paulinien de "justification", d'autres notions pour évoquer le don du salut, et pour engager le partenaire catholique à s'approprier le mot "justification" pour décrire sa propre vie de chrétien, sans voir surgir aussitôt le fantôme de LutherŠ Cette partie s'intitule fort justement : "Le message biblique de la justification" ; la découverte de Luther ne doit pas être figée en doctrine, elle est "message", "bonne nouvelle", "évangile".
Puis la DC constate que la rupture du XVIème siècle a été suscitée au premier chef par des interprétations divergentes de ce "message", ce qui fait d'un accord sur la justification un élément fondamental du dialogue luthéro-catholique.
La troisième partie du document exprime notre "compréhension commune de la justification", sous la forme d'une confession de foi : "§15 Nous confessons ensemble : c'est seulement par la grâce par le moyen de la foi en l'action salvifique du Christ, et non sur la base de notre mérite, que nous sommes acceptés par Dieu et que nous recevons l'Esprit Saint qui renouvelle nos coeurs, nous habilite et nous appelle à accomplir des oeuvres bonnes."
Ce consensus est considéré comme suffisant pour supporter toutes les différences expliquées dans la quatrième partie. Celle-ci développe longuement sept aspects particuliers de la doctrine de la justification dans lesquels les accentuations catholique-romaine et luthérienne sont différentes. La structure de chaque paragraphe est la même : il s'agit de plusieurs sous-ensembles d'affirmations consensuelles ("Nous confessons ensemble que (...)") étayées ensuite par deux accentuations différentes possibles sur la base de l'accord ("Lorsque les catholiques / les luthériens affirment que (...), ils considèrent que (...)"). Chaque confession doit alors se redéfinir elle-même, non plus de manière négative et polémique, mais en renvoyant au partenaire dans un discours positif. Il s'agit de vérifier si le consensus est suffisant, à propos des divers points particuliers sur lesquels s'est cristallisée la controverse : la corruption de la nature humaine (le péché a-t-il tellement corrompu l'homme qu'il est passif face à la grâce divine ?), la concupiscence (après le don de la grâce, c'est-à-dire après le baptême, l'homme reste-t-il sous le pouvoir du péché ?), le rapport entre la foi et les oeuvres (la grâce agit-t-elle en l'homme au point que par les oeuvres qu'il accomplit elle devienne son propre bien ?), la justification "extérieure" ou "intérieure" (la grâce n'est-elle qu'une couverture jetée sur le péché de l'homme, une sentence juridique, ou le transforme-t-elle de l'intérieur ?), les conséquences éthiques de la justification (comment comprendre les préceptes de la Loi à la lumière de la grâce?), la certitude du salut (la grâce divine est-elle une "assurance tous risques" ?), et la question du mérite (comment comprendre l'idée de "progrès" du chrétien, si l'homme est justifié gratuitement ?).
On voit que la DC ne se contente pas d'un accord minimal à bas prix, et montre un rare courage dans l'expression des "questions qui fâchent". Bien plus, au-delà même de la compatibilité des différences ici formulée, chaque partenaire est invité à accepter son vis-à-vis comme instance critique de sa foi ; en ce sens, la cinquième partie conclut que les anathèmes du XVIème siècle gardent leur fonction d'avertissement et de garde-fou contre de fausses compréhensions de la doctrine de la justification (toujours possibles de part et d'autre), sans atteindre toutefois le partenaire aujourd'hui. La DC invite les catholiques à veiller sur leur petit frère luthérien, et les luthériens à veiller sur leur grand frère catholique (si, si !) - sans se sur-veiller..." Personne (= les catholiques) ne peut condamner et accuser d'apostasier la foi chrétienne ceux qui (= les luthériens), faisant l'expérience de la misère de leur péché, de leur aversion pour Dieu, de leur manque d'amour pour Dieu et pour leur prochain, se confient dans la foi seule au Dieu qui sauve, sont certains de sa miséricorde et cherchent à faire en sorte que leur vie corresponde à leur foi - et cela quand bien même il faudra toujours demander aux chrétiens et aux théologiens qui sur les traces des réformateurs pensent ainsi, si, tout en ayant gravement conscience de leur péché, ils ne minimisent pas dans leur pensée la puissance régénératrice de Dieu.
Mais personne (= les luthériens) ne peut condamner et accuser d'apostasier la foi chrétienne ceux qui (= les catholiques), pénétrés profondément de la puissance illimitée de Dieu, mettent l'accent avant tout, y compris dans le processus de la justification, sur la gloire de Dieu et sur la victoire de son agir de grâce envers l'homme, et qui, par rapport à cette action miséricordieuse, considèrent comme seconds, au sens précis de ce terme (= qui suit), la défaillance et le manque d'empressement de l'homme - et cela quand bien même il faudra toujours demander aux chrétiens et aux théologiens qui sur les traces du Concile de Trente pensent de même, s'ils saisissent avec une gravité suffisante la misère du péché7."
C'est une action de grâce qui clôt le document : "§ 44 Nous rendons grâce à Dieu pour ce pas décisif dans le dépassement de la séparation des Eglises. Nous prions l'Esprit Saint de continuer à nous conduire vers cette unité véritable qui est la volonté du Christ."8
Le texte s'accompagne d'une "Annexe", qui prend en compte les
demandes d'"éclaircissements" de l'Eglise catholique après l'adoption de la DC par la Fédération luthérienne mondiale en juin 1998. Faisant appel aux textes confessionnels luthériens du XVIème siècle, l'"Annexe" travaille en particulier sur la notion de "péché" telle qu'elle est comprise dans les deux confessions. Elle souligne que "la parole de Dieu n'est pas seulement une information sur quelque chose qui arrive ailleurs, mais une parole efficace au milieu de nos vies9", qui nous transforme réellement, même si le péché garde tout son pouvoir (A); elle affirme que l'homme n'est pas pécheur "par nature" (B) ; elle explique ce qu'on peut entendre par le terme de "coopération" en confirmant que nous sommes appelés à agir dans le monde après l'action de l'Esprit Saint en nous (C), et que le Seigneur nous demandera de rendre compte de la manière dont nous avons fait fructifier sa grâce (D).
C'est cette "Annexe" qui a été signée le 31 octobre dernier ; la DC elle-même a déjà été adoptée à Genève en juin dernier.
"On peut résumer la DCJ en une phrase : Nos Eglises s'accordent pour affirmer que nous annonçons le même salut dans le même Christ10." L'affirmation n'a rien de bien original en apparence, et risque fort de décevoir les impatients. Pourtant, le contenu du texte tel qu'il se présente dans sa dernière version, accompagné de l'"Annexe", ne provoque pas l'approbation unanime, c'est le moins qu'on puisse dire.
Du côté luthérien, beaucoup de théologiens ont l'impression qu'on est en train de trahir l'essence même du message de la Réforme, pour le faire entrer dans un cadre catholique-romain auquel le Vatican n'a pas renoncé en s'associant à cet accord. Ainsi, le document semble se fonder de manière privilégiée sur les textes dogmatiques du XVIème siècle, aux dépens de l'Ecriture. Dans la DC déjà, qui utilise abondamment un vocabulaire paulinien, l'exégèse récente de l'Epître aux Romains constate un emploi à contre sens du terme de "justification" avec ses implications. Bien plus, l'"Annexe", pour beaucoup de luthériens, donne rétrospectivement à l'ensemble de l'accord des accents nettement tridentins. Les contradicteurs luthériens posent ainsi le problème de l'autorité doctrinale des textes confessionnels de la Réforme, qui n'ont pas valeur canonique dans le luthéranisme au même titre qu'un dogme conciliaire dans le catholicisme : l'exégèse biblique contemporaine peut modifier l'interprétation de Luther, et dans ce cas un accord fondé sur les termes de Luther voit sa valeur fortement contestée. Au contraire, la partie catholique ne peut pas revenir sur une décision canonique prise dans l'Eglise par le passé, et ne lève pas, par conséquent, les anathèmes prononcés par le Concile de Trente. Luther demeure un hérétique. Le dialogue semble donc déséquilibré, d'un point de vue luthérien. Enfin, il faut souligner ici que le protestantisme au sens large comprend bien d'autres dénominations que le luthéranisme seulement. Certes, le texte d'accord a été conçu de manière à pouvoir recevoir encore à l'avenir la signature d'autres familles confessionnelles. Il n'en reste pas moins que l'Alliance Réformée Mondiale en particulier regrette de n'avoir pas été consultée.
Les réticences au contenu du texte sont peut-être moins violentes du côté catholique, surtout depuis l'adoption de l'"Annexe" ; toutefois, la partie catholique se défend elle aussi d'être bien représentée dans la DC. La DC dit explicitement qu'elle "ne contient pas tout ce qui est enseigné dans chacune des Eglises à propos de la justification (§5)". Cette phrase entend souligner que le document n'invalide pas les textes confessionnels sur la justification qui existent déjà de part et d'autre ; mais elle peut être interprétée aussi de manière négative, et faire du consensus un vague accord ad minima ; c'est en ce sens que l'évoquent parfois les responsables catholiques, considérant, semble-t-il, que la question de la justification telle qu'elle est exposée ici est un problème exclusivement luthérien, ou situé à l'extrême gauche augustinienne de l'Eglise catholique.
Dans la mesure où chacune des deux parties a tendance à vouloir tirer la couverture à elle, l'accord éveille forcément les soupçons. La méthode de "réconciliations des différences", approuvée pourtant par les Eglises dans l'"Annexe", est ici en cause. Les adversaires du texte démontrent qu'il subsiste des nuances entre les deux familles confessionnelles ; c'est exactement ce que dit la DC - à ceci près qu'elle ne considère plus ces nuances comme séparatrices. Le texte de l'accord n'invalide pas les développements proprement luthériens ou proprement catholiques sur la justification, mais il en impose la relecture à la lumière critique de la compréhension du partenaire. Il est rejeté forcément par ceux qui, plus ou moins consciemment, cherchent à faire adhérer le partenaire mot pour mot à leur propre position. Le problème est-il d'ordre théologique, ou faut-il y voir un repli identitaire ? Dans les pays où l'une des deux familles confessionnelles est minoritaire, la question est particulièrement délicate : si la luthériens signent avec l'Eglise catholique un accord sur le point doctrinal qui a provoqué la rupture, en quoi sont-ils encore luthériens ? et l'Eglise catholique n'est-elle pas en train de se "protestantiser" ?
Le texte est très affaibli par les derniers développements de l'affaire, ce qui l'expose plus largement encore à la critique des fidèles. L'oecuménisme "de la base" considère que l'accord est en retard, alors que les théologiens le refusent parce qu'il va trop loin. Pourtant, le document propose un message à porter : la signature de ce texte entraîne des liens concrets entre nous tous et à l'Evangile. Moderne ou anachronique ? Il ne s'agit pas seulement de nous réunir à l'intérieur du corps du Christ, mais aussi d'annoncer une "bonne nouvelle" à la face du monde. Le cardinal Ratzinger voit dans la mission le but essentiel de ce texte : "Si Dieu est pris au sérieux, le péché est une chose sérieuse. Et c'était ainsi pour Luther. Maintenant, Dieu est assez loin, le sens de Dieu s'est beaucoup affaibli et, pour cette raison, le sens de la grâce s'est aussi beaucoup affaibli. Nous devons maintenant trouver ensemble, dans le contexte actuel, le moyen d'annoncer Dieu, le Christ, d'annoncer ainsi la beauté de la grâce. Car si l'on n'a pas le sens de Dieu, si l'on n'a pas le sens du péché, la grâce ne dit rien. Et c'est en cela que consiste, selon moi, la nouvelle tâche oecuménique : pouvoir comprendre et interpréter ensemble, de façon accessible, d'une façon qui touche le coeur des hommes d'aujourd'hui, ce que signifie le fait que le Seigneur nous a rachetés, nous a donné la grâce11."
Cependant, cet élan missionnaire ne doit pas faire oublier l'autre aspect de la question : "(...) la percée opérée par la DC ne réside pas tant dans la constatation d'un consensus dans la compréhension du salut que dans la sanction ecclésiale de ce consensus12." S'il a fallu trente années pour obtenir l'aval des Eglises sur un thème où l'accord avait été constaté de longue date, c'est qu'il met en jeu autre chose encore que l'explication de la doctrine de la justification. La DC n'est pas un nouveau texte. La question est la suivante : "Passerons-nous d'un consensus de théologiens à un consensus d'Eglises ?"
La radicalisation du conflit entre luthériens et catholiques s'est
produite après le Concile de Trente : des deux côtés, on s'est
satisfait de la séparation, car la doctrine de la justification et du
salut par la grâce seule a eu du côté de la Réforme des conséquences
pastorales et ecclésiales (refus de la médiation de l'Eglise et des
sacrements) à partir d'une intuition qui ne peut pas nous
séparer. Certains débats étaient de faux débats. La séparation s'est
faite sur la question de la justification, faussement : il s'agissait
en fait des conséquences de la question de la justification
(sotériologie) dans le domaine de la pratique des Eglises
(ecclésiologie). "A la différence des luthériens qui définiront par
exemple les sacrements ou les ministères en référence directe au seul
message du salut, les catholiques feront intervenir, à côté de ce
message essentiel, la tradition ou les structures ecclésiales. Ils
considèrent l'approche luthérienne comme réductrice par rapport à
l'ensemble du mystère de la foi, les luthériens voyant pour leur part
intervenir dans le catholicisme des données auxquelles ils ne
sauraient conférer pareille autorité. Cette problématique n'est pas
nouvelle, mais la DC en a montré toute la difficulté13." L'Eglise romaine reconnaît la primauté de l'action de Dieu en Jésus-Christ, mais, alors que la doctrine de la justification, dans l'Eglise catholique, est première "chronologiquement", dans la théologie luthérienne elle est première aussi hiérarchiquement. Dans le luthéranisme, la doctrine de la justification est l'unique critère à l'aune duquel il faut mesurer la conformité de nos pratiques ecclésiales à l'Evangile. Or, la DC dit expressément : la doctrine de la justification est " un14 critère indispensable qui renvoie sans cesse l'ensemble de la doctrine et de la pratique des Eglises à Christ (§18)". C'est sur cet article indéfini que l'opposition luthérienne à l'accord est la plus virulente : on ne peut conclure un accord sur le point doctrinal qui soutient tous les autres en le séparant de ses conséquences et du mystère de la foi dans sa totalité. Dans la pratique, il faut en passer par là si on veut faire progresser le dialogue sans attendre un accord global.
Toutefois, l'Eglise catholique reconnaît elle aussi dans l'"Annexe" que "la doctrine de la justification est la mesure ou la pierre de touche de la foi chrétienne. Aucun enseignement ne peut aller à l'encontre de ce critère." On peut donc poser la question : "En quel sens la doctrine de la justification pourrait-elle être un critère pour l'Eglise catholique ? De quelle façon les autres doctrines, comme celle des sacrements, du ministère et de la primauté de l'évêque de Rome, se rapportent-elles à la doctrine de la justification15 ?" D'autre part, en signant la DC, l'Eglise catholique accepte de dialoguer à égalité avec un partenaire appelé, selon la vision traditionnelle, à ne devenir qu'une composante spirituelle parmi d'autres s'il réintègre l'Eglise romaine. Les demandes d'éclaircissements émises par le Vatican avant la rédaction de l'"Annexe" mettaient en cause l'autorité de la signature luthérienne. Le texte final rattrape ce "dérapage" et déclare que "l'Eglise catholique et la Fédération luthérienne mondiale ont entamé le dialogue et l'ont poursuivi en partenaires dotés de droits égaux (par cum pari)". Cette affirmation n'est-elle pour l'Eglise catholique qu'une concession pratique destinée à ne pas retarder plus encore la signature ? Les responsables catholiques ont tendance à passer sous silence les conséquences ecclésiales que pourrait avoir ce texte, en privilégiant son message et son orientation missionnaire. Cependant, le salut par "l'agir salvifique de Jésus-Christ" que nous proclamons ensemble dans l'accord demande qu'on prenne au sérieux aussi le don de grâce qu'a reçu notre partenaire, et que par ce texte nous lui reconnaissons. L'Eglise catholique ne reconnaît pas ici les luthériens comme une Eglise à part entière, mais elle renonce officiellement à les considérer comme des hérétiques en ce qui concerne la doctrine de la justification. Peut-elle s'en tenir là ?
Ce texte est finalement une immense question : il exige une redéfinition du mouvement oecuménique, de sa méthode et de ses objectifs. Il ne prétend aucunement être un point d'arrivée, au contraire ; mais il dépend de nous d'en faire un départ. Sera-t-il un simple accord diplomatique, par lequel aucune des deux parties ne se sent vraiment liée, mais qui est indispensable pour nous convaincre nous-mêmes que nous prenons encore au sérieux la prière du Christ pour l'Unité ? Sera-t-il une base pour des dialogues ultérieurs, et permettra-t-il à ce titre de faire un pas de plus vers la communion sacramentelle ? Accepterons-nous, dans les deux confessions, de nous laisser interpeller par ce texte ? Aux luthériens, il faut demander : les catholiques sont-ils décidément rétifs à la grâce ? (!) Si l'on ne parvient pas à donner une réponse positive "sans contredit", la "Déclaration commune" a du sens. Aux catholiques, il faut demander : Dieu parle-t-il aussi dans les communautés ecclésiales issues de la Réforme ? Si l'on ne parvient pas à donner une réponse négative convaincue, la "Déclaration commune" a du sens. Dans le renoncement à la polémique à tout prix, cela est vrai, chacune des deux confessions prend un risque immense.
Que nous dit-elle ? Elle avoue, en filigrane, dans son audace et dans ses prudences, la certitude qui lui a donné naissance, la fidélité à l'appel biblique : "Professez la vérité dans l'amour" (Ephésiens IV, 15). L'oecuménisme est un des lieux où la charité guide la méthode dogmatique16.
Toute dogmatique a tendance à être identitaire et apologétique. Trop, peut-être ? Non qu'elle ne se confronte à d'autres systèmes de pensée ; mais elle ne les écoute que pour s'élaborer elle-même par opposition, puis jette un voile sur l'adversaire et fait taire les "hérétiques". La DC enraye cette mécanique : l'oecuménisme est un lieu où se réalise le christianisme comme religion de l'altérité. L'autre y est beaucoup plus irréductible que partout ailleurs : il n'est pas adversaire, ni seulement partenaire, mais co-auteur de la somme théologique. Comment en est-on arrivé là ?
L'oecuménisme ainsi compris implique une renonciation à la coexistence pacifique après la guerre brûlante des persécutions réciproques et la guerre froide de l'ignorance, pour entrer dans l'ordre de la charité. Il ne suffit pas de rester dans l'ordre du statu quo, et de tolérer simplement, avec politesse et courtoisie, que l'autre soit autre. Il ne s'agit pas non plus de voir dans notre interlocuteur notre semblable - ce qui nous dispense d'y regarder de plus près - à qui il manque quelque chose, un sous-chrétien, ou un chrétien approximatif. La charité alors devient condescendante et l'on inculque la vérité avec amour - ou sans bûchers -, au lieu de professer la vérité dans l'amour. Mais la charité n'est pas seulement un précepte éthique qui vient orner la sentence de vérité ; elle précède la formulation dogmatique comme le critère de la vérité la plus vraie. Les différences alors ne sont plus considérées intellectuellement, mais contemplées intimement. Cette démarche est fondamentalement ecclésiale car elle a pour but l'identité ou l'union dans l'altérité, la com-munion, qui nous permet de pénétrer dans la foi de nos frères sans risque de fusion, et de les comprendre de l'intérieur. La charité alors n'est pas un mot d'ordre mièvre et naïf, mais l'exigence la plus haute qui soit : elle n'est plus seulement le ton de la phrase, ou le sourire qui l'accompagne, mais sa syntaxe, modelant la Vérité et la cherchant.
Car il faut poser la question avec hardiesse : où est la Vérité ? puis-je juger que mon voisin sera damné ou non ? Le renoncement à la polémique et à l'anathème comporte un grand risque. Aurait-on cédé, pour signer la DC, à des impulsions personnelles, à des souffrances vécues, plus qu'au souci de la Vérité ? La charité est aussi le courage de la contemplation - en oecuménisme, le courage de poser les questions telles qu'elles sont, sans chercher les solutions dans la demi-mesure ("ils détiennent un peu, beaucoup, passionnément la vérité") ou dans l'échappatoire du "Dieu reconnaîtra les siens".
Comment relier intimement l'exigence de charité et l'appel de la vérité sans brader l'une ni l'autre ? Comment puis-je refuser la position de mon interlocuteur sans tomber dans une compassion de surface ? Comment puis-je accepter les dogmes de mes frères sans mettre ma propre confession de foi en péril ?
La "Déclaration commune" ne brouille pas les frontières confessionnelles, elle n'est pas une esthétique et impatiente tentative de noyer la question, mais elle constate avec lucidité le brouillage existant depuis toujours entre la sagesse divine et les dogmes formulés par les hommes. L'oecuménisme propose aux théologiens cette certitude pour guider le travail dogmatique : Dieu seul détient la connaissance et la sagesse. Il nous la livre dans l'Esprit Saint, et en donne la charge à l'Eglise ; un dogme est capable de parler sagement et conformément à la vérité. Mais, lorsque l'Eglise promulgue une doctrine, lorsqu'elle signe une "Déclaration commune", elle doit se garder de considérer que la sagesse lui appartient soudain ; Dieu devient alors un système de dogmes ou une idéologie appelés "Dieu", dont la pérennité dépend de nous ou de nos livres.
La tâche de l'Eglise est donc de traiter ensemble ces deux questions : jusqu'où faut-il aller pour ne pas enfermer Dieu dans nos formulations dogmatiques ? à partir de quand doit-on s'arrêter pour ne pas tenter Dieu lui-même ? La juste mesure, me semble-t-il, est dans la tension entre nos conceptions confessionnelles - autre argument pour l'oecuménisme ! Il ne faudrait tomber ni dans le relativisme (protestant), ni dans l'absolutisme (catholique), préserver et la volonté de trouver la vérité (catholiques) et la certitude qu'on ne la trouvera pas (protestants)17. Nous renonçons à donner la définition exacte de la Vérité, mais avec le secours de nos contradicteurs, nous tentons de cerner la juste marge d'approximation. A l'unisson définitif et sentencieux, nous préférons la polyphonie incertaine mais infiniment créatrice. La méthode de la DC, qui renonce à opposer une uniformité de foi à une altérité, pour s'efforcer de distinguer entre une "altérité séparatrice" et une "altérité légitime", est conséquente avec cette conviction qui la sous-tend : un mot ne peut pas signifier tout le mystère.
L'oecuménisme ouvre alors de manière déchirante au mystère, parce que la différence vivante et charnelle de l'autre s'oppose à la systématisation complète de notre propre pensée théologique ; cela nous force à prendre au sérieux la fragilité de nos formulations et de nos concepts, et à convenir que nous ne pouvons cerner entièrement la complexité des questions. Le fondement de la charité est d'accepter l'incertitude, à cause de la présence (gênante) de mon frère. Ce constat serait mortifère, n'était son corrélat : "Mais Dieu comprend." Par l'alchimie divine de la charité, nos interrogations deviennent contemplation, nos angoisses et nos replis identitaires se transforment en espérance. La DC est un document imparfait, mais elle le sait, et peut-être s'en réjouit.
Alors seulement la polémique laisse place à une parole désamorcée, projetée vers le retour de Celui qui seul est la Vérité, une parole qui se souvient sans cesse que toutes nos disputes théologiques n'ont aucun sens si Dieu lui-même n'y comparaît pas, et qu'on ne peut parler de Dieu qu'en même temps qu'on parle à Dieu. Cette parole est prière. L'oecuménisme est né de la prière du Christ : "Qu'ils soient un !", mais n'essaye pas même de se l'approprier : le Christ seul prie pour l'unité, le Christ seul espère l'unité en chacun de nous. Notre tâche est de faire vivre en nous la même prière et de contempler la même espérance dans le coeur de nos frères, afin que nous attendions la communion de foi dans la communion de l'espérance.
Le socle du mouvement oecuménique, et sa justification, est son horizon eschatologique, dans la tension perpétuelle entre la théologie d'une grâce déjà donnée, qui ne serait qu'à raconter (théologie protestante) et la théologie d'une révélation de plus en plus présente mais qui ne sera totale qu'au dernier jour (théologie catholique). L'espérance d'une Vérité déjà venue et qui reviendra est la sincérité du dialogue oecuménique, le cadre indispensable qui nous permet de refuser ou d'accepter la position de notre partenaire sans nous jouer de lui - certains que nous non plus, nous ne pourrons pas, dans l'espace de nos vies, toucher du doigt la vérité, et surtout, que ce n'est pas ce que Dieu nous demande : l'unique devoir que nous commande notre espérance, c'est d'aimer, oui, alors même que nous cherchons la vérité - pour retourner à l'amoureuse polyphonie que devrait être, toujours, le langage de l'Eglise.
En communion d'espérance.
"Tous ont reçu gloire et grandeur,
non par eux-mêmes ni par leurs oeuvres ou par la justice qu'ils auraient pratiquée,
mais par la volonté de Dieu.
Et nous, appelés par sa volonté dans le Christ Jésus,
ce n'est pas par nous-mêmes que nous sommes devenus des justes,
ni par notre sagesse, notre intelligence, notre piété,
ni par les actions que nous aurions accomplies dans la pureté du coeur,
mais par la foi.
Depuis le commencement,
tous les hommes que Dieu a rendus justes,
c'est par la foi qu'il les a justifiés.
A lui soit la gloire pour les siècles des siècles.
Amen."
(Lettre de saint Clément de Rome aux Corinthiens, fin du Ier siècle)
Article paru dans Sénevé
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