Rabbouni

Maxime Deurbergue


Voici quelques réflexions sur la recherche en histoire de l'art --- qui me paraissent surtout valides dans le cas de la peinture religieuse --- à travers une petite promenade dans le jardin du monde, à la suite de la Madeleine en quête de Jésus à l'aube de la Résurrection. L'occasion, je l'espère, de vous convertir au passage à la poésie de Pascal Riou...




Tu as replié ton drap
comme le serpent abdique sa peau stupide
et file par le travers des murs
ou comme l'hôte encore remet sa chambre
dans la maison assoupie
et dépose sans un bruit les clefs de son séjour.
Dépliant ton linge
tu t'es esquivé dans l'aube
qui traversait ton jardin1.




Pourquoi évoquer ces mots du poète, au moment où mon propos va surtout traiter de l'image ? Parce qu'il me semble que la visée de Pascal Riou est la même que celle de L'Angelico en décrivant la scène du Noli me tangere : donner épaisseur et chair au Verbe de l'Évangile, tenter de nous faire sentir la vibrante humanité de Dieu dans son passage sur la terre, et combien Jésus a tout connu de notre condition, jusqu'à ses émotions les plus humbles --- et souvent les plus belles : l'amitié, la joie des retrouvailles. Combien aussi Dieu transfigure cette humilité de nos vies et lui donne sens, simplement parce qu'il l'a lui aussi habitée.


Qui cherches-tu ?

Marie de Magdala « se retourna, et elle voit Jésus qui se tenait là, mais elle ne savait pas que c'était Jésus. Jésus lui dit : "Femme, pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ?" ». (Jean, 20, 14-15). Qui cherches-tu ? La question est fondamentale en histoire de l'art; tout y commence par l'identification du thème du tableau. Gombrich le souligne avec justesse dans les remarques liminaires de ses études sur la Renaissance2: pour une même jeune femme représentée à côté d'une roue, combien les interprétations peuvent différer, selon que l'on identifie le sujet comme une image de la Fortune ou comme celle de Sainte Catherine avec les instruments de son supplice ! Parfois la distinction n'est pas si facile à établir, et pourtant c'est elle qui va déterminer la justesse des significations que l'on va attribuer au tableau.



On peut donc se tenir là, voir une oeuvre sans la reconnaître, c'est-à-dire simplement user ses sens et ses facultés en pure perte... On peut, comme Marie-Madeleine, se tenir devant Dieu ressuscité, voir, et pourtant ne rien voir, ne rien percevoir de ce qu'il y a à reconnaître. On peut traverser la vie, parcourir les chemins de l'existence sans que celle-ci en devienne moins indéchiffrable.



Qui cherches-tu ? Répondre à cette question permet de déclencher le processus d'élaboration du sens ; les épis de blé et les grappes de raisin ne devront pas trouver la même interprétation dans une nature morte et dans une oeuvre telle que la Vierge de l'Eucharistie de Botticelli où l'enfant Jésus contemple ainsi de manière symbolique l'image de son sacrifice et de sa chair incarnée et offerte. L'oeuvre est donc souvent le fruit d'un dialogue entre une image picturale et son titre. L'agneau de Dieu de Zurbaran n'est de toute évidence pas une nature morte ; et pourtant le tableau ne représente rien d'autre qu'un agneau, les pattes liées, prêt pour le sacrifice. Il y a donc dans ce cas précis un jeu subtil avec les natures mortes qui rend plus intense la présence physique de l'animal ; l'expérience de l'Incarnation de Dieu n'en est que plus forte, et les liens qui unissent l'Ancien et le Nouveau Testament que plus évidents. Le motif de l'agneau ligoté apparaît aussi fréquemment dans L'Adoration des bergers (notamment chez le Greco); apporté par le berger sur son dos, déposé à terre, il s'insère à merveille dans la « narration »... Il ne se limite pas à cela, bien sûr, et préfigure la Passion à l'heure de la Nativité3.



La démarche de recherche en histoire de l'art part donc d'une confrontation avec une image brute dont il convient de rendre compte et de dévoiler le sens. Et cette démarche peut impliquer une attitude plus générale qui vise au quotidien à déchiffrer le sens du spectacle qui se déroule sous nous yeux: ne pas détourner le regard du cadavre en première page du journal du matin; ne pas le ravaler au rang de nature morte. Loin de moi l'idée d'assimiler un cadavre à une oeuvre d'art, mais l'histoire de l'art invite particulièrement à ne pas regarder les images avec indifférence, elle éduque au contraire la vision. « Trouver dans ma vie Ta présence », voir dans le supplicié l'image de Dieu souffrant, c'est bien savoir qui l'on cherche, et qui d'autre, sinon Celui que Marie de Magdala « prend pour le jardinier » (Jean, 20, 15)...


En quête du jardinier

Après le péché originel, l'homme fuit Dieu lorsqu'il entend son pas dans le jardin : « j'ai eu peur parce que je suis nu et je me suis caché » (Genèse, 3, 10). Le premier, l'homme refuse une existence transparente ; il ne craint pas Dieu parce qu'il vient de manger du fruit de l'arbre : il a peur parce qu'il est nu, tout entier offert au regard de Dieu. Trop occupé à se regarder lui-même, l'homme évite ce regard de Dieu ; chassé de l'Eden, le monde qu'il lui reste désormais à cultiver tout seul est privé de son jardinier divin. Jardin sans jardinier, monde sans mode d'emploi.



L'oeuvre d'art est souvent assimilée à une image de la création : l'art baroque compara ainsi la scène théâtrale au monde périssable, c'est la fameuse métaphore du « grand théâtre du monde » ; or celle-ci implique une question aiguë : qu'y a-t-il au-delà du décor ? Doit-on se contenter du décor ---\, et de vivre avec décorum ? Si, en revanche, c'est bien Dieu qui abaissera une dernière fois le rideau sur le monde, ne faut-il pas tout rapporter à cet événement suprême ? Mais quelle valeur a, dans ce cas, notre séjour ici-bas ?




Savais-tu donc qu'elle viendrait
tituber au milieu des arbres
et manger son chagrin dans ses mains embaumées
Savais-tu?
Comme une qui a perdu
tout son amour
mais en mendie les miettes
dans la paume du deuil.



L'alternative baroque occulte un peu que Dieu lui-même s'est glissé un temps dans notre décor : comme la Madeleine, il nous est désormais permis de « mendier des miettes d'amour et de sens dans la paume du deuil », comme elle nous cherchons au jardin le visage de Celui que nous aimons. L'Incarnation du Christ, son commerce avec les humains, son amitié, son amour pour nous sont autant de réalités qui marquent à jamais nos vies, même à l'heure du plus grand désespoir où nul ne sait encore que le Messie est ressuscité. La Madeleine vient chercher un visage désormais invisible ; nous avons en plus l'espoir ---\, qu'elle n'a pas encore\, --- de voir la Face du Seigneur, sinon dans cette vie, du moins dans l'autre.


Le hiéroglyphe

Ma recherche spirituelle de chrétien me conduit certainement à refuser de ne voir dans le monde qu'un décor, et à orienter mes investigations en histoire de l'art dans des domaines où la fonction décorative d'une oeuvre ---\, même éblouissante\, --- est éclipsée par le sens qui la transfigure. L'oeuvre d'art se présente ainsi plus comme un hiéroglyphe à déchiffrer que comme un « décor ».



Dans un monde que nous avons contribué à rendre tel qu'il est, labyrinthique, nous cherchons notre Dieu. Le peintre lui aussi crée ses labyrinthes, où souvent une vision du monde est suggérée ---\, où parfois aussi, Dieu se cache : le hiéroglyphe n'est pas une écriture toute simple, il s'y mêle toujours un parfum de sacré...



J'insiste un peu lourdement sur cette exigence d'envisager l'oeuvre d'art en partant de son créateur ; la recherche en histoire de l'art pâtit souvent de deux travers : il y a tout d'abord l'esthétisme ; on s'extasie (à raison, la plupart du temps) sur la grâce d'une expression, la texture d'une étoffe, la chaude vibration d'une lumière... Tout cela est bel et bon, mais l'heureux lecteur un peu attentif à l'image qu'il contemple en regard du texte est tout à fait capable de s'en apercevoir tout seul4 ! Il y a ensuite la fantaisie (ou la poudre aux yeux) ; on convoque à grand renfort de justifications spécieuses le concours des psychanalystes ---\, démarche qui est légitime dans le cas d'une toile surréaliste, beaucoup moins quand il s'agit d'un Véronèse\,---, on prétend qu'un anachronisme n'est pas rédhibitoire du moment qu'il permet d'élaborer (n'est-ce pas) une psychologie du regard moderne... On fait semblant de croire que le sens d'une oeuvre s'élabore tout seul, sans considération du contexte, de l'époque et des idées qui ont pu influencer l'artiste5.



D'un côté par facilité on se contente de faire comme si les hiéroglyphes n'étaient que de jolis dessins décoratifs; de l'autre on soutient l'insoutenable, on veut absolument feindre de croire que les caractères sont apparus tout seuls. Dans chaque cas, avoir l'humilité de rapporter l'oeuvre à son créateur permettrait pourtant de limiter les dégâts. De même qu'avoir l'humilité de se reconnaître créature devant son créateur nous autorise à contempler l'existence dans toute sa beauté, et dans toute la richesse d'un sens qui ne sonne pas creux. En attendant l'Heure divine, l'Heure dernière de la rencontre avec Dieu, nous pouvons partir en quête de ces « miettes » de sens qui nous éclairent pour mieux comprendre l'oeuvre de l'artiste autant que l'oeuvre de Dieu...


La rencontre



Moi, j'ignore tout
mais je vous entends
l'un vers l'autre au détour du figuier
dans la lumière où tremble le matin,
l'un à l'autre
et vos deux noms murmurés...



L'Évangile de Jean ne nous livre de la rencontre de Marie de Magdala et de Jésus ressuscité que l'essentiel. Pascal Riou, dans son poème, avoue que nous ne connaissons rien de la scène; il n'en tente pas moins de nous la faire ressentir dans toute son atmosphère, de rendre plus aiguë en nous la conscience qu'elle a réellement été vécue. « J'ignore tout, mais je vous entends »... Je ne sais rien, mais je vous vois : Fra Angelico, lorsqu'il peint son Noli me tangere, ne pense pas autre chose. Pourquoi cette attention si renouvelée pour une scène qui n'est pas l'une des plus spectaculaire des Évangiles et qui n'est pas finalement la plus propre à une interprétation picturale ?



Il me semble que cet épisode apparemment si humble répond à cet autre moment où Dieu s'est fait tout petit. L'Incarnation du Christ, Dieu fait homme, c'est toute la révolution du christianisme, qui va avoir les plus profondes conséquences sur l'art occidental6. Mais cette révolution de l'Incarnation n'est valide que si Jésus est bien « plus qu'un homme » : elle passe impérativement par la mort vaincue et la Résurrection. C'est par la Résurrection que la divinité du Christ se montre de manière définitive, comme Saint Jean le dit bien un peu plus haut : « Alors entra aussi l'autre disciple, arrivé le premier au tombeau. Il vit et il crut. En effet, ils ne savaient pas encore que, d'après l'Écriture, il devait ressusciter d'entre les morts. » (voir Jean, 20, 1-10). Mais pour l'heure, aucun des disciples n'a vu le Christ vainqueur du tombeau....



L'épisode du Noli me tangere est donc comme une nouvelle Épiphanie, plus secrète encore que la première ; le corps du Christ n'est plus seulement le corps incarné, il est le corps ressuscité, le corps qui sauve. On fait dépendre la représentation de Dieu dans l'art, devenue possible avec le christianisme, de l'instant de l'Incarnation ; c'est vrai, mais l'Incarnation elle-même ne prend son sens que dans la Résurrection, et dans cet instant où Jésus est reconnu à la fois dans son humanité et dans l'évidence de sa divinité. « Jésus lui dit : "Marie !" Retournée, elle lui dit en hébreux : "Rabbouni !" ---\,ce qui veut dire : "Maître". » (Jean, 20, 16). C'est peut-être ce moment, plus encore que la Nativité, qui fonde la représentation de Dieu fait homme dans l'art occidental.


Ton visage dans nos mains

J'aurais pu achever là ces petites réflexions qui doivent commencer à sembler bien longues, mais le poème de Pascal Riou ne s'arrête pas là...




Aujourd'hui son parfum
ne touchera ta bouche
ni ses lèvres tes pieds,
pourtant garde-la encore
avant de t'en aller;
regarde-la
couronnée de lumière elle parle,
elle court, elle est folle,
ne croit plus rien,
elle porte ton visage dans ses mains.



En lisant ces derniers mots je me suis souvenu d'une phrase, lue pendant notre retraite à Jouarre, en décembre : « Une femme oublie-t-elle son petit enfant, est-elle sans pitié pour le fils de ses entrailles ? Même si les femmes oubliaient, moi, je ne t'oublierais pas. Vois, je t'ai gravée sur les paumes de mes mains. » (Isaïe, 49, 14-16). George Didi-Huberman remarque dans un ouvrage sur Fra Angelico7, que le peintre s'est servi du même pigment pour peindre les fleurs qui éclosent dans le jardin et les stigmates du Christ, alors qu'il utilise d'habitude différents pigments rouges... La Passion du Christ porte déjà symboliquement son fruit et le jardin du monde est marqué à jamais par le passage du Dieu incarné.



De même que Dieu garde sur les paumes de ses mains les stigmates de la Passion, Marie-Madeleine « porte le visage du Christ dans ses mains » : elle n'oubliera pas cette vision, dont elle court faire part aux disciples. Eux-mêmes, portant ce visage dans leurs mains, annonceront la Bonne Nouvelle au monde. Fra Angelico sent bien que, d'une manière toute particulière, le peintre aussi porte désormais le visage de Dieu dans ses mains, en usant de son talent pour le représenter: Il peut rendre visible cette scène où l'humanité rachetée, à travers la personne de Marie-Madeleine, reçoit de plein fouet ce regard de Dieu qu'elle évitait dans la Genèse (« Marie ! »), rendre visible ce moment de grâce où l'humanité, « retournée », se convertit et reconnaît son Maître: « Rabbouni ! ».



Ce qui me paraît extrêmement riche en histoire de l'art, c'est de se sentir aux prises à chaque instant avec la beauté du monde, et avec le sens que nous lui attribuons. Voir comment les peintres ont inlassablement représenté notre jardin pour y chercher les traces et les stigmates du jardinier divin. Croire avec eux ---\, avec certains du moins\, --- qu'il est vraiment homme et vraiment Dieu, incarné et ressuscité. Et que jusqu'à ce qu'il vienne, nous portons son visage dans nos mains.




Me voici, maître extrême et déroutant,
me voici à l'approche du soir
avec la brume qui monte des pins,
les premiers feux après les pluies,
dans cet automne au soleil chiffonné
à l'âge que l'on dit l'été d'un homme:
et je te cherche puisque tu me manques
8.







M.D.

Article paru dans Sénevé


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