Partons un peu sur les traces du personnage de Simon-Pierre, tel que le décrit Jean : plein de bonne volonté, mais bien maladroit...Confrontons-le à Jean tel qu'il se dépeint lui même -partant de l'hypothèse : Jean = l'évangéliste. D'où quelques questions insidieuses : Jean se réserve-t-il le meilleur rôle ? Doit-on chercher une opposition ou des complémentarités entre l'homme mûr et le jeune homme ? Et qui Jésus a-t-il aimé le plus ?
Pêcheur et pécheur
Dans l'évangile de Jean, Pierre ne vient pas à
Jésus; Jésus ne vient pas vers lui. C'est André, le
frère du pêcheur, qui le présente à cet homme
formidable, en ces mots: ``Nous avons trouvé le Messie''...
Il l'amena à Jésus. Jésus le regarda et dit: ``Tu es
Simon, fils de Jean; tu t'appelleras Céphas''-Ce qui veut dire
Pierre.
Alors que chez Matthieu et Marc, Simon entend un appel direct à
``marcher à la suite `` du Christ, sa vocation est ici
médiatisée par André. En revanche les premiers mots de
Jésus le touchent dans son intimité. Jésus s'attache
particulièrement à Simon, son regard et sa volonté se
posent sur lui; il le nomme immédiatement et lui impose
désormais sa fonction et son nouveau nom. D'entrée Simon est
donc Pierre, le premier des apôtres, chef de l'Église
fondée dès le commencement de l'évangile de Jean.
Premier des disciples, il l'est en effet comme porte-parole. Pierre
confesse sa foi, mais aussi celle de ses compagnons, quand il
répond à la question dramatique de Jésus : ``Voulez-vous
partir, vous aussi ?'' Simon-Pierre lui répondit : ``Seigneur,
à qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle.
Nous, nous croyons, et nous avons reconnu que tu es le Saint de
Dieu.'' (6, 67).
Mais cet homme de foi semble parfois primaire, il garde le
caractère brut du pêcheur, du travailleur. Pierre ne comprend
pas tout. Il n'a pas saisi la radicalité de l'amour du Christ :
Seigneur, toi, me laver les pieds ?. Le passage frise le burlesque,
Simon s'entête et s'empêtre dans sa conscience des
hiérarchies, pour faire ensuite demi-tour, aveuglé par une foi
naïve dans tout ce que dit son maître : ``Si je ne te lave
pas, tu n'as pas de part avec moi.'' Simon-Pierre lui dit :
``Seigneur, pas seulement les pieds, mais aussi les mains et la
tête!''. Pierre ne peut tout comprendre du langage de l'amour, et
il en est conscient. C'est pourquoi il s'efface devant le disciple de
l'amour, Jean , seul capable de comprendre Jésus. Sachant que
quelqu'un va trahir, il prend Jean pour médiateur : ``Demande quel
est celui dont il parle''. Jean seul est digne de voir la bouchée
donnée à Judas1, parce qu'il aime assez pour pouvoir pardonner
comme le Christ pardonne. Pierre, lui, le chef,cherche le coupable et
s'il l'avait trouvé il l'aurait fracassé.
Simon-Pierre nous révèle ainsi les profondeurs de
l'humain, crédule, peureux. L'épisode du coup d'épée
(18,10) conjugue la réaction défensive de l'individu
traqué, et son impossibilité de pardonner pour le moment.
Pierre s'enfonce également dans la crainte lors du jugement de
Jésus. Il étale sa faiblesse en reniant trois fois celui
auquel il affirmait sa foi un peu plus tôt. Orgueil, humiliation
devant l'assurance d'une femme, d'une servante : ``N'es-tu pas, toi
aussi, des disciples de cet homme ?''.; peur du soldat et crainte
devant la hiérarchie (représentée par les serviteurs du
grand prêtre ). Face à Jean, disciple fidèle et constant,
Pierre se rapproche alors de Judas le traître.
Simon-Pierre, Judas, deux figures d'ailleurs rapprochées dans
l'évangile de Jean: quand Pierre confesse la foi des disciples,
l'évangéliste vient d'écrire : ``Jésus savait...qui
était celui qui le livrerait'' -Judas, mais Simon ? De même,
c'est après l'annonce de la trahison de Judas que le Christ
déclare à Pierre : `` Le coq ne chantera pas que tu ne m'aies
renié trois fois.'' (13, 36). Simon est le premier des
apôtres, peut-être parce qu'il est le premier des pécheurs.
Le plus aimé ?
Premier des pécheurs, premier pardonné aussi.
L'immensité du pardon du Christ se mesure d'abord à celle de
l'évangéliste : Jean rapporte les faits sans commentaire,
passant sous silence les pleurs amers décrits par Luc et Matthieu
et les sanglots évoqués par Marc; mais nulle part il ne
condamne son ami ; et la première apparition de Pierre après
le reniement nous le montre avec lui, Jean, qui le laisse entrer le
premier dans le tombeau vide. La miséricorde de Jésus se
manifeste surtout dans la confiance de Celui qui confie son peuple
à Pierre :''Pais mes brebis''. L'amour du maître pour Simon
se veut alors une relation exceptionnelle, plus forte que les autres,
comme Jésus le demande avec exigence : ``Simon, fils de Jean,
m'aimes-tu plus que ceux-ci ?''. La question saugrenue : ``Qui
Jésus aimait-il le plus, Pierre ou Jean?'', semble donc trouver
une réponse. Question gratuite d'ailleurs, car on ne peut
envisager l'amour si personnalisé du Christ en termes de
préférence.
Pourtant Thomas d'Aquin donne justement une réponse2.
Démarche étonnante de la part d'un théologien. Jésus
aime Jean d'une ``affection spéciale''; ce pour trois raisons.
Primo par la perspicacité de son intelligence; en effet les
maîtres apprécient spécialement les disciples
intelligents. Prov. 14, 35 : ``La faveur du roi va au serviteur
intelligent.'' - Secundo à cause de la pureté de son coeur,
parce qu'il fut vierge. Prov. 22, 11 : ``Celui qui aime les coeurs
purs, qui a la grâce sur les lèvres, a le roi pour ami.''
-Tertio à cause de sa jeunesse; en effet nous compatissons et
témoignons plus facilement notre affection aux jeunes et aux
faibles, de même fit le Christ à l'égard de Jean. Dès
lors, selon Thomas, Jean fut plus aimé quant aux signes
d'affection que lui démontrait le Christ, lui laissant poser la
tête sur son coeur. Jean plus aimé -et non
préféré-, tandis que Pierre était appelé à
aimer plus Jésus: ``M'aimes-tu plus que ceux-ci? Oui Seigneur, tu
sais bien que je t'aime.'' Petrus dilexit, Ioannes dilectus...
Une bipartition dangereuse, si l'on s'attache à ne voir en
Pierre et Jean que les figures de deux genres de vie prétendument
opposés, Vie active et Vie contemplative, trop souvent
présentées de façon hiérarchique. C'est donc ici qu'il
faut chercher à dépasser l'opposition, comme nous y invite
Thomas d'Aquin, regardant Pierre après la Résurrection :
``Celui qui n'osait pas interroger lors du repas, mais chargeait Jean
de sa question, écrit Thomas d'Aquin, reçoit après la
passion la première place parmi ses frères, et il interroge
non seulement pour lui-même, mais pour Jean'' :
Se retournant, Pierre aperçoit, marchant à leur suite, le
disciple que Jésus aimait, celui-là même qui, durant le
repas s'était penché sur sa poitrine et avait dit: ``Seigneur,
qui est-ce qui te livre?'' le voyant donc, Pierre dit à Jésus:
``Seigneur, et lui?''...
L'on peut cependant envisager une
autre approche. Ici c'est Pierre qui semble poser la question du plus
grand amour, dans son ``Et lui ?''. Non pour savoir qui le Seigneur
préfère, mais pour comprendre ce suramour de Jésus pour
lui qui a renié. Si Jean en effet reçoit la mère de Dieu,
n'est-il pas paradoxal qu'il ne soit pas chargé de mener le peuple
de Dieu ? Le Christ semblait manifester d'avantage son affection à
Jean, voici qu'il parle d'amour à Pierre seul.
Pierre et Jean sont en effet deux psychologies très
différentes et Jésus le sait très bien. Il connaît le
coeur de chacun, s'adapte donc en fonction du ``besoin d'amour'' de
chacun, pour lui permettre d'aimer toujours plus. Jean n'a pas le
souci de la comparaison, il est pur, ne se pose pas de question.
Pierre, lui, sait bien qu'il a trahi après avoir presque juré
fidélité. Il est malheureux au plus profond de son coeur, il a
compris sa maladresse, blessé affectivement par sa triple
trahison. Jésus, en très fin psychologue,``exorcise'' sa
triple blessure en lui posant trois fois la question m'aimes-tu?
Ainsi Jésus ne peut confier son Église à un ``pur des
purs'', il a besoin d'un ``dur des durs'' qui connaît le fond de
l'âme humaine pour avoir fait l'expérience des vicissitudes de
notre désir d'amour et de fidélité. L'homme des fonctions,
des responsabilités, ainsi que l'évangéliste nous le
laisse comprendre, ne peut être que Pierre.
Amour et responsabilité.
Nous voici donc devant deux personnages; autant d'images à
ne pas opposer, mais analyser pour tenter d'en tirer quelque enseignement.
H. Urs von Balthasar nous invite à découvrir en Jean et
Pierre deux figures de l''Église: Église d'amour, Église
du service3. Le passage de la Résurrection (Jn, 20, 1-10) nous
montre les deux disciples qui courent ensemble vers le tombeau. Jean,
l'amour, court plus vite; la hiérarchie, Pierre, arrive plus tard.
L'amour voit ce qui peut être vu, mais ``il n'entra pas''; il
laisse à l'autorité une vision complète de la situation.
Il a cependant la foi le premier: ``il vit, et il crut.'' L'Église
vit en harmonie entre deux pôles.
Le chapitre 21 permet de poursuivre ce symbolisme, notamment
lors de l'apparition au bord du lac de Tibériade. Simon-Pierre
prend l'initiative du départ pour la pêche, il mène le
bateau de l'Église et ses amis le suivent: ``Nous venons, nous
aussi, avec toi.'' Mais c'est Jean qui le premier reconnaît le
Seigneur venant à leur rencontre: Le disciple que Jésus aimait
dit alors à Pierre: ``C'est le Seigneur!'' A ces mot : ``C'est le
Seigneur!'' Simon-pierre mit son vêtement et se jeta à
l'eau... Alors si l'amour inspire et donne l'impulsion dans l'action,
il s'efface pourtant devant le chef. Même retournement sur la
rive, où le Christ confère la primauté à Pierre
après la triple question d'amour. Comme le soulignait saint
Thomas, Pierre doit être qualifié par Jean, le narrateur, du
plus grand amour. Ainsi la primauté de Pierre se fonde sur la
renonciation par Jean à un amour ``privé'' pour le Seigneur.
Pierre unit par conséquent dans sa personne, amour et service,
amour et institution.
Reste l'amour cependant, Jean qui demeure: ``Et lui?''.
Question légitime pour celui qui détient la première
charge. Mais la réponse du Christ l'écarte; la hiérarchie
de l'amour appartient à Jésus, non à l'institution. Pierre
doit accomplir sa tâche de serviteur, le reste ne le concerne pas.
Ainsi de la question des limites entre une religion d'amour et une
religion institutionalisée. Et Urs von Balthasar de conclure :
Pierre ne peut se permettre de penser que toutes les religions se
valent, ni que seuls les membres visibles de son troupeau
connaîtront le salut. Les places dépendent uniquement du
Seigneur. Il en va de même pour nous : ``Que t'importe? Toi,
suis-moi.''
Article paru dans Sénevé
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