Un personnage énigmatique apparait dans l' Évangile de Saint Jean
sous le
nom du ``disciple que Jésus aimait''. Sans prétendre savoir s'il s'agit
de l'auteur et/ou de l'apôtre, frère de Jacques et fils de Zébédée, il
importe de déterminer la valeur de cet anonymat: pourquoi l'auteur
n'emploie-t-il pas de nom, alors qu'il n'y répugne pas pour d'autres
disciples, Nicodème, Nathanaël, Lazare, André, Marie de Magdala, etc.?
Il semble peu probable qu'une expression qui touche au fond-même de
notre existence chrétienne --- comment être un disciple aimé du Christ?
--- soit une simple marque de modestie. Quelle modestie y aurait-il
d'ailleurs à se singulariser par un tel titre?
C'est pourquoi la périphrase ``celui que Jésus aimait'' peut être lue
comme une invitation à voir dans le personnage un modèle du disciple
selon le coeur du Christ, une sorte de ``disciple idéal'', à condition
bien sûr de ne pas en tirer argument pour réfuter l'existence
historique du disciple désigné. Il s'agit simplement d'être attentif
aux intentions de l'auteur; l'expression, qui n'est déjà pas anodine,
apparaît en effet dans le texte a quatre moments-clés:
l'annonce de la trahison de Judas
la crucifixion
l'arrivée devant le tombeau vide
l'apparition du Christ au bord du lac de Tibériade
A travers ces situations, on peut découvrir que ``celui que Jésus
aimait'' n'est pas une formule de substitution sans valeur, mais désigne
une attitude précise et surtout exemplaire.
``Il me cache au plus secret de sa tente'' Ps. 26
Les deux apparitions du disciple que Jésus aimait avant la
résurrection ont lieu à l'annonce de la trahison de Judas (Jean 13)
et au pied de la croix (Jean 19). Ces deux moments nous montrent
comment les années passées aux côtés de Jésus trouvent leur
couronnement dans un partage de son intimité la plus profonde. Sans
discours en effet, Jésus associe réellement son disciple, d'abord au
mystère de l'amour trahi, puis à sa mort; cette catéchèse exigeante, à
laquelle aucun autre disciple n'a droit, configure le serviteur au
Maître.
``...tout contre Jésus'' (Jean 13, 23)
Ayant dit cela, Jésus fut troublé dans son esprit et il attesta: ``En vérité, en vérité, je vous le dit, l'un de vous me livrera.'' Les disciples se regardaient les uns les autres, ne sachant de qui il parlait. Un de ses disciples, celui que Jésus aimait, se trouvait à table tout contre Jésus. Simon-Pierre lui fait signe et dit: ``Demande quel est celui dont il parle.'' Celui-ci, se penchant vers la poitrine de Jésus, lui dit: ``Seigneur, qui est-ce?'' Jésus répond: ``C'est celui à qui je donnerai la bouchée que je vais tremper.'' Trempant alors la bouchée, il la prend et la donne à Judas, fils de Simon Iscariote.(Jean 13, 21-26)
Le disciple occupe une des places d'honneur auprès du Christ, comme un primus inter pares; ce n'est qu'``un des disciples'', mais ``celui que Jésus aimait''. Cette proximité de coeur est marquée dans le texte par une proximité physique, qui va grandissant: ``tout contre Jésus'', ``se penchant vers la poitrine de Jésus''. Que Simon-Pierre ne s'adresse pas directement à Jésus ne doit pas dès lors être la simple conséquence d' un plan de table: les apôtres ont dû lui laisser comme voisin celui auquel il se livrait le plus volontiers. La limpidité de la réponse de Jésus l'atteste de facon évidente: pour ce disciple (et seulement pour lui, Cf. l'article de Béatrice Joyeux) l'heure n'est plus aux paraboles mais à la vérité nue, pleine et entière. La clarté de la réponse, aussitôt confirmée par le geste annoncé, apparaît dans toute sa rudesse quand on la compare au dialogue précédent, entre Jésus et Pierre (Jean 13, 6-9):
Jésus lui répondit: ``Ce que je fais, tu ne le sais pas à présent; par la suite, tu comprendras.''(Jean 13, 7)
Manifestement, c'est avec le disciple qu'il aime que Jésus partage ses secrets, non qu'ils soient destinés à rester cachés à quiconque (``Vous connaîtrez la vérité tout-entière...'' Jean 16, 13), mais parce que ce disciple aimé fait l'objet d'une pédagogie divine originale et personnelle. Il est, à l'initiative du Christ, associé à sa passion en temps réel: Jésus accepte d'être trahi pour accomplir la volonté du Père; son disciple doit accepter que son maître et son ami se livre. En d'autre termes, Jésus fait entrer son disciple dans la relation filiale d'amour obéissant qui l'unit à son Père en lui demandant le consentement de son silence. Bien sûr, le consentement du Christ, ``Père, que ta volonté soit faite'', est le seul nécessaire et suffisant; mais en Dieu, rien n'est ``suffisant'', mesuré au plus juste.
Ergo Domine non solum es quo majus cogitari nequit, sed es quiddam majus quam cogitari possit. Ainsi Seigneur, tu n'es pas seulement tel que plus grand ne se peut penser, mais tu es quelque chose de plus grand qu'il ne se puisse penser.
Proslogion. Saint Anselme
Le sacrifice du Christ est surabondant, débordant, et le disciple aimé
y est associé, jusqu'à la croix.
``Voici ton fils''(Jean 19, 26)
Or près de la croix de Jésus se tenait sa mère et la soeur de sa mère, Marie, femme de Clopas, et Marie de Magdala. Jésus donc, voyant sa mère et, se tenant près d'elle, le disciple qu'il aimait, dit à sa mère: ``Femme, voici ton fils.'' Puis il dit au disciple: ``Voici ta mère''. Dès cette heure-là, le disciple l'accueillit chez lui. (Jean 19, 25-27)
La surabondance de l'amour est peut-être encore plus sensible dans ce passage où les relations uniques qui unissent le Christ à sa mère d'une part, le Christ à son disciple d'autre part, sont élargies à l'exigence d'un amour fraternel, d'une charité mutuelle. De plus, l'ordre dans lequel le Christ exprime sa volonté montre qu'on ne doit pas trop s'attacher à un souci des convenances sociales: s'il s'agissait pour Marie de ne pas rester seule, sans homme pour la protéger, la garder, la nourrir... Jésus se serait simplement adressé à son disciple: ``Prends-la chez toi.'' Mais il dit: ``Femme, voici ton fils.'' Comment ne pas lire ici le désir de voir son disciple lui ressembler de plus en plus en partageant l'intimité de sa mère, en recevant pour mère sa mère? Ici encore, pas de nécessité; la ressemblance au Christ est accomplissement de la volonté du Père avec la force de l'Esprit; Marie n'a rien à y voir.Dans le don de Marie, il y a donc une gratuité surabondante: que celui qui veut ressembler au Christ connaisse aussi cette maternité de la Vierge, qu'il devienne en plus enfant de Marie. Le Christ lègue ainsi au disciple qu'il aime le moyen d'entrer plus avant dans son intimité, d'être le plus proche possible de lui, puisqu'il demande à Marie d'en faire son frère.
``Il l'accueillit chez lui''(Jean 19, 27)
L'expression qui conclue le passage insiste sur l'obéissance
inconditionnelle du disciple qui ne laisse s'écouler aucun délai entre
la demande et sa réalisation. C'est avec la même rapidité qu'il avait
obéi à Pierre.
Mais elle renvoie aussi directement au Prologue de
l'Evangile
Il est venu chez lui et les siens ne l'ont pas accueilli(Jean 1, 11)
qui emploie la même expression en grec. C'est le même ``chez lui'' (eis ta idia) pour Jésus et pour son disciple. Formule raccourcie pour dire que le Christ manifeste l'amour qu'il porte à son disciple en l'asociant à ce que sa vie a de plus intime, promesse d'une éternité d'intimité avec le Père: ``Père, ceux que tu m'as donnés, je veux que là où je suis, eux aussi soient avec moi.''(Jean 17, 24)
"Nous avons vu le Seigneur!"(Jean 20, 25)
Après la résurrection, le disciple que Jésus aimait est présent
devant le tombeau vide (Jean 20) et au bord du lac de Tibériade (Jean
21). Les deux épisodes offrent l'occasion de saisir comment celui qui
a été invité à partager si étroitement la passion, seul des apôtres à
assister à la mort du Christ, peut croire en sa résurrection.
``Il vit et il crut''(Jean 20,8)>
La figure du disciple aimé est singulièrement éclairée dans le
chapitre 20 de Saint Jean par l'opposition avec Marie de Magdala. Les
deux ont été particulièrement aimés par le Christ, les deux l'ont
suivi jusqu'à la croix... que font-ils au matin de Pâques? Marie
s'agite et multiplie les allers-retours: elle est au tombeau ``de bonne
heure, comme il faisait encore sombre''(Jean 20, 1), elle vient
chercher les deux disciples, retourne au tombeau avec eux, jusqu'à ce
que l'apparition du Christ la renvoie de nouveau: ``Va trouver mes
frères''(Jean 20, 17). Ni les deux passages devant le tombeau vide, ni
la vision du Christ ne suffisent à la convaincre; il lui faut
entendre: ``Marie!'' pour croire.
L'attitude du disciple aimé contraste de
manière saisissante; il ne prend pas l'initiative d'aller au tombeau
mais y court le plus vite possible dès qu'il y est appelé:
Ils couraient tous les deux ensemble. L'autre disciple, plus rapide que Pierre, le devanca à la course et arriva le premier au tombeau. (Jean 20, 4)
Et surtout
Il vit et il crut
Les signes étaient pourtant insuffisants; il faut toute la confiance de l'aimé pour être convaincu par des linges abandonnés! Dans la lumière de cette foi immédiate et confiante, il peut rentrer chez lui: ``Les disciples s'en retournèrent alors chez eux.''(Jean 20, 10).Sa foi est toute personnelle, fruit d'une intimité antérieure avec le Ressuscité et non découverte nouvelle, dûe à une apparition bouleversante. Il y a pour lui une continuité naturelle entre le Jeudi Saint, le Vendredi Saint et Pâques, vécue dans l'abandon de l'amour .C'est ce qui peut peut-être expliquer l'absence de zèle missionnaire extérieur: autant Marie témoigne de la Bonne Nouvelle par ses va-et-vient, autant le disciple aimé reste en retrait, à l'intérieur, chez lui. C'est dans une pièce fermée que le soir même le Christ lui apparaît, ainsi qu'aux autres disciples. Sa vocation n'est manifestement pas fondée sur une annonce explicite de la Résurrection mais sur une présence continue, toute en intériorité, à son Seigneur.
"C'est le Seigneur!"(Jean 21, 7)
C'est au bord du lac de Tibériade que le disciple aimé apparaît pour
la dernière fois, dans la même barque que Pierre. Au début du chapitre
21, il n'est pas explicitement présent:
Simon-Pierre, Thomas, appelé Didyme, Nathanaël, de Cana en Galilée, les fils de Zébédée et deux autres de ses disciples se trouvaient ensemble. (Jean 21, 2)
C'est seulement au moment où les disciples,jusqu'alors bredouilles, viennent de jeter leurs filets sur les conseils d'un homme sur le rivage, et ont peine à le tirer, qu'il intervient:
Le disciple que Jésus aimait dit alors à Pierre: ``C'est le Seigneur!'' A ces mots: ``C'est le Seigneur!'' Simon-Pierre mit son vêtement---car il était nu---et il se jeta à l'eau.
C'est donc en tant que disciple aimé qu'il reconnaît le Christ: pour
croire, il faut avant tout se savoir aimé.
Le témoignage du disciple ne s'adresse pas à Jésus: ce n'est pas le
lieu d'une profession de foi publique comparable à celle de Pierre,
``Tu es le Messie, le Fils du Dieu vivant!'' Le disciple aimé n'a pas à
mettre en avant sa fidélité, évidente, sans hésitation ni retour sur
soi. C'est à Pierre, son compagnon depuis la mort de Jésus, qu'il
s'adresse, pour lui faire partager sa joie, avec une délicatesse
remarquable; de même qu'au pied de la croix, l'amour de Marie et du
disciple pour le Christ s'était transformé en amour de
compassion
mutuelle, de même devant le Réssuscité, la relation personnelle
d'attachement au Christ se renforce
dans un partage fraternel qui
exclut toute rivalité et toute jalousie.
Cette attitude complète
ainsi la comparaison avec Marie de Magdala; alors que Marie tente de
retenir le Réssuscité auprès d'elle et se voit invitée à convertir son
amour jaloux en souci missionnaire (``Ne me touche pas!'' Jean 20, 17),
le disciple reste à distance du Christ; c'est Pierre qui
se jette à l'eau. Pour le disciple aimé, pas de place pour
l'étonnement, l'incrédulité, pour le besoin de toucher, de retenir,
d'accapparer: il confirme Pierre dans son désir de rejoindre le Christ
et s'efface avec tendresse.
Et si on accepte de voir dans le personnage un des disciples du
Baptiste, comme le disent beaucoup de commentateurs, son attitude est
encore plus significative. L'évangile s'ouvre en effet sur le
Précurseur qui, restant en retrait, lui a montré l'Agneau de Dieu.
Le lendemain, Jean se tenait là, de nouveau avec deux de ses disciples. Regardant Jésus qui passait, il dit: ``Voici l'Agneau de Dieu.'' Les deux disciples entendirent ses paroles et suivirent Jésus.(Jean 1, 35-37)
Et l'évangile se ferme quand, dans un même geste, le disciple désigne à Pierre le Seigneur, de loin, en exultant d'être celui qui le Christ aime, ``l'ami de l'Epoux''(Jean 3, 29).Pour pousser jusqu'au bout le parallélisme avec le Baptiste, on peut enfin remarquer que , le témoignage une fois rendu, le disciple s'efface; sa vie ne regarde plus que Dieu seul.
``Que t'importe, si je veux qu'il demeure?''(Jean 21, 22)
Se retournant, Pierre apercoit, marchant à leur suite, le disciple que Jésus aimait, celui-là même qui, durant le repas, s'était penché sur sa poitrine et avait dit: ``Seigneur, qui est-ce qui te livre?'' Le voyant donc, Pierre dit à Jésus:``Seigneur, et lui?'' Jésus lui dit:``Si je veux qu'il demeure jusqu'à ce que je vienne, que t'importe? Toi, suis-moi.''
L'aboutissement d'une vie d'intimité avec le Christ est de finir par
se cacher en lui, d'une manière radicalement incommunicable. C'est
pourquoi la réponse de Jésus à Pierre est bien une fin de
non-recevoir. Pourtant, il semble qu'on peut prendre la formule ``je
veux qu'il DEMEURE'' au
sérieux, comme une indication précise sur le
disciple aimé, pour deux raisons:
-le rappel long et détaillé de l'échange du chapitre 13 est
une insistance sur ce trait marquant: le disciple est bien celui qui
DEMEURE auprès du Christ, contre vents et marées, ``sur sa poitrine''.
-la vocation de Pierre, confirmé dans son rôle de chef de
l'Eglise, est le passage qui précède immédiatement;pourquoi
ne pas lire
la réponse de Jésus en parallèle, comme la révélation de la vocation
originale du
disciple qu'il aime?
Si Pierre est celui qui aime (``Simon, fils de Jean, m'aimes-tu?''--- ``Oui
Seigneur, tu sais que je t'aime''), le disciple ne veut plus être connu
que comme celui qui est aimé, dans une attitude de contemplation,
d'adoration et d'offrande. C'est dire que le fond de sa vie est bien
de demeurer, de veiller jusqu'au retour du Christ. L' ensemble de sa vie
peut ainsi être compris à la lumière du chapitre 15 de Saint Jean,
organisé autour de l'exigence, ``Demeurez en mon amour.''(Jean 15,9) .
``Comme le Père vous a aimés, moi aussi je vous ai aimés''(Jean 15, 9)
Bien sûr le discours du Christ ne décrit pas le seul disciple
aimé. Pourtant, on peut l'appliquer étroitement à sa vie:
L'amour apparaît ainsi,logiquement,au coeur de la vie du disciple
aimé. C'est par un débordement d'amour qu'il accepte le sacrifice de
son ami, c'est avec la confiance de l'amour qu'il croit en la
résurrection, c'est dans l'amour qu'il demeure, associé pour toujours
au coeur du Christ.
C'est pourquoi il serait vain de chercher à percer plus avant le
mystère de l'amour unique du Christ pour son disciple: nous nous
exposerions à nous entendre répondre comme Pierre, ``Que
t'importe?''. Mais il nous appartient d'entrer à notre tour dans
l'intimité de Celui qui nous promet de demeurer en nous; ne nous
lassons pas d'interroger: ``Maître, où demeures-tu?''(Jean 1, 38)
Article paru dans Sénevé
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