Les compositeurs se sont inspirés de tous les livres bibliques pour
écrire des oratorios, des cantates, des oeuvres instrumentales et
même des opéras. L'Apocalypse se distingue d'eux en cela qu'elle
n'a été traitée que par des musiciens du vingtième siècle.
En effet (et je serai très reconnaissant envers l'érudit qui
me citera une exception)
Bach, Mendelssohn, Bruckner n'ont rien composé
d'après les célèbres visions prophétiques de St
Jean.
Or, entre 1930 et 1945 quatre musiciens s'inspirèrent de l'Apocalypse
pour en tirer quatre chefs-d'oeuvre, chacun en son genre.
Il s'agit de l'oratorio Das Buch mit sieben siegeln de Franz Schmidt,
du Quatuor pour la Fin du Temps d'Olivier Messiaen, de la cantate
Et in terra pax de Frank Martin et de l'Apocalypse
selon St Jean de Jean Françaix.
Franz Schmidt : Le livre aux sept sceaux.
Franz Schmidt est né en 1874 à Bratislava, et mort à Vienne le
11 février 1939. Admirateur de Bruckner -- dont il suivit les cours à
l'université -- il était violoncelliste et joua à
l'orchestre de l'Opéra de Vienne, puis à la Philarmonie,
sous la direction de Malher notamment.
Il a connu une période de disgrâce après la guerre, à cause d'une
cantate inachevée, commande des nazis. Schönberg l'appelait ``le dernier
grand maître de l'époque romantique'', et c'est sans doute un
jugement que la postérité retiendra. Issue du romantisme germanique et
de la tradition Viennoise, se situant dans
la lignée de Bach, Mendelssohn et Brahms,
sa musique affirme cependant son appartenance au vingtième
siècle par le liberté et le raffinement de l'harmonie et du contrepoint.
Achevée en 1937, l'oeuvre requiert
un ténor (l'Évangéliste), une basse (Dieu), un quatuor vocal et un
choeur mixte accompagnés par un gros orchestre avec orgue.
Le livret est en allemand, composé de fragments du livre biblique
et d'hymnes liturgiques.
La première partie présente la vision de Dieu sur son trône de gloire. Ses louanges sont chantées par les quatres animaux (le Lion, le Taureau, l'Homme et l'Aigle) et par les vingt-quatre anciens : ``Heilig, heilig ist Gott der Allmächtige'' (Saint, saint le Dieu tout-puissant). Puis c'est l'Évangéliste qui prend la parole et décrit le livre aux sept sceaux (thème musical couvrant les douze sons de l'échelle chromatique). La question de l'Ange est répétée trois fois avec angoisse par le choeur : qui sera digne de briser les scept sceaux ? et la reprise du thème renversé par l'orchestre signifie le silence accablant qui y répond. C'est alors que sur une orchestration devenue lumiseuse et comme transparente survient la vision de l'Agneau ``debout et comme égorgé''. Jubilation de l'evangéliste, du choeur et de l'orchestre qui culmine en un solennel Amen.
La deuxième partie (après un intermède à l'orgue) débute par le récit de l'Évangéliste : c'est l'Agneau égorgé qui ouvrira les sept sceaux. Les quatres fameux ``cavaliers de l'Apocalypse'' apparaissent tour à tour : le Justicier sur un cheval blanc, la Guerre sur un cheval rouge, la Famine sur un cheval noir et la Mort sur un cheval blême. Le traitement à la fois traditionnel et original des ces évènements par l'orchestre, le choeur et les solistes, est typique de F. Schmidt. Puis c'est la prière des âmes des martyrs (cinquième sceau), épisode conclu dans le calme par la basse solo. Enfin, une grande secousse : l'ouverture du sixième sceau (et le boulversement du Monde impie). Le choeur chante, puis crie en une grande fugue fortement chromatique "la mer se gonfle, et monte toujours plus"; après un sommet d'intensité, un decrescendo amène la conclusion pianissimo, mais pas apaisée.
La troisième partie commence par l'ouverture du septième sceau (``Ce fut un grand silence dans le ciel'') : récitatif de l'évangéliste sur de doux accords des cordes. L'Évangéliste a une nouvelle vision : celle de la Femme dans le douleurs de l'enfantement, et du Dragon qui s'apprête à dévorer l'enfant. L'orchestre joue alors le combat des armées célestes, déchaînement de timbres et de rythmes. Puis sonnent les trompettes de la Justice, solennelles et menaçantes. Le thème des trompettes est repris en fugue par l'orchestre puis le choeur. Après un nouveau point culminant, c'est le Seigneur qui enfin prend la parole et décrète son règne pour toujours (majestueux air de la basse). Le choeur répond en un Alleluia qui a en largeur et en longueur les dimensions de l'oratorio. L'évangéliste conclut : ``Je suis celui qui a vu et entendu cela, et maintenant je le retranscris''.
Complexe, immense, inégale aussi, évoquant tantôt la tradition viennoise, tantôt Bruckner et tantôt Berlioz, cette oeuvre passionnante donne des couleurs, des dimensions supplémentaires à la prophétie de St Jean. Elle confronte la tradition religieuse chrétienne à des angoisses et des possibilités nouvelles. À mon avis l'oeuvre a sa place aux côtés de la symphonie Lobesang de Mendelssohn et du Requiem allemand de Brahms. Signalons qu'il existe une réédition en CD d'un enregistrement live de Mitropoulos, à la tête de l'Orchestre philarmonique de Vienne et du Wien Singverein, dans le cadre du festival de Salzbourg.
Le Quatuor pour la Fin du Temps d'Olivier Messiaen
Depuis sa disparition en 1992,
enregistrements, livres, témoignages affluent et nous permettent de mieux
connaître cet immense musicien qu'est Messiaen.
Prochainement devrait être publié un vaste ouvrage posthume donnant
son enseignement et sa théorie musicale complets.
Le Quatuor pour la Fin du Temps est à proprement parler une
oeuvre de circonstance : il fut composé en 1941 dans un camp
allemand de prisonniers
situé en Silésie. Sans s'apesantir, rappellons les conditions de la
première, devant les prisonniers du camp : il faisait -5o; la
mécanique du piano était faussée, certaines touches s'enfonçaient et
ne se relevaient pas; le violoncelle n'avait que trois cordes et des clefs
manquaient à la clarinette, montage d'instruments en La et en Si b. C'était
vraiment ``la fin des temps'' !
Or on ne peut que constater combien l'oeuvre dépasse et transcende
les conditions de sa gestation : aujourd'hui elle connaît un
succès mondial et (ce qui est plus remarquable encore) mérité.
Sa distribution originale (piano, violon, clarinette, violoncelle)
a été reprise par de nombreux compositeurs et s'appelle désormais
``quatuor Messiaen''.
L'oeuvre porte une dédicace ``à l'Ange de l'Apocalypse, qui lève
la main vers le ciel en disant : Il n'y aura plus de Temps''.
Elle s'inspire librement du chapitre X de l'apocalypse.
Elle compte 8 mouvements, car, explique l'auteur dans la préface, 7 est le
nombre parfait, le nombre des cycles achevés: le huitième morceau est
hors du temps et prolonge pour l'éternité le repos du septième jour
décrété dans la Genèse.
``Et in terra pax'', de Frank Martin
Né en 1890 à Genève, Frank Martin mourut en 1974 aux Pays-bas. Fils
de pasteur, profondément croyant, sa musique religieuse (notamment
Golgotha, Le mystère de la nativité et le Requiem)
en fait une espèce de ``Bach suisse'', héritier de
la tradition protestante et naturellement oecuménique.
Il apprit seul la musique et ne fréquenta aucun conservatoire.
A partir des années 40 la maturité de son style est acquise : à la croisée
des influences germaniques et latines, des traditions et de la modernité,
il lui est déjà bien personnel.
Pour parler de son oeuvre, nous laisserons la parole au compositeur :
C'est au début de l'été 1944, encore en pleine guerre, que le Studio de
Radio-Genève me demanda d'écrire une oeuvre vocale qui puisse être
diffusée dès qu'aurait été annoncée la fin des hostilités. Il
ne pouvait s'agir, bien entendu, que d'une oeuvre ayant un caractère
religieux. Cette demande me remplit de joie mais aussi, et plus encore,
d'anxiété. Il fallait, en effet, penser non seulement à l'idée de
la guerre et de la paix et tenter d'en exprimer la souffrance et la joie,
mais penser encore à l'état d'esprit des peuples au moment de cette
détente prodigieuse, à cette sorte de dèlire, tout passager, que devait
nécessairement provoquer la grande nouvelle.
On ne pouvait, d'autre part, prévoir en rien la figure que prendrait
l'évènement. Un seul fait était assuré : les hostilités
s'arrêteraient. Elles devaient bien s'arrêter un jour. C'est ainsi que,
dans l'été 1944, je dus évoquer bien à l'avance cette heure tant
attendue, la joie délirante du moment, l'anxiété pour l'avenir qui
devait nécessairement l'accompagner et l'infinie tristesse de tous les
ravages provoqués par la guerre.
Je résolus de partager mon oeuvre, qui ne devait pas excéder trois quarts d'heure, en quatre petites parties et de chercher dans la bible des textes se rapportant à l'expression de chacune d'elles. La première se rappporte à la guerre elle-même, envisagée, ainsi que l'ont fait les prophètes et l'auteur de l'Apocalypse, comme effet de la colère de Dieu. La seconde apporte l'annonce de la délivrance et du retour des captifs et l'explosion de joie de tout un peuple qui sent renaître l'espoir et la vie. Ces eux parties n'ont d'autre but que de dépeindre l'humanité écrasée par la catastrophe et son retour à la lumière et à l'espérance.
J'ai eu recours pour la première partie à ce fragment de l'apocalypse où,
l'agneau rompant les premiers sceaux du livre mystérieux, quatre chevaux
apparaissent succesivement, symboles divers de la guerre, le vainqueur sur
son cheval blanc, celui qui a ``le pouvoir de bannir la paix sur la terre'';
puis sur son cheval noir le spectre de la famine, enfin sur le cheval livide
la mort elle-même qui suit l'enfer. A ces visions d'épouvante l'humanité
répond par un psaume de désolation :
``Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?''.
Une voix dit alors la colère de l'Eternel contre le peuple rebelle :
``Malheur au peuple chargé de péchés'', et le peuple répond pas une
prière qui est une plainte.
La seconde, débutant par le question du prophète : ``Sentinelle, que
dis-tu de la nuit ?'' apporte l'espoir puis la certitude du salut en réponse
à la repentance du peuple, et se termine par le psaume : ``Poussez vers
Dieu des cris de joie, toutes les nations.''
La troisième partie introduit une pensée toute nouvelle, c'est la pensée
du Christ. Elle est compsée dans sa plus grande partie de la prophétie
d'Esaïe décrivant le serviteur de l'Eternel, ``méprisé et
abandonné des hommes'' et ``semblable à un agneau qu'on mèe à
la boucherie''. A cette prophétie répondent quelques phrases du Christ
affirmant la nécessité du pardon et la paix véritable qui en est la
conséquence : ``Heureux ceux qui apportent la paix, car ils seront appelés
fils de Dieu''; ``Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu'ils
font''. Le choeur y répond et conclut par le ``Notre Père''.
Enfin, la quatrième partie, s'évadant des contingences terrestres,
évoque le Ciel nouveau et la Terre nouvelle,
où toutes larmes seront
taries, ``où il n'y aura plus ni deuil, ni cris, ni douleurs''. Elle
se termine par l'affirmation mystique : ``Saint saint, saint, le Seigneur Dieu
Tout Puissant, qui était, qui vient et qui sera.''
Déjà en choisissant ces textes, puis en composant, je ne crois pas m'être fait jamais d'illusion sur ce que pourrait être la paix qui suivrait la cessation des hostilités proprement dites. Mais cette absence d'illusions ne pouvait m'empêcher donner une figure et une forme à ce passage de l'angoisse la plus noire à l'espoir d'un temps plus lumineux. Elle m'imposait ensuite de poser, par la bouche du Christ, l'exigence absolue du sa doctrine du pardon, sans lequel il ne peut concevoir aucune paix véritable. Mais cette exigence est si haute que sa réalisation générale dans le Monde ne peut s'imaginer sans un miracle qui refondrait totalement l'esprit et la pensée des hommes. Ainsi, la véritable paix ne peut être pour nous qu'un espoir, et, plus qu'un espoir, une volonté, une foi, un pont jeté vers un avenir tou incertain mais qui doit cependant se préfigurer dans notre esprit, encore même que nous ne puissions croire vraiment à sa réalisation matérielle et terrestre.
C'est ainsi que j'ai imaginé que l'on pouvait fêter ce jour unique où
serait annoncée la cessation des hostilités, outre la joie toute
naturelle et spontanée qui jetait dans la rue des milliers de personnes
agitant des drapeaux. Sans rien sacrifier de mes exigences de musicien, j'ai
cherché dans ce bref oratorio à écrire une musique qui atteigne l'oreille
de l'auditeur par une mélodie franche et une harmonie aussi directe et
expressive qu'il m'etait possible. L'emploi d'artifices tels que le canon
m'a été dicté par la nature même de certaines mélodies qui avaitne
jailli du texte et par souci de créer l'impression d'une unanimité dans la
multitude; l'emploi de la basse obstinée dans le récit d'alto de la
troisième partie était nécessaire pour donner unité et continuité
à une aussi longue déclamation... C'est là, si l'on veut, une
oeuvre de circonstance. Pour ma part, je ne l'ai jamais considérée comme
telle, les problèmes que posent la guerre et la paix sont des problèmes
éternels. Il n'y a pas que des guerres militaires et la paix n'est-elle pas,
en tout temps, une aspiration de notre âme ?
Frank Martin
Un très bel enregistrement de cette cantate a été réalisé par Michel Corboz à la tête de l'ensemble vocal et instrumental de Lausanne.
L'apocalypse selon Saint Jean, de Jean Françaix
Jean Françaix (né en 1912) pourrait être appelé
``le bien nommé''. En effet, se plaçant en droite ligne des d'Indy,
Poulenc, Ibert, ignorant superbement ``l'avant-garde'', il composa une
musique ``française'', c'est-à-dire classique, raffinée,
légère ou au moins perçue comme telle par les Allemands...
A l'instar d'Hindemith, il composa de la musique pour les amateurs
et les mélomanes,
et à ce titre sa musique de chambre mérite qu'on s'y arrête.
Son oratorio sur l'Apocalypse est pourtant d'une autre envergure, plutôt
comparable à la symphonie Lobesang de Mendelssohn, ou au diptyque
Mors et Vita de Gounod. C'est sans conteste son chef-d'oeuvre : au
concert, il remplacerait avantageusement les Carmina Burana d'Orff,
(pur moment de ``néo-néanderthalisme musical'' selon Stravinski,
en fait apogée de la musique nazie).
Composée entre 1939 et 1941 (donc elle aussi fortement influencée par la
seconde guerre mondiale), l'oeuvre demande de gros effectifs. L'orchestre est
divisé en deux : un orchestre ``céleste'' (rassemblant les flûtes,
les hautbois, les cuivres, les timbales, les harpes
et le quintette à cordes) placé sur la scène devant
le choeur; et un orchestre ``démoniaque''
(clarinettes, saxophones, bassons et
contrebasson, cornet à piston et trombone à piston, piano et percussion)
placé dans la fosse. On peut bien sûr s'amuser des préjugés pesant
sur tel et tel instrument et qui l'ont fait classer
``céleste'' ou ``démoniaque'' : cependant, cette orchestration assez
berliozienne est au service d'un oratorio ambitieux et profond,
oeuvre d'un grand croyant et d'un musicien accompli.
Conclusion
Ayant dès les premiers siècles suscité une abondante iconographie,
ayant nourri l'imaginaire de nombreux sculpteurs, tapissiers, écrivains,
l'Apocalypse n'a été honorée en Musique qu'au vingtième siècle.
Avec toute la science de cinq siècles de musique occidentale,
toute l'angoisse de notre temps et toute la
foi qui fut aussi celle des premiers chrétiens.
Une foi qui nous provoque quant à
la nôtre, nous envahit de lumières et de questions.
Il se peut que les deux guerres mondiales, révélant la faiblesse
tragique de l'homme face aux armes qu'il avait lui-même fabriquées,
causant plus de morts que toutes les guerres qui avaient précédé,
aient réveillé le sentiment eschatologique. A l'ère de la bombe
atomique, nous avons plus de raisons encore que les deux
premières générations apostoliques de craindre une fin du Monde
proche. Et la dégénérescence en Occident de l'Église, la disparition
voire la mise hors-la-loi-morale de ses préceptes ne peut qu'augmenter
le sentiment que le Monde s'écroule et que sa fin est proche.
Mais l'attente de la fin du Monde, les croyants ne la vivent pas comme
les acteurs d'un film-catastrophe américain ou comme les adeptes du
Temple solaire : ce qui attise leur angoisse développe aussi leur
espérance et les pousse à l'action.
Si nous craignons de voir disparaître ce Monde que nous
connaissons et auquel nous sommes attachés, combien plus nous espérons
voir le retour du Christ et l'avènement de toute chose ! Ce qui fait
la brûlante actualité de l'Apocalypse n'est pas, au fond, la peur de
la fin du Temps. C'est la folle envie de revoir le Christ.
Article paru dans Sénevé
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