Voici quelques réflexions sur la recherche en histoire de l'art --- qui me paraissent surtout valides dans le cas de la peinture religieuse --- à travers une petite promenade dans le jardin du monde, à la suite de la Madeleine en quête de Jésus à l'aube de la Résurrection. L'occasion, je l'espère, de vous convertir au passage à la poésie de Pascal Riou...
Tu as replié ton drap
comme le serpent abdique sa peau stupide
et file par le travers des murs
ou comme l'hôte encore remet sa chambre
dans la maison assoupie
et dépose sans un bruit les clefs de son séjour.
Dépliant ton linge
tu t'es esquivé dans l'aube
qui traversait ton jardin1.
Pourquoi évoquer ces mots du poète, au moment où mon propos va surtout traiter
de l'image ? Parce qu'il me semble que la visée de Pascal Riou est la même
que
celle de L'Angelico en décrivant la scène du Noli me tangere : donner
épaisseur et chair au Verbe de l'Évangile, tenter de nous faire sentir la
vibrante humanité de Dieu dans son passage sur la terre, et combien Jésus a
tout connu de notre condition, jusqu'à ses émotions les plus humbles
--- et
souvent les plus belles : l'amitié, la joie des retrouvailles. Combien aussi
Dieu transfigure cette humilité de nos vies et lui donne sens, simplement
parce qu'il l'a lui aussi habitée.
On peut donc se tenir là, voir une oeuvre sans la reconnaître, c'est-à-dire
simplement user ses sens et ses facultés en pure perte... On peut, comme
Marie-Madeleine, se tenir devant Dieu ressuscité, voir, et pourtant ne rien
voir, ne rien percevoir de ce qu'il y a à reconnaître. On peut traverser la
vie, parcourir les chemins de l'existence sans que celle-ci en devienne moins
indéchiffrable.
Qui cherches-tu ? Répondre à cette question permet de déclencher le processus
d'élaboration du sens ; les épis de blé et les grappes de raisin ne devront
pas trouver la même interprétation dans une nature morte et dans une
oeuvre
telle que la Vierge de l'Eucharistie de Botticelli où l'enfant Jésus
contemple ainsi de manière symbolique l'image de son sacrifice et de sa chair
incarnée et offerte. L'oeuvre est donc souvent le fruit d'un dialogue entre
une image picturale et son titre. L'agneau de Dieu de Zurbaran n'est de
toute évidence pas une nature morte ; et pourtant le tableau ne représente
rien d'autre qu'un agneau, les pattes liées, prêt pour le sacrifice. Il y a
donc dans ce cas précis un jeu subtil avec les natures mortes qui rend plus
intense la présence physique de l'animal ; l'expérience de l'Incarnation de
Dieu n'en est que plus forte, et les liens qui unissent l'Ancien et le Nouveau
Testament que plus évidents. Le motif de l'agneau ligoté apparaît aussi
fréquemment dans L'Adoration des bergers (notamment chez le Greco);
apporté par le berger sur son dos, déposé à terre, il s'insère à merveille
dans la « narration »... Il ne se limite pas à cela, bien sûr, et
préfigure la
Passion à l'heure de la Nativité3.
La démarche de recherche en histoire de l'art part donc d'une confrontation
avec une image brute dont il convient de rendre compte et de dévoiler le sens.
Et cette démarche peut impliquer une attitude plus générale qui vise au
quotidien à déchiffrer le sens du spectacle qui se déroule sous nous yeux: ne
pas détourner le regard du cadavre en première page du journal du matin; ne
pas le ravaler au rang de nature morte. Loin de moi l'idée d'assimiler un
cadavre à une oeuvre d'art, mais l'histoire de l'art invite particulièrement à
ne pas regarder les images avec indifférence, elle éduque au contraire la
vision. « Trouver dans ma vie Ta présence », voir dans le supplicié l'image de
Dieu souffrant, c'est bien savoir qui l'on cherche, et qui d'autre, sinon
Celui que Marie de Magdala « prend pour le jardinier » (Jean, 20, 15)...
L'oeuvre d'art est souvent assimilée à une image de la création : l'art
baroque compara ainsi la scène théâtrale au monde périssable, c'est la fameuse
métaphore du « grand théâtre du monde » ; or celle-ci implique une question
aiguë : qu'y a-t-il au-delà du décor ? Doit-on se contenter du décor
---\, et
de vivre avec décorum ? Si, en revanche, c'est bien Dieu qui abaissera une
dernière fois le rideau sur le monde, ne faut-il pas tout rapporter à cet
événement suprême ? Mais quelle valeur a, dans ce cas, notre séjour ici-bas ?
Savais-tu donc qu'elle viendrait
tituber au milieu des arbres
et manger son chagrin dans ses mains embaumées
Savais-tu?
Comme une qui a perdu
tout son amour
mais en mendie les miettes
dans la paume du deuil.
L'alternative baroque occulte un peu que Dieu lui-même s'est glissé un temps
dans notre décor : comme la Madeleine, il nous est désormais permis de
« mendier des miettes d'amour et de sens dans la paume du deuil », comme elle
nous cherchons au jardin le visage de Celui que nous aimons. L'Incarnation du
Christ, son commerce avec les humains, son amitié, son amour pour nous sont
autant de réalités qui marquent à jamais nos vies, même à l'heure du plus
grand désespoir où nul ne sait encore que le Messie est ressuscité. La
Madeleine vient chercher un visage désormais invisible ; nous avons en plus
l'espoir ---\, qu'elle n'a pas encore\, --- de voir la Face du Seigneur,
sinon dans cette vie, du moins dans l'autre.
Dans un monde que nous avons contribué à rendre tel qu'il est, labyrinthique,
nous cherchons notre Dieu. Le peintre lui aussi crée ses labyrinthes, où
souvent une vision du monde est suggérée ---\, où parfois aussi, Dieu se
cache : le hiéroglyphe n'est pas une écriture toute simple, il s'y mêle
toujours un parfum de sacré...
J'insiste un peu lourdement sur cette exigence d'envisager l'oeuvre d'art en
partant de son créateur ; la recherche en histoire de l'art pâtit souvent de
deux travers : il y a tout d'abord l'esthétisme ; on s'extasie (à raison, la
plupart du temps) sur la grâce d'une expression, la texture d'une étoffe, la
chaude vibration d'une lumière... Tout cela est bel et bon, mais l'heureux
lecteur un peu attentif à l'image qu'il contemple en regard du texte est tout
à fait capable de s'en apercevoir tout seul4 ! Il y a ensuite la
fantaisie (ou la poudre aux yeux) ; on convoque à grand renfort de
justifications spécieuses le concours des psychanalystes ---\, démarche qui est
légitime dans le cas d'une toile surréaliste, beaucoup moins quand il s'agit
d'un Véronèse\,---, on prétend qu'un anachronisme n'est pas rédhibitoire du
moment qu'il permet d'élaborer (n'est-ce pas) une psychologie du regard
moderne... On fait semblant de croire que le sens d'une oeuvre s'élabore tout
seul, sans considération du contexte, de l'époque et des idées qui ont pu
influencer l'artiste5.
D'un côté par facilité on se contente de faire comme si les hiéroglyphes
n'étaient que de jolis dessins décoratifs; de l'autre on soutient
l'insoutenable, on veut absolument feindre de croire que les caractères sont
apparus tout seuls. Dans chaque cas, avoir l'humilité de rapporter
l'oeuvre à
son créateur permettrait pourtant de limiter les dégâts. De même qu'avoir
l'humilité de se reconnaître créature devant son créateur nous autorise à
contempler l'existence dans toute sa beauté, et dans toute la richesse d'un
sens qui ne sonne pas creux. En attendant l'Heure divine, l'Heure dernière de
la rencontre avec Dieu, nous pouvons partir en quête de ces « miettes » de
sens qui nous éclairent pour mieux comprendre l'oeuvre de l'artiste autant que
l'oeuvre de Dieu...
Moi, j'ignore tout
mais je vous entends
l'un vers l'autre au détour du figuier
dans la lumière où tremble le matin,
l'un à l'autre
et vos deux noms murmurés...
L'Évangile de Jean ne nous livre de la rencontre de Marie de Magdala et de
Jésus ressuscité que l'essentiel. Pascal Riou, dans son poème, avoue que nous
ne connaissons rien de la scène; il n'en tente pas moins de nous la faire
ressentir dans toute son atmosphère, de rendre plus aiguë en nous la
conscience qu'elle a réellement été vécue. « J'ignore tout, mais je vous
entends »... Je ne sais rien, mais je vous vois : Fra Angelico, lorsqu'il
peint son Noli me tangere, ne pense pas autre chose. Pourquoi cette
attention si renouvelée pour une scène qui n'est pas l'une des plus
spectaculaire des Évangiles et qui n'est pas finalement la plus propre à une
interprétation picturale ?
Il me semble que cet épisode apparemment si humble répond à cet autre moment
où Dieu s'est fait tout petit. L'Incarnation du Christ, Dieu fait homme, c'est
toute la révolution du christianisme, qui va avoir les plus profondes
conséquences sur l'art occidental6. Mais cette révolution de
l'Incarnation n'est valide que si Jésus est bien « plus qu'un homme » : elle
passe impérativement par la mort vaincue et la Résurrection. C'est par la
Résurrection que la divinité du Christ se montre de manière définitive, comme
Saint Jean le dit bien un peu plus haut : « Alors entra aussi l'autre
disciple, arrivé le premier au tombeau. Il vit et il crut. En effet, ils ne
savaient pas encore que, d'après l'Écriture, il devait ressusciter d'entre les
morts. » (voir Jean, 20, 1-10). Mais pour l'heure, aucun des disciples n'a
vu le Christ vainqueur du tombeau....
L'épisode du Noli me tangere est donc comme une nouvelle Épiphanie, plus
secrète encore que la première ; le corps du Christ n'est plus seulement le
corps incarné, il est le corps ressuscité, le corps qui sauve. On fait
dépendre la représentation de Dieu dans l'art, devenue possible avec le
christianisme, de l'instant de l'Incarnation ; c'est vrai, mais l'Incarnation
elle-même ne prend son sens que dans la Résurrection, et dans cet instant où
Jésus est reconnu à la fois dans son humanité et dans l'évidence de sa
divinité. « Jésus lui dit : "Marie !" Retournée, elle lui dit en hébreux :
"Rabbouni !" ---\,ce qui veut dire : "Maître". » (Jean, 20, 16). C'est
peut-être ce moment, plus encore que la Nativité, qui fonde la représentation
de Dieu fait homme dans l'art occidental.
Aujourd'hui son parfum
ne touchera ta bouche
ni ses lèvres tes pieds,
pourtant garde-la encore
avant de t'en aller;
regarde-la
couronnée de lumière elle parle,
elle court, elle est folle,
ne croit plus rien,
elle porte ton visage dans ses mains.
En lisant ces derniers mots je me suis souvenu d'une phrase, lue pendant notre
retraite à Jouarre, en décembre : « Une femme oublie-t-elle son petit enfant,
est-elle sans pitié pour le fils de ses entrailles ? Même si les femmes
oubliaient, moi, je ne t'oublierais pas. Vois, je t'ai gravée sur les paumes
de mes mains. » (Isaïe, 49, 14-16). George Didi-Huberman remarque dans un
ouvrage sur Fra Angelico7, que le peintre s'est servi du même
pigment pour peindre les fleurs qui éclosent dans le jardin et les stigmates
du Christ, alors qu'il utilise d'habitude différents pigments rouges... La
Passion du Christ porte déjà symboliquement son fruit et le jardin du monde
est marqué à jamais par le passage du Dieu incarné.
De même que Dieu garde sur les paumes de ses mains les stigmates de la
Passion, Marie-Madeleine « porte le visage du Christ dans ses mains » : elle
n'oubliera pas cette vision, dont elle court faire part aux disciples.
Eux-mêmes, portant ce visage dans leurs mains, annonceront la Bonne Nouvelle
au monde. Fra Angelico sent bien que, d'une manière toute particulière, le
peintre aussi porte désormais le visage de Dieu dans ses mains, en usant de
son talent pour le représenter: Il peut rendre visible cette scène où
l'humanité rachetée, à travers la personne de Marie-Madeleine, reçoit de plein
fouet ce regard de Dieu qu'elle évitait dans la Genèse (« Marie ! »), rendre
visible ce moment de grâce où l'humanité, « retournée », se convertit et
reconnaît son Maître: « Rabbouni ! ».
Ce qui me paraît extrêmement riche en histoire de l'art, c'est de se sentir
aux prises à chaque instant avec la beauté du monde, et avec le sens que nous
lui attribuons. Voir comment les peintres ont inlassablement représenté notre
jardin pour y chercher les traces et les stigmates du jardinier divin. Croire
avec eux ---\, avec certains du moins\, --- qu'il est vraiment homme et vraiment
Dieu, incarné et ressuscité. Et que jusqu'à ce qu'il vienne, nous portons son
visage dans nos mains.
Me voici, maître extrême et déroutant,
me voici à l'approche du soir
avec la brume qui monte des pins,
les premiers feux après les pluies,
dans cet automne au soleil chiffonné
à l'âge que l'on dit l'été d'un homme:
et je te cherche puisque tu me manques8.
Article paru dans Sénevé
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