La ténacité de la Princesse Anne d'illustre mémoire produit de nombreux
fruits; la plupart restent cachés, certains se publient dans Sénevé.
Qu'Anne porte donc l'entière responsabilité de cette promenade en quête de
sainteté qu'elle a suscitée.
Nous ne pouvons souvent nous départir d'une méfiance à l'égard de la
recherche: ne nous éloignerait-elle pas de préoccupations plus
essentielles? Sénevé se fait ce mois-ci l'écho de cette
inquiétude: chercheurs, oui,
mais à quoi bon, entendons-nous derrière le titre plus neutre «Chercheurs de
quoi?»... Les discussions préparatoires à ce numéro étaient toutes
traversées par le même souci, justifier notre existence de chercheurs et
de chrétiens, comme si les deux n'allaient pas naturellement de pair. Un bref
regard vers l'hagiographie médiévale nous montre que cette tension entre la
recherche intellectuelle et la vie chrétienne était perçue avec acuité par nos
prédécesseurs: nous avons hérité de leurs complexes ou de leur enthousiasme
face à la recherche, selon qu'ils l'ont définie comme irréconciliable ou
compatible avec la sainteté.
L'hagiographie, écriture de Vies de saint, est un genre littéraire
strictement codifié depuis l'Antiquité tardive, qui atteint une sorte de
maturité durant le Moyen âge. Le héros dont un auteur cherche à prouver la
sainteté se voit doté de qualités précises qui le font correspondre à un type
de sainteté déjà connu, saint-ermite, saint-évêque, saint-fondateur,
sainte-vierge-et-martyre, etc. Les traits les plus personnels ---\, ceux que
mettrait en évidence l'hagiographie contemporaine\, --- tels que le caractère, la
formation, les intuitions spirituelles les plus originales, etc. s'effacent
donc derrière des traits topiques. Il est souvent vain par conséquent de
chercher dans ces textes autre chose que ce qu'ils nous proposent,
c'est-à-dire une définition de La Sainteté et non l'histoire personnelle,
voire psychologique de tel saint. C'est avec cet avertissement en tête que
l'on peut interroger ces textes comme des témoins de la place qu'occupe la
recherche intellectuelle dans la définition normative de la sainteté,
définition qui informe encore aujourd'hui nos comportements et nos sentiments
ambigus face à la recherche universitaire.
La façon dont a été écrite et réécrite la vie de saint Bruno est à ce
titre exemplaire. L'homme a un parcours classique à son époque, dans son
milieu. Né vers 1035, ce fils de famille noble, promis à une carrière
ecclésiastique, trouve naturel de pousser le plus avant possible sa
recherche intellectuelle; quittant Cologne pour Reims, réputée pour la
formation littéraire qu'on y recevait, il gagne Tours pour suivre les
cours de philosophie de Béranger et ne revient à Cologne que pour
approfondir sa connaissance de la théologie. Il enseigne bientôt, à
Cologne un temps, à Reims en 1056 où il remplace son ancien maître:
l'école est à ce moment l'un des plus célèbres centres intellectuels de la
chrétienté. C'est alors que Bruno, en désaccord avec l'évêque de Reims,
décide de se retirer du monde; sa recherche d'une solitude toujours plus
complète ne s'arrête plus: Molesmes lui est trop doux, il gagne le massif
de la Chartreuse où il se construit un petit ermitage. Mais Otton de
Châtillon, un de ses anciens élèves à Reims, devient pape (Urbain
II, 1088) et l'appelle à la cour pontificale pour profiter des
ses conseils. Bruno n'obtient de se retirer à nouveau dans la solitude
qu'en 1094 à La Torre (Italie du Sud) où il meurt en 1101 ---\, le point
de départ de cet article et son but à peine caché est de vous rappeler les
festivités qui entourent l'année 2001, 900e anniversaire de la mort de
saint Bruno\, --- Il meurt entouré de disciples. On les appelle des
Chartreux. Voilà pour ce que l'historien peut reconstituer.
Privilégiant la continuité de la grâce qui chemine lentement mais sûrement,
certains optimistes verront dans la phase la plus scolaire de l'activité de
Bruno la préparation nécessaire à une vie de prière, l'esprit se formant
progressivement à ne s'attacher qu'à l'étude de l'Ecriture et des Pères, à la
méditation, à la lectio. Saint Bruno, patron des chercheurs et des
universitaires? C'est une autre lecture de cette vie qui a été faite
cependant: quand on s'est avisé au \textsc{xiii}\ieme\ siècle de rédiger
la
première Vie
officielle de saint Bruno, le retrait du monde a été lu comme un changement
radical et non comme une suite logique de la formation scolaire, comme
l'abandon salutaire de la vanité de la recherche intellectuelle, comme une
conversion réelle en somme, nécessaire, vitale et fondatrice, qui n'a pu avoir
lieu que par intervention divine: la première chronique de la Chartreuse qui
nous renseigne sur la vie de Bruno est ainsi muette sur tous les événements de
la vie du saint antérieurs à 1082 et commence par ce miracle (Traduction
volontairement libre, comme celles qui suivront. Elle vous épargne certaines
longueurs et des points de suspension: le latin est à la disposition des
curieux dans la Patrologie 152):
«En 1082, alors que les études florissaient à Paris, en particulier la
philosophie, la théologie, sans oublier le droit canon, un maître renommé,
particulièrement en honneur parmi les maîtres parisiens pour sa vie, sa
doctrine et son savoir, vint à mourir. Toute la journée, on chanta l'office
divin autour du cercueil et le lendemain, toute l'université, maîtres et
élèves, était rassemblée pour l'office des funérailles; comme on portait le
cercueil à l'église, voilà que le mort redressa la tête depuis son brancard et
cria d'une voix forte et terrible: «Je comparais devant le juste tribunal de
Dieu!». Puis il reposa la tête, mort, comme auparavant. Tous les témoins de
la scène furent glacés d'effroi et n'osèrent plus toucher au cercueil jusqu'au
lendemain. Au matin, il fut de nouveau question de le transporter dans
l'église. Mais voilà le mort qui lève la tête et s'écrie d'une voix
douloureuse et terrible: «Je suis jugé par le juste tribunal de Dieu!». Le
cercueil resta sur place comme la veille. Le troisième jour, toute la ville
était rassemblée pour porter le cercueil jusqu'à l'église quand le mort se
souleva une dernière fois pour pousser un cri tonitruant et
terrifiant: «Je
suis condamné par le juste tribunal de Dieu!». Quand ils eurent entendu la
terrible sentence, tous furent saisis de crainte en voyant comment était
condamné un homme qui brillait parmi tous les autres par l'honnêteté de sa
vie, sa renommée, sa dignité remarquable et surtout sa science et son savoir.
C'est alors qu'un certain Bruno, maître qui avait assisté à l'événement,
pénétré d'une crainte salutaire, s'adressa à ses compagnons en ces termes: «Mes bien aimés, que ferons-nous donc? Nous périrons tous de la même façon;
seul celui qui fuira sera sauvé... quittons Babylone, gagnons les grottes du
désert, nous ferons notre salut dans les montagnes...» Ses exhortations
convertirent six hommes qui se joignirent à Bruno, renonçant au monde et à ses
pompes...». Les sept compagnons gagnent la Chartreuse. Le reste des
événements vous est connu.
L'auteur anonyme de cette Vie poursuit un but manifeste, faire de Bruno un
saint-ermite exemplaire, apôtre de la vie retirée: sa formation
intellectuelle est dans cette perspective un obstacle qu'il faut dépasser, une
erreur de jeunesse qui réclame une conversion exemplaire. Saint Bruno est
ainsi assimilé à tous ces saints convertis à la suite d'une jeunesse
pécheresse, saint Paul bien sûr, mais surtout saint François d'Assise.
Recherche intellectuelle et vanité du monde sont équivalentes. L'honnêteté de
la vie du maître passible de la damnation éternelle n'a pas suffi à effacer
son statut d'intellectuel: vie vertueuse mais état de vie coupable...
L'événement fondateur de la vie de Bruno est donc, pour ses premiers
hagiographes, le miracle de 1082 qui décide de sa retraite. C'est le même
miracle qui ouvre la Vie rédigée en 1515, première biographie officielle de
saint Bruno contemporaine de l'expansion et de la diffusion de son culte.
Il faut attendre la troisième Vie, elle aussi du début du
\textsc{xvi}\ieme\ siècle, pour
voir la réconciliation entre les études de saint Bruno et sa sainteté. Il
n'était sans doute pas possible pour l'auteur de cette troisième Vie de
renoncer au miracle inaugural, dramatique et spectaculaire à souhait, attendu
sans doute par les fidèles lecteurs de Vies de saints: il figure donc au
début de la Vie du héros; mais il n'est plus que l'occasion, extérieure, d'un
retour sur soi et du discernement d'un appel personnel. Surtout, les études de
saint Bruno, sa recherche intellectuelle, sont une étape naturelle dans sa vie
de saint: alors qu'il est, conformément au lieu commun hagiographique, saint
dès sa naissance ---\, «dès le berceau»\, --- il va étudier les lettres à Paris:
son application à l'étude n'est qu'une expression parmi d'autres de sa
sainteté précoce, la preuve d'une volonté convertie à l'effort et appliquée à
la recherche du bien, la conséquence même de cette orientation originelle vers
Dieu. De même que Bruno excelle en sainteté, de même il dépasse ses compagnons
par sa science:
«Le très bienheureux Bruno... fut dès le berceau dirigé par la grâce divine,
si bien qu'il s'appliqua toujours à progresser vers le mieux. Bien qu'enfant
encore, il n'avait rien en lui d'infantile: la gravité de ses moeurs
triomphait en lui de l'âge, comme s'il avait déjà été par avance un modèle de
vie religieuse, lui le père d'une multitude de moines et le fondateur inspiré
par Dieu. Choisi par Dieu, il avait l'âme bonne,... le visage clair, une
origine noble, une mémoire fidèle et une volonté orientée à suivre avec
application (studiose, studieusement!) le bien. C'est pourquoi il fut
envoyé à Paris pour y être instruit dans les lettres et les disciplines
libérales. (C'est-à-dire des matières qui sont très éloignées de l'étude de la
Bible ou de la théologie: mathématiques, musique, etc.) Il surpassait tous
les élèves de son âge au point de devenir l'un des tous premiers en
philosophie, et maître avec des élèves. Il s'appliqua aussi à l'étude de la
sainte théologie: très savant dans cette matière, il jouit d'une très grande
renommée...»
C'est à ce moment seulement qu'intervient le miracle du maître mort mais
bavard, qui provoque le départ de Bruno et de ses compagnons vers la
Chartreuse. La réconciliation a donc été opérée: la recherche
intellectuelle n'était pas coupable en soi ---\, elle est
chronologiquement le premier titre de gloire de Bruno\, --- mais Bruno lui
a préféré la retraite dans la solitude et la recherche de Dieu seul. C'est
le résultat d'une vocation singulière et non le seul choix qui s'impose à
tout chercheur.
Le miracle du maître damné a donc changé totalement de statut selon les
différentes rédactions de la Vie de Bruno: dans les deux premiers
récits, il provoque un retournement de notre saint en démontrant de
manière spectaculaire que la recherche intellectuelle est en soi mauvaise;
dans le troisième au contraire, il accélère une prise de décision toute
entière cohérente avec l'état de vie saint du maître et du théologien. La
première interprétation que reçoit ce miracle équivoque ne peut être
comprise que si on la met en rapport avec la méfiance qui naît à la fin du
\textsc{xiii}\ieme\ siècle et dure jusqu'au début du \textsc{xvi}\ieme\
siècle, face à l'Université toute-puissante, en particulier celle de
Paris.
L'âge d'or des saints Albert, Thomas d'Aquin et Bonaventure passé,
l'Université incarne le temple de la science stérile. Deux siècles durant,
la sainteté et la recherche sont considérées comme incompatibles dans
certains milieux religieux: les Vies de saints rédigées à cette époque
nous donnent les tableaux les plus frappants de ce divorce. Les milieux
mendiants eux-mêmes, dominicains et franciscains pourtant à la pointe de
la recherche et de l'enseignement, sont traversés par des remises en
question douloureuses. La composition en Italie de différentes versions de
la Vie de saint François d'Assise garde la mémoire de cette crise:
rédigés dans le milieux des franciscains de stricte observance, les
Fioretti s'attachent à souligner que François n'eut jamais de livre,
qu'il en défendait la possession à ses compagnons, qu'il ne voulut pas
être prêtre, ... autant de traits qui dessinent l'image d'un saint
d'autant plus saint qu'il méprisait la science et sa vanité. La norme de
sainteté qui est proposée à travers cette littérature de propagande est
claire: le salut se fait loin des lieux de recherche.
Plus que ce cas bien
connu de François d'Assise ---\, je vous renvoie à un excellent article,
Sénevé de Noël 1997, «Heureux les pauvres»\, --- c'est le cas de saint
Albert le Grand (1206? -- 1280) qui nous intéresse au plus haut point:
n'est-il pas docteur de l'Église et patron des étudiants? Maître et auteur
renommé en particulier pour ses recherches scientifiques et ses lectures
d'Aristote, il fut considéré comme saint de son vivant, «un homme divin
par la science qu'il a de tout, au point qu'on peut juste titre l'appeler
surprise et miracle de notre époque» selon Ulrich de Strasbourg... Et
Roger Bacon «en homme très appliqué à l'étude... il eut une autorité telle
qu'elle surpassait celle de tous les autres hommes...». Pourquoi donc
personne ne se risqua à écrire sa Vie avant la fin du \textsc{xv}\ieme\
siècle? Sans doute parce qu'il semblait impossible de faire coïncider
avant cette date la réalité d'une vie toute entière consacrée à
l'enseignement et à la recherche intellectuelle et les canons en vigueur
en matière de sainteté. Albert dépassait des cadres prévus, y compris dans
son ordre, les Dominicains, pourtant si constitutivement tournés vers la
recherche intellectuelle. Il faut ainsi attendre le début du
\textsc{xvi}\ieme\ siècle pour que l'image des études redevienne
positive, et la recherche universitaire une vertu. Les réécritures
successives de la vie de saint Bruno portent la trace de cette méfiance et
de cette réhabilitation tardive, dont nous avons hérité.
La recherche intellectuelle disparaît donc des critères retenus pour
définir la sainteté dans ce Moyen âge en crise des \textsc{xiv}\ieme\ et
\textsc{xv}\ieme\
siècles. Il est bon de garder cette mise en perspective en tête car nous
réfléchissons souvent sur ce problème à partir des bases définies par les
médiévaux. Il n'en n'a pas toujours été ainsi: pour conclure sur un
exemple plus encourageant, il suffit de remonter un peu plus en arrière:
dans le haut Moyen âge, chez nos Mérovingiens soi-disant barbares et
fainéants, s'adonner à la recherche intellectuelle est nécessaire
lorsqu'on est candidat à la sainteté. La recherche figure même au premier
rang des critères de sainteté. Un seul exemple entre mille; quand saint
Grégoire de Tours recueille à la fin du \textsc{v}\ieme\ siècle
l'histoire
de
Clovis, il explique en deux mots comment saint Remi de Reims a pu conduire
le roi franc à recevoir le baptême en ces termes: «Saint Remi était un
évêque remarquable par son savoir, plongé dès son plus jeune âge dans les
études rhétoriques» (Histoire des Francs. Je vous renvoie une fois
pour toutes à une excellente thèse, Saint Remi et son culte dans
l'Occident chrétien, Paris, 2004). La logique est évidente pour
Grégoire: Remi a su trouver les mots qui convertissent parce qu'il avait
sa disposition les armes rhétoriques qui emportent la conviction. Sainteté
et études très profanes ---\, la rhétorique!\, --- vont de pair. Sidoine
Apollinaire en est convaincu qui écrit au même Remi: «...la bonté de ta
conscience resplendit autant que celle de ton style très orné»... Pour
certains types de sainteté (les saints-évêques et les saints-rois en
particulier), aptitude à la recherche intellectuelle et sainteté sont
ainsi rigoureusement proportionnelles.
Sénevé n'est pas le lieu adapté pour multiplier ces exemples ou développer
des théories. Retenons simplement que les doutes qui peuvent nous animer
parfois (existence vraiment chrétienne et recherche scientifique sont-elles
vraiment compatibles?) auraient fait rire saint Remi, saint Albert et tant
d'autres (Frédéric Ozanam, bienheureux professeur d'Université!...); que
nous avons hérité d'une méfiance très médiévale à l'endroit de la recherche,
dont les Vies de saint Bruno nous donnent l'image fidèle; et surtout
que le
monde a un besoin urgent, brûlant, de saints-chercheurs: comment mieux
réconcilier notre monde avec la recherche qu'en lui donnant cet exemple d'une
sainteté, toujours la même ---\, Il est le même\, --- toujours renouvelée\, --- le
monde ancien s'en est allé...?
Article paru dans Sénevé
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