Labyrinthes...

Cécile Frolet



En montant dans l'avion au retour de cette journée, j'ai eu envie d'écrire, et j'ai pensé au Sénevé Chercheurs, en quête de quoi ? Je ne sais pas ce que ça va donner. Tout ce que je sais, c'est que pour moi, cette journée est pleine de petits détails qui font la vie de chercheur en biologie aujourd'hui (et peut-être de chercheur tout court) et qui font que c'est cela et pas autre chose auquel je me sens appelée (un peu comme une vocation, malgré tout...). Je vais essayer de retranscrire le plus fidèlement possible ce qui fait que, pour moi, cette journée a été formidable. Pour mettre un peu de piquant et à la manière d'une enquête policière ---\, car parfois, les choses tiennent vraiment de l'enquête policière\, --- je désignerai les gens et les lieux par des lettres, c'est aussi un clin d'oeil à la fameuse confidentialité du chercheur et au parcours qu'il mène à travers des éléments qui sont comme les morceaux d'un puzzle (protéines, gènes) et qu'il ne connaît bien souvent que par des noms ésotériques.



Pour chercher, il faut d'abord un endroit où chercher. Ce qui est moins important pour le littéraire (quoiqu'il ait besoin de bibliothèques tout de même) devient vital pour le scientifique et en particulier le biologiste. On cherche avant tout dans un lieu précis qui s'appelle le laboratoire et qui est unique. Unique par ce qui s'y étudie, par les gens qui y étudient, par la méthode qu'ils ont choisie pour leur étude et par les résultats délivrés au monde entier sous forme de «papiers». Les fameuses publications qui, on le verra, ont une importance cruciale. Là où ça se corse, c'est que, le lieu, on ne peut pas se contenter de le tirer au sort, surtout quand on a la possibilité de le choisir. Alors, il faut soit éplucher les milliards de publications qui sortent chaque jour pour trouver la protéine de ses rêves à étudier, soit demander à certaines personnes bien informées des noms. Et c'est cette dernière option, paresseuse que je suis, pour laquelle j'ai opté.



Pour choisir cette option, il faut donc posséder des noms. Je voudrais vous montrer ici l'importance de la notion de communauté dans la recherche. Tout commence l'année A-1. Frais sortis de prépa, nous ne savions même pas ce qu'était la recherche. Alors, pour le premier stage, ne disposant pas encore de noms (sauf à en connaître déjà, mais cela suppose une connaissance plus précoce des mécanismes de la recherche, ce qui n'était pas mon cas...), l'École nous en a fourni sous forme de thèmes de recherche. À partir de là, au gré de ses envies, on ordonne la liste. Il faut classer les propositions par ordre décroissant de préférence et attendre que le hasard fasse les choses au mieux, en réalisant une savante péréquation pour satisfaire le plus de personnes possible. Et c'est le début d'une longue suite aléatoire de rencontres.



Je suis donc à $\alpha $, dans le laboratoire de M. A, encadrée par une thésarde Mme. B. Où je comprends que la recherche, c'est parfois sortir à 23h du labo, tout ça pour voir un beau blot (pour les non-initiés, une série de bandes noires sur du papier radio (le même que chez le médecin)) et que même, ça donne la pêche. Que c'est partager avec les autres chercheurs les joies d'une expérience réussie ou la tristesse de l'échec, leur bonne et leur mauvaise humeur dans la promiscuité du laboratoire et des instruments utilisés à plusieurs. Peut-être vais-je enfin rallier mon sujet car vous devez vous demander pourquoi j'en suis là et où je peux bien vouloir en venir. J'ai quand même gagné deux très bons contacts, M. A et Mme. B.



Vient le moment de trouver un stage pour l'été ---\, et donc un laboratoire comme je l'ai expliqué plus haut. J'ai une idée pour ce qui est de la ville (puisque le monde entier nous est offert, autant prendre un lieu plutôt agréable), appelons la $\beta $. Je commence par la technique abrutissante, à savoir pêchage de publis sur le net et envoi de mails en nombre aux auteurs dont le projet me semble intéressant. Bien sûr, pas de réponse, une pauvre étudiante française sans diplôme n'a aucune chance. Il faut alors utiliser les fameux contacts qui moyennant quelques lettres de recommandations me permettent de dégoter un stage pour l'été chez M. C qui pense (heureusement pour moi!) que les voyages forment la jeunesse et m'accueille à bras ouverts pour deux mois.



Je passe sur les deux mois pour dire que là-bas, j'ai beaucoup précisé mon projet en discutant avec les chercheurs. Je reviens en France, l'année A commence, il va falloir trouver un laboratoire pour les quatre années à venir. Quatre ans ce n'est pas rien et je ne tiens pas à improviser, sachant que j'ai la possibilité assez merveilleuse de choisir. Comme M.C me connaît bien, je lui donne deux-trois thèmes pour quelques pistes de départ afin d'obtenir quelques contacts. Ça ne rate pas et j'en obtiens une dizaine. Re-recherche sur le net à partir de ces noms: publications récentes, projets du labo... J'entre en contact avec M. D, je vais plusieurs fois le voir dans son labo, on prévoit un petit stage d'un mois. Je continue d'arpenter le Web parce que je cherche quand même quelque chose de précis, mon projet s'étant éclairci. Et c'est là que le contact E a l'air très chouette. Aussitôt je le maile, il me répond dans l'après-midi et je l'appelle le lendemain. La semaine suivante, je décolle à 8h45 d'Orly pour rejoindre $\gamma $. Les choses vont vite, on ne badine pas.



Le bonheur d'arriver dans une ville complètement inconnue, avec un simple sac à dos pour bagage et de se rendre à une adresse précise. Il faut rechercher l'organisation dans le désordre apparent des trajets de bus, tram, navettes emberlificotés. J'arrive au labo. M. F m'attend car M. E rencontre aujourd'hui la directrice du CNRS. Et là, on parle, on parle. De ce qui se passe dans le labo: qui est qui, qui fait quoi. Très important dans la recherche, les noms. Chaque chercheur est comme un maillon dans une chaîne infinie qu'il ne contrôle pas et son travail consiste à augmenter le nombre de maillons avec lesquels il rentre en contact, pour connaître encore plus de maillons ensuite et devenir enfin quelqu'un. Ensuite, que fait M. F? Il m'explique ses travaux, ses attentes, et... un résultat confidentiel, qui ne doit à aucun moment être divulgué à l'extérieur. Si vous croisez des chercheurs, n'en parlez pas. Vous n'avez rien entendu, on est bien d'accord... J'aime à cet instant le sourire non dissimulé du chercheur mêlé d'une pointe d'angoisse à l'idée de se confier de la sorte. La recherche c'est aussi ça. Une découverte, une idée nouvelle ne doit pas trop être ébruitée avant de paraître dans une grande revue (Nature, Science...) pour rendre ensuite son auteur célèbre. Le monde de la recherche est un monde cruel de compétition où chacun a intérêt à garder pour lui ses bonnes idées, mais où en même temps personne ne progresse si les idées ne circulent pas un minimum, et c'est le but des congrès, séminaires, symposium et autres...



Puis M. G frappe à la porte, lui aussi veut voir la petite étudiante. Encore cinq petites minutes puis je change de bureau. A chaque fois, il faut scruter le personnage, essayer de le cerner pour savoir ce qu'on pourra dire ou pas, ce qu'il attend ou pas... Assez hypocrite, le travail de visiteur de labo, je m'y sens moyennement à l'aise. Heureusement, globalement, les personnes de ce labo sont assez simples. Nous allons au restaurant avec M. G qui est la caricature du chercheur: passionné d'insectes, il faisait de la chimie et il a rejoint ce labo par passion. Entomologiste avant tout, il travaille maintenant, certes sur la drosophile, mais pour faire des études de cartographie d'activation génique, un travail avant tout informatique... Sur son bureau, témoin de sa passion, traînent quand même quelques arbres phylogéniques et bouquins sur les insectes. J'aime le côté bon vivant de certains chercheurs, au restaurant, à la table à côté de nous, deux japonais en visite et un français du labo. Ça c'est le caractère complètement cosmopolite des communautés de chercheurs, avec très souvent des gens qui passent visiter, apprendre des techniques... Si les chercheurs voyagent tant, c'est avant tout parce qu'ils sont de perpétuels étudiants, ils n'ont jamais fini d'apprendre de nouvelles techniques, d'intégrer les découvertes de leurs collègues dans leurs propres connaissances, de se familiariser avec un nouveau concept... Je disais donc que j'aimais le côté bon vivant, il faut le dire, de la plupart des chercheurs que j'ai rencontrés. Comme si de toucher chaque jour si près au mystère de la vie leur donnait la capacité d'en sentir les fragilités et l'urgence de vivre.



Retour au laboratoire dans le bureau de M. G. Nous sommes interrompus par le téléphone, le service de sécurité. M. G est responsable de la gestion des déchets du laboratoire, et c'est le genre de tâches fondamentales au sein du laboratoire, mais qui n'est pas une sinécure. Les chercheurs sont souvent les seuls à savoir réellement ce qu'ils manipulent et c'est pourquoi ce sont souvent eux qui sont responsables d'évacuer les déchets, radioactifs, toxiques... On imagine difficilement combien ces «détails» peuvent manger au chercheur beaucoup de son temps. Il faut remplir des autorisations, négocier de ne pas payer pour 1kg de déchets quand sur 1kg de produit dans la poubelle, il ne reste qu'un gramme de produit réellement toxique... L'argent qui est aussi quelque chose de vital au sein du laboratoire, et qui n'est pas aussi forcément la spécialité du chercheur. Il faut savoir trouver des fonds, demander des «grants», déposer des brevets à temps, bref, il faut gérer le budget pour réussir à travailler correctement tout au long de l'année, là encore, les chercheurs y consacrent beaucoup de leur temps, en paperasses diverses, négociations, prévisions... Qui ne sont là encore pas forcément leur spécialité. Le téléphone re-sonne, la gestionnaire veut me voir. On continue quand même encore un peu la discussion, immédiatement interrompue par M. E qui me cherche. Il veut savoir si je suis bien arrivée, si le restaurant était correct... Il vient aussi voir ses diapos préparées par M. G, spécialiste du maniement des divers logiciels de traitement d'image. C'est quelque chose de très important dans la vocation du chercheur, présenter son travail. Un exposé bien présenté, cela représente beaucoup d'heures de travail, à peser tous les mots, à retoucher les diapos, à choisir les résultats... Ce n'est pas anodin. Si le travail est bien présenté, les gens s'en souviendront, ce qui est le premier des buts, dans le cadre de la théorie des maillons. Si les gens se souviennent de la présentation, ils pourront y penser dans le cadre de leur travaux futurs, et pourquoi pas collaborer avec le laboratoire, ce qui permettra aux recherches d'avancer plus vite, ce qui pourra permettre aussi d'établir des corrélations entre plusieurs travaux et donc de comprendre un phénomène jusque là inexpliqué. C'est dans les congrès et lors des pauses café que se font souvent les grandes découvertes scientifiques, pas sur la paillasse. Un chercheur passe donc beaucoup de temps à peaufiner la présentation de ses travaux, sous formes de posters, de diapos... M. E est plutôt satisfait des diapos et me donne rendez vous pour ce soir, après toutes mes visites.



M. G me conduit chez Mme H, la gestionnaire. Une journée de chercheur sans administratif, c'est un miracle et cet adage vaut pour moi aussi. La chose se règle assez rapidement, moyennant quelques coups de téléphone pour vérifier que la signature en bas à droite, c'est bien M. E qui doit la mettre et pas quelqu'un d'autre, qu'il suffit de trois documents pour que la procédure soit valide etc...



M. I pointe la tête chez la gestionnaire, il se demandait où j'étais, il voudrait bien discuter avec moi aussi. Nous parlons du travail qu'il a réalisé depuis 5 ans dans le laboratoire. Il est assez pessimiste de tempérament, ou plutôt blasé, ce qui est le cas de beaucoup de chercheurs. Il m'explique ses désillusions, la concurrence rude dans le domaine où il travaille et l'injustice des reviewers (ceux qui choisissent les articles qui vont paraître dans les revues scientifiques) qui peuvent choisir un article sans voir la mauvaise qualité des travaux et en refuser un autre sous prétexte qu'il n'est pas nouveau, s'étant fait doubler souvent à une semaine d'intervalle... Bref, le monde de la recherche est un monde de compétition ardue, pas toujours juste. Les chercheurs sont aussi souvent sous la pression pour publier le plus vite possible, dans la mesure où les publications représentent la base de leurs revenus (puisque les diverses bourses sont allouées en fonction du nombre de publications (sauf les fonds de base venant du CNRS)) et donc peuvent avoir tendance à publier trop rapidement, plus ou moins malhonnêtement... Les reviewers ne peuvent pas tout vérifier.
Nous continuons par une visite du laboratoire, je rencontre quelques thésards, M. J qui soigne ses drosophiles et que je verrai ensuite puis M. I me montre une drosophile (quand même, il faut que je voie la bête avant de travailler dessus...) et les pièces de culture, à 15, 18, 25 et 37 degrés celsius. Une pièce pour chaque température, chacune correspondant à une vitesse de croissance différente pour les bestioles, selon les expériences, le nombre de générations que l'on souhaite... Dans toutes ces pièces (sauf celle à 37, pour les bactéries), des milliers de tubes en verre dans lesquels se trouvent les lignées de drosophile, chacune ayant une caractéristique génétique particulière! Nous visitons ensuite les pièces de biochimie, de génétique, les bureaux... Je rejoins M. J puis nous allons discuter dans son bureau.



C'est la fin de l'après midi, j'ai la tête comme un chou-fleur, parce que ce n'est pas facile de se concentrer aussi longtemps. Ils me montrent tous ce qu'ils connaissent par coeur, alors que moi, je ne fais que découvrir un monde qui m'est complètement étranger. M. J m'expose ses projets mais surtout m'explique que si l'envie me prend l'an prochain de voyager un peu, il n'y aura pas de problème pour aller l'an prochain à $\delta $ (seulement à quelques centaines de kilomètres au nord de $\beta $) ou même à $\epsilon $, que l'on rejoint facilement depuis $\gamma $ en avion. Bouger, toujours bouger. Le chercheur ne cesse d'aller d'un endroit à l'autre pour la progression de ses travaux. Trouver, c'est bien souvent corréler deux informations. M. J est très enthousiaste, nous discutons beaucoup de ce que pour moi, il y aurait à faire dans le domaine où le laboratoire travaille, je lui explique ce qui a fait que ce laboratoire me plaît tant par l'approche originale qu'il a choisie. Il me parle de l'importance d'avoir des étudiants prêts à partir en ce moment, parce que eux, les chercheurs, ont bien souvent une famille et ils ne peuvent partir comme ça et tout abandonner du jour au lendemain, femme et enfants, pour partir 4 ans voir les drosophiles de l'autre côté de l'Atlantique... J'ai le sentiment (mais je n'ai jamais lu d'enquêtes là dessus) que beaucoup de chercheurs sont célibataires, la vie de chercheur est très contraignante. Quand il faut aller s'occuper de ses drosophiles en plein milieu des vacances ou démarrer une expérience le dimanche soir pour avoir un peu de travail le lundi matin, ou bien partir en congrès, on imagine qu'il peut être difficile de concilier une famille et une vocation de ce genre là. De toute façon, à un moment ou à un autre, il faut faire un choix, les drosophiles ou la famille, et donc les étudiants présentent souvent l'avantage de la mobilité.



Nous rejoignons ensuite le bureau de M. E qui rédige un article avec quelques chercheurs. En attendant, je vais voir quelques thésards puis, il vient me chercher et nous discutons dans son bureau. Fauteuils profonds en cuir, on sent que c'est le chef. Il est très chouette, très attentif, il me répète la démarche que lui et son laboratoire ont choisie, me demande si la journée m'a plu et ce que je pense des travaux que l'on m'a présentés. Ce qui est génial, c'est sa capacité à prendre du temps. Je l'intéresse comme étudiante, alors il cherche à me convaincre tout en me laissant la possibilité de discuter des conceptions qui sont les siennes et qui expliquent ses engagements. Je lui dis mon enthousiasme et lui demande quelles sont les formalités à remplir pour s'engager. J'aime ces laboratoires où les «chefs» choisissent d'abord des caractères et des motivations avant de regarder le CV (même si c'est quelque chose dont il faut bien entendu tenir compte). Le plus important dans un laboratoire, c'est bien souvent une éthique commune. Il me conduit donc avec un large sourire dans le bureau de sa femme qui va me préciser quelques détails administratifs... encore. Nous discutons longtemps puis il est l'heure que je rejoigne l'aéroport. Et me voilà, une heure et demie plus tard, après un petit tour en ville, dans l'avion de retour où j'écris ces lignes. Finalement, aujourd'hui, j'ai pu suivre un bout du fil d'Ariane.

C.F.

Article paru dans Sénevé


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