JEAN presents : PIERRE

Béatrice Joyeux


Partons un peu sur les traces du personnage de Simon-Pierre, tel que le décrit Jean : plein de bonne volonté, mais bien maladroit...Confrontons-le à Jean tel qu'il se dépeint lui même -partant de l'hypothèse : Jean = l'évangéliste. D'où quelques questions insidieuses : Jean se réserve-t-il le meilleur rôle ? Doit-on chercher une opposition ou des complémentarités entre l'homme mûr et le jeune homme ? Et qui Jésus a-t-il aimé le plus ?


Pêcheur et pécheur
Dans l'évangile de Jean, Pierre ne vient pas à Jésus; Jésus ne vient pas vers lui. C'est André, le frère du pêcheur, qui le présente à cet homme formidable, en ces mots: ``Nous avons trouvé le Messie''...
Il l'amena à Jésus. Jésus le regarda et dit: ``Tu es Simon, fils de Jean; tu t'appelleras Céphas''-Ce qui veut dire Pierre.
Alors que chez Matthieu et Marc, Simon entend un appel direct à ``marcher à la suite `` du Christ, sa vocation est ici médiatisée par André. En revanche les premiers mots de Jésus le touchent dans son intimité. Jésus s'attache particulièrement à Simon, son regard et sa volonté se posent sur lui; il le nomme immédiatement et lui impose désormais sa fonction et son nouveau nom. D'entrée Simon est donc Pierre, le premier des apôtres, chef de l'Église fondée dès le commencement de l'évangile de Jean.
Premier des disciples, il l'est en effet comme porte-parole. Pierre confesse sa foi, mais aussi celle de ses compagnons, quand il répond à la question dramatique de Jésus : ``Voulez-vous partir, vous aussi ?'' Simon-Pierre lui répondit : ``Seigneur, à qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle. Nous, nous croyons, et nous avons reconnu que tu es le Saint de Dieu.'' (6, 67).

Mais cet homme de foi semble parfois primaire, il garde le caractère brut du pêcheur, du travailleur. Pierre ne comprend pas tout. Il n'a pas saisi la radicalité de l'amour du Christ : Seigneur, toi, me laver les pieds ?. Le passage frise le burlesque, Simon s'entête et s'empêtre dans sa conscience des hiérarchies, pour faire ensuite demi-tour, aveuglé par une foi naïve dans tout ce que dit son maître : ``Si je ne te lave pas, tu n'as pas de part avec moi.'' Simon-Pierre lui dit : ``Seigneur, pas seulement les pieds, mais aussi les mains et la tête!''. Pierre ne peut tout comprendre du langage de l'amour, et il en est conscient. C'est pourquoi il s'efface devant le disciple de l'amour, Jean , seul capable de comprendre Jésus. Sachant que quelqu'un va trahir, il prend Jean pour médiateur : ``Demande quel est celui dont il parle''. Jean seul est digne de voir la bouchée donnée à Judas1, parce qu'il aime assez pour pouvoir pardonner comme le Christ pardonne. Pierre, lui, le chef,cherche le coupable et s'il l'avait trouvé il l'aurait fracassé.
Simon-Pierre nous révèle ainsi les profondeurs de l'humain, crédule, peureux. L'épisode du coup d'épée (18,10) conjugue la réaction défensive de l'individu traqué, et son impossibilité de pardonner pour le moment. Pierre s'enfonce également dans la crainte lors du jugement de Jésus. Il étale sa faiblesse en reniant trois fois celui auquel il affirmait sa foi un peu plus tôt. Orgueil, humiliation devant l'assurance d'une femme, d'une servante : ``N'es-tu pas, toi aussi, des disciples de cet homme ?''.; peur du soldat et crainte devant la hiérarchie (représentée par les serviteurs du grand prêtre ). Face à Jean, disciple fidèle et constant, Pierre se rapproche alors de Judas le traître.
Simon-Pierre, Judas, deux figures d'ailleurs rapprochées dans l'évangile de Jean: quand Pierre confesse la foi des disciples, l'évangéliste vient d'écrire : ``Jésus savait...qui était celui qui le livrerait'' -Judas, mais Simon ? De même, c'est après l'annonce de la trahison de Judas que le Christ déclare à Pierre : `` Le coq ne chantera pas que tu ne m'aies renié trois fois.'' (13, 36). Simon est le premier des apôtres, peut-être parce qu'il est le premier des pécheurs.



Le plus aimé ?
Premier des pécheurs, premier pardonné aussi. L'immensité du pardon du Christ se mesure d'abord à celle de l'évangéliste : Jean rapporte les faits sans commentaire, passant sous silence les pleurs amers décrits par Luc et Matthieu et les sanglots évoqués par Marc; mais nulle part il ne condamne son ami ; et la première apparition de Pierre après le reniement nous le montre avec lui, Jean, qui le laisse entrer le premier dans le tombeau vide. La miséricorde de Jésus se manifeste surtout dans la confiance de Celui qui confie son peuple à Pierre :''Pais mes brebis''. L'amour du maître pour Simon se veut alors une relation exceptionnelle, plus forte que les autres, comme Jésus le demande avec exigence : ``Simon, fils de Jean, m'aimes-tu plus que ceux-ci ?''. La question saugrenue : ``Qui Jésus aimait-il le plus, Pierre ou Jean?'', semble donc trouver une réponse. Question gratuite d'ailleurs, car on ne peut envisager l'amour si personnalisé du Christ en termes de préférence.

Pourtant Thomas d'Aquin donne justement une réponse2. Démarche étonnante de la part d'un théologien. Jésus aime Jean d'une ``affection spéciale''; ce pour trois raisons. Primo par la perspicacité de son intelligence; en effet les maîtres apprécient spécialement les disciples intelligents. Prov. 14, 35 : ``La faveur du roi va au serviteur intelligent.'' - Secundo à cause de la pureté de son coeur, parce qu'il fut vierge. Prov. 22, 11 : ``Celui qui aime les coeurs purs, qui a la grâce sur les lèvres, a le roi pour ami.'' -Tertio à cause de sa jeunesse; en effet nous compatissons et témoignons plus facilement notre affection aux jeunes et aux faibles, de même fit le Christ à l'égard de Jean. Dès lors, selon Thomas, Jean fut plus aimé quant aux signes d'affection que lui démontrait le Christ, lui laissant poser la tête sur son coeur. Jean plus aimé -et non préféré-, tandis que Pierre était appelé à aimer plus Jésus: ``M'aimes-tu plus que ceux-ci? Oui Seigneur, tu sais bien que je t'aime.'' Petrus dilexit, Ioannes dilectus...
Une bipartition dangereuse, si l'on s'attache à ne voir en Pierre et Jean que les figures de deux genres de vie prétendument opposés, Vie active et Vie contemplative, trop souvent présentées de façon hiérarchique. C'est donc ici qu'il faut chercher à dépasser l'opposition, comme nous y invite Thomas d'Aquin, regardant Pierre après la Résurrection : ``Celui qui n'osait pas interroger lors du repas, mais chargeait Jean de sa question, écrit Thomas d'Aquin, reçoit après la passion la première place parmi ses frères, et il interroge non seulement pour lui-même, mais pour Jean'' :
Se retournant, Pierre aperçoit, marchant à leur suite, le disciple que Jésus aimait, celui-là même qui, durant le repas s'était penché sur sa poitrine et avait dit: ``Seigneur, qui est-ce qui te livre?'' le voyant donc, Pierre dit à Jésus: ``Seigneur, et lui?''...
L'on peut cependant envisager une autre approche. Ici c'est Pierre qui semble poser la question du plus grand amour, dans son ``Et lui ?''. Non pour savoir qui le Seigneur préfère, mais pour comprendre ce suramour de Jésus pour lui qui a renié. Si Jean en effet reçoit la mère de Dieu, n'est-il pas paradoxal qu'il ne soit pas chargé de mener le peuple de Dieu ? Le Christ semblait manifester d'avantage son affection à Jean, voici qu'il parle d'amour à Pierre seul.
Pierre et Jean sont en effet deux psychologies très différentes et Jésus le sait très bien. Il connaît le coeur de chacun, s'adapte donc en fonction du ``besoin d'amour'' de chacun, pour lui permettre d'aimer toujours plus. Jean n'a pas le souci de la comparaison, il est pur, ne se pose pas de question. Pierre, lui, sait bien qu'il a trahi après avoir presque juré fidélité. Il est malheureux au plus profond de son coeur, il a compris sa maladresse, blessé affectivement par sa triple trahison. Jésus, en très fin psychologue,``exorcise'' sa triple blessure en lui posant trois fois la question m'aimes-tu? Ainsi Jésus ne peut confier son Église à un ``pur des purs'', il a besoin d'un ``dur des durs'' qui connaît le fond de l'âme humaine pour avoir fait l'expérience des vicissitudes de notre désir d'amour et de fidélité. L'homme des fonctions, des responsabilités, ainsi que l'évangéliste nous le laisse comprendre, ne peut être que Pierre.


Amour et responsabilité.
Nous voici donc devant deux personnages; autant d'images à ne pas opposer, mais analyser pour tenter d'en tirer quelque enseignement.
H. Urs von Balthasar nous invite à découvrir en Jean et Pierre deux figures de l''Église: Église d'amour, Église du service3. Le passage de la Résurrection (Jn, 20, 1-10) nous montre les deux disciples qui courent ensemble vers le tombeau. Jean, l'amour, court plus vite; la hiérarchie, Pierre, arrive plus tard. L'amour voit ce qui peut être vu, mais ``il n'entra pas''; il laisse à l'autorité une vision complète de la situation. Il a cependant la foi le premier: ``il vit, et il crut.'' L'Église vit en harmonie entre deux pôles.
Le chapitre 21 permet de poursuivre ce symbolisme, notamment lors de l'apparition au bord du lac de Tibériade. Simon-Pierre prend l'initiative du départ pour la pêche, il mène le bateau de l'Église et ses amis le suivent: ``Nous venons, nous aussi, avec toi.'' Mais c'est Jean qui le premier reconnaît le Seigneur venant à leur rencontre: Le disciple que Jésus aimait dit alors à Pierre: ``C'est le Seigneur!'' A ces mot : ``C'est le Seigneur!'' Simon-pierre mit son vêtement et se jeta à l'eau... Alors si l'amour inspire et donne l'impulsion dans l'action, il s'efface pourtant devant le chef. Même retournement sur la rive, où le Christ confère la primauté à Pierre après la triple question d'amour. Comme le soulignait saint Thomas, Pierre doit être qualifié par Jean, le narrateur, du plus grand amour. Ainsi la primauté de Pierre se fonde sur la renonciation par Jean à un amour ``privé'' pour le Seigneur. Pierre unit par conséquent dans sa personne, amour et service, amour et institution.
Reste l'amour cependant, Jean qui demeure: ``Et lui?''. Question légitime pour celui qui détient la première charge. Mais la réponse du Christ l'écarte; la hiérarchie de l'amour appartient à Jésus, non à l'institution. Pierre doit accomplir sa tâche de serviteur, le reste ne le concerne pas. Ainsi de la question des limites entre une religion d'amour et une religion institutionalisée. Et Urs von Balthasar de conclure : Pierre ne peut se permettre de penser que toutes les religions se valent, ni que seuls les membres visibles de son troupeau connaîtront le salut. Les places dépendent uniquement du Seigneur. Il en va de même pour nous : ``Que t'importe? Toi, suis-moi.''


B.J.


Article paru dans Sénevé


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