Mais où courent-ils donc?
Anne Robadey
«Chercheurs, en quête de quoi?»
Pourquoi se poser cette question?
Après tout, c'est d'abord un métier comme un autre, et aucun métier n'est
ni plus, ni moins chrétien qu'un autre. Chrétiens, nous sommes d'abord des
hommes, invités à prendre notre place dans la société, comme tous les
autres. À vivre, dans notre vie quotidienne, quel que soit notre métier,
les préceptes de vie chrétienne, la charité, l'attention à l'autre, la
prière, etc.
Un métier comme les autres, donc. Pourtant, même dans la société laïque,
c'est un métier qui pose question. Peut-être avant tout parce que c'est un
métier assez mystérieux: il faut déjà de longues études avant de percevoir
qu'il y a effectivement plein de choses à faire de ce côté-là.
La recherche (en maths)
Quand je dis que je fais des maths, en général, la question suivante,
c'est «et tu veux faire quoi après tes études?» La seule issue
envisagée par mes interlocuteurs qui reste des maths pures, c'est d'être
prof de maths.
Si je parle de recherche, les gens connaissent la recherche en biologie,
en physique (là c'est un peu médiatisé), mais en maths: «Ah
bon, mais qu'est-ce qu'on cherche, en maths? Des théorèmes?» Des
théorèmes, oui bien sûr, mais ce n'est finalement que la face visible de
l'iceberg.
En fait, j'ai l'impression que on ne cherche pas tant des théorèmes qu'à
comprendre, à explorer, tout un monde d'objets mathématiques; et pas
seulement à les comprendre, mais aussi à créer ceux qui seront utiles pour
comprendre ceux qui nous viennent d'abord. Et comme ces objets n'ont pas
en eux-mêmes de réalité physique observable, il faut d'abord s'en faire
une
représentation, qui va évoluer au fur et à mesure qu'on avance dans leur
compréhension. Ainsi, on navigue toujours entre des définitions plus ou
moins formalisées --- qui nous permettent de communiquer entre
mathématiciens, de parler des mêmes objets --- et notre propre
représentation de ces mêmes objets, représentation qui nous est
personnelle et peut-être est le lieu où se fait du neuf: il me semble que
c'est de sa conception personnelle d'un objet --- qu'ont défini d'autres
mathématiciens avant lui --- qu'un chercheur tire un nouvel angle
d'attaque, une nouvelle direction d'exploration, une nouvelle méthode de
travail qui pourra produire une avancée, une brèche, et finalement un
théorème, si l'on y tient. Mais les mathématiciens seront souvent bien
plus intéressés par une nouvelle méthode, une nouvelle définition que par
le théorème qui en est le résultat...
Voilà un peu, il me semble, la première raison qui nous fait nous
interroger sur ce qu'est la recherche, sur ce qu'on cherche et pourquoi:
le fait que c'est un métier qui pose question, à beaucoup de nos
interlocuteurs un peu éloignés du milieu. Et ce questionnement de nos
interlocuteurs nous remet en cause dans notre activité.
Et la recherche de Dieu...
La deuxième raison, qui m'invite à me poser des questions sur le sens de
ce métier par rapport à ma foi, je crois que c'est une apparente
contradiction avec le précepte évangélique «Cherchez d'abord le royaume de
Dieu et sa justice, tout le reste vous sera donné par surcroît»; pas une
contradiction littérale, bien sûr (le «d'abord» sauve la mise...) mais un
questionnement tout de même, et je crois après y avoir pas mal réfléchi,
que c'est bien là que prend racine ma volonté d'en discuter à
l'aumônerie...
La vie spirituelle, c'est chercher à connaître et aimer Dieu. En tout cas,
c'est toujours un chemin, une quête, une recherche de Dieu. Et le métier
de chercheur, c'est un peu le même genre d'attitude: creuser, chercher,
essayer d'avancer dans la compréhension d'un objet d'étude, quel qu'il
soit. Si bien qu'il y a le danger de se trouver à courir après deux
lièvres dont on ne sait pas s'ils vont aller dans la même direction...
C'est finalement cette ressemblance entre deux quêtes de connaissance qui
me met parfois un peu mal à l'aise (nul ne peut suivre deux maîtres...
Est-ce qu'on ne risque pas, là aussi, de négliger l'une ou l'autre
recherche ?). Qui m'invite, en tout cas, à réfléchir sérieusement à la
cohérence des deux démarches, à m'assurer que les deux lièvres vont au
même endroit. Si non, je risque l'écartèlement; si oui, chaque quête
s'appuie sur l'autre, c'est une seule attitude devant la vie, de
curiosité, de recherche de la vérité, de poursuite de la connaissance.
Et finalement1, cette attitude me semble très profondément
humaine, trouvant sa source profonde dans l'homme tel que Dieu l'a créé,
capable de faire oeuvre d'intelligence, à l'image de Dieu. Si bien
qu'elle ne peut qu'être bonne et suivre les desseins du créateur, si tant
est qu'on la mène avec droiture, et sans oublier que la recherche de Dieu
est première («Cherchez d'abord...»), et porte toute autre recherche.
À moins que ce soit en fait cette attitude devant le monde, qui me vient
de ma foi, qui influence ma façon de concevoir ce qu'est la recherche
en n'importe quel domaine, à unir d'une certaine façon les termes de
recherche et de quête dans une seule attitude de «contemplation
active», pourrait-on dire...
A.R.
Article paru dans Sénevé
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