Plus qu'un prophète...

Régis Burnet et Gilbert de Mareschal


Nous remercions le Père Xavier LEON-DUFOUR, s.j.,
pour toutes les suggestions qu'il a bien voulu nous apporter
et toutes les perspectives de compréhension qu'il nous a ouvertes.


2 Or Jean, dans sa prison, avait entendu parler des oeuvres du Christ. Il lui envoya de ses disciples pour lui dire : 3 "Es-tu celui qui doit venir ou devons-nous attendre un autre ?" 4 Jésus leur répondit : "Allez rapporter à Jean ce que vous entendez et voyez : 5 les aveugles voient, les lépreux sont guéris et les sourds entendent, les morts ressuscitent et la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres ; 6 et heureux celui pour qui je ne serai pas un objet de scandale !" 7 Tandis que les envoyés se retiraient, Jésus se mit à dire aux foules au sujet de Jean : "Qu'êtes vous allés contempler au désert ? Un roseau agité par le vent ? 8 Alors qu'êtes vous allés voir ? Un homme vêtu de façon délicate ? Mais ceux qui portent des habits délicats se trouvent dans les demeures des rois. 9 Alors qu'êtes vous allés faire ? Voir un prophète ? Oui, je vous le dis, et plus qu'un prophète. 10 C'est celui dont il est écrit : Voici que j'envoie mon messager en avant de toi pour préparer la route devant toi.


Evangile selon Saint Matthieu,
ch. XI.


Avant, être prophète, c'était de tout repos. Il fallait avoir un peu de goût pour les habits de circonstance, avoir un faible pour les sauterelles et ne pas économiser la cendre sur les cheveux. Quelques belles formules pour magnétiser les foules étaient requises, puis, il était bon de savoir quelque historiette à débiter à propos : ces Juifs sévères, quand Peau d'Ane leur était conté, ils y prenaient pourtant un plaisir extrême. Et surtout, pour être un bon prophète, il fallait avoir des lumières sur le futur, si possible un futur effrayant, et être en quelque manière, sinon son valet de chambre, du moins le commensal de Dieu. Aussi quelle ne fut pas la surprise des contemporains de Jean-Baptiste quand ils le virent s'installer dans le désert, promettre la punition divine à ceux qui ne se confessaient pas, prétendre donner un baptême de pénitence pour la rémission des péchés ! Quel ne fut pas leur trouble quand ils s'aperçurent que le prophète n'annonçait pas un futur lointain mais un avenir très proche, voire un présent : celui qui vient derrière moi (Mt III, 11), pas ``viendra", ni ``va venir" ; vient. Le prophète devient sibylle du temps présent. Jean est tellement l'exact contemporain de Jésus que les évangélistes éprouvent même le besoin d'en faire son cousin. Aussi, fait étrange pour un prophète, Jean-Baptiste est mis en présence de sa propre prophétie puisqu'au Jourdain, il rencontre le Christ : ce baptême est lui-même révélation. Or, après cet épisode, plus rien. Jean est mis en prison, sans doute vers avril 281 et jusqu'à sa décapitation au lendemain de l'équinoxe de l'an 29 (soit exactement un an plus tard), on ne sait plus rien de lui. A quoi peut donc servir un prophète qui n'a plus rien à annoncer ? Le seul témoignage qui nous reste est celui de cette curieuse ambassade qu'il envoie au Christ pour lui demander s'il est bien le Messie. Nous aimerions analyser ce texte qui se trouve en Mt XI, 2-10 (= Lc VII, 18-28) car il nous semble particulièrement important pour nous, qui ne vivons plus au temps des manifestations annoncées mais qui devons, vaille que vaille, assumer la divinité au coeur du monde - il est toujours plus facile de fonder une religion sur des futurs indistincts que sur le présent. Jean-Baptiste, premier du genre, nous permet de nous renseigner sur cette question : qu'est-ce qu'un prophète du temps présent ? En tentant de poser cette question à notre texte, nous nous apercevons qu'il peut se décomposer en trois moments bien distincts. Tout d'abord la question du Baptiste dans sa prison (versets 2 & 3), ensuite la réponse du Christ (versets 4-6), puis une définition de la mission du Baptiste (versets 6-10). Ces trois moments marquent les trois étapes de la réponse à notre question : par quoi se définit le prophète et quelles interrogations l'agitent ? Comment reconnaître ce qu'il annonce ? Comment être sûr qu'il est un prophète ?


Es-tu celui qui vient ?
Or Jean, dans sa prison, avait entendu parler des oeuvres du Christ. Il lui envoya de ses disciples... Le lecteur de Mt apprendra au chapitre XIV ce que celui de Lc sait depuis le chapitre III : Jean-Baptiste est en prison parce qu'il fait peur. Hérode le tétrarque tremble devant celui qui lui reproche ses mauvaises actions et ses amours adultères avec la femme de son propre frère (cf Mt XIV, 3). En mettant en avant cet épisode, l'évangéliste construit un Jean-Baptiste à la fois pur et dangereux, un être dont la sainteté inquiète le pouvoir politique. Il est difficile de savoir si le Jean-Baptiste historique possédait un tel empire, si même il attaquait la dépravation d'Hérode (et quant à justifier la fascination étrange qu'il exerce sur le veule tétrarque symboliste de Flaubert1...) ; toujours est-il qu'il a ici le rôle d'un inquiéteur, et même d'un inquiéteur qui dispose encore d'un peu de pouvoir parce qu'il n'est visiblement pas au secret : il est au courant du monde extérieur, il peut encore agir à travers ses disciples. Ceux-ci, on peut le supposer, l'informent régulièrement sur les oeuvres du Christ, c'est-à-dire les différents actes qu'il a accomplis depuis l'inauguration de son ministère public en Galilée : se constituer des disciples, faire quelques miracles (la tempête apaisée) et quelques guérisons (le lépreux, le paralytique) et surtout prêcher, dans les synagogues et devant les disciples (cf Les Béatitudes). Or, précisément, ces oeuvres inquiètent le Baptiste. Il nous faut reconstruire l'espace laissé par le texte et nous demander pourquoi le personnage de Jean-Baptiste peut poseer une telle question. Une première explication, d'ordre psychologique, est possible : après deux mille ans de christianisme, nous avons l'habitude de voir dans ces actions les signes des oeuvres du Père, mais pour un Jean-Baptiste, pas d'évidence. Tout le monde, même le plus charlatan, fait des ``miracles" à cette époque, cela ne distingue pas le fils de Dieu - on constate que le miracle en tant que tel n'a pas de valeur s'il n'est signe, c'est-à-dire acte accompagné d'une interprétation qui le fonde comme acte divin. On peut présenter une seconde explication cohérente avec la prédication du Baptiste telle qu'elle est formulée chez Mt. Il y a une certaine évolution dans la présentation de la figure du Baptiste. Les synoptiques s'accordent à conférer à Jean une certaine indépendance vis-à-vis de Jésus. En effet, si tous admettent qu'il a annoncé la venue du Messie (Lc III, 15-18 = Mc I, 7-8 = Mt III, 11-12), ils ne présentent pas véritablement l'acte de reconnaissance de Jésus. C'est en effet une voix venue des Cieux (Mt III, 17 = Mc I, 11 = Lc III, 22) qui proclame Jésus Fils de Dieu. Au contraire, chez Jn, qui ne présente pas le baptême, c'est Jean-Baptiste lui-même qui rend témoignage en disant J'ai vu l'Esprit descendant du ciel (Jn I, 29). De Mc à Jn, on s'aperçoit que Jean-Baptiste est de plus en plus subordonné à Jésus2. Chez Mt, on constate qu'il demeure une certaine incompréhension perceptible dans l'annonce qu'il fait du Messie. Pour lui, en effet, c'est un Messie glorieux qui doit venir, un Messie en accord avec ce que l'on sait de la tradition apocalyptique de l'époque qui attendait un second David, une sorte de Messie-général-en-chef-des-armées : Il a le van à la main ; et il nettoiera son aire : et il amassera son froment dans le grenier ; quant à la balle, il la brûlera dans un feu inextinguible (Mt III, 13).

Or voici que vient un pauvre thaumaturge qui passe son temps à parler ! C'est d'après cette attente d'un Messie victorieux qu'il faut comprendre la question ``Es-tu Celui qui doit venir ou devons-nous en attendre un autre ?". Il n'y a pas plus remise en cause de la prophétie elle-même, que remise en cause de la nature du Messie. Simplement la question porte sur l'identité de celui-ci. On peut se demander pourquoi Jean emploie la périphrase Celui qui vient. Sans doute est-ce là une allusion à la prophétie d'Isaïe (Is XL, 10) : ``Voici le Seigneur Yahvé qui vient". Parler de ``celui qui vient", c'est désigner par métonymie (par son action) le Seigneur.

La tendance que nous avons à voir les personnages bibliques comme des saints à qui l'éloignement temporel nous fait attribuer des auréoles ou comme de pures marionnettes spirituelles, simples automates du plan divin, nous fait gommer l'aspect humain de cette question. Il faut savoir lui donner tout son poids : lui le prophète, qui tempêtait plein de fougue est conduit à poser cette question ! Et devant ses disciples ! Il faut imaginer un Jean-Baptiste accablé3. Toutefois, cette question est particulière à Jean-Baptiste. A Jean-Baptiste le prophète : seule une parfaite connaissance et une parfaite foi au message peut conduire à cette question qui ne remet pas en cause son annonce alors que les apparences sont contre lui. A Jean-Baptiste le cousin du Christ, c'est-à-dire son contemporain, l'unique prophète à voir se réaliser dans l'intégralité ce qu'il avait annoncé. Que l'on se figure l'acte prophétique habituel : un individu, mû par Dieu ébauche une série de représentations qui lui sont propres censées figurer les événements à venir. L'essentiel de son travail consiste à accorder ces motions divines indicibles avec les outils de communication dont il dispose : le langage, l'imaginaire, les usages sociaux et économiques, le savoir de son époque. Le travail de réception n'est pas pour lui, mais pour le contemporain des événements prophétisés qui a la double tâche d'interpréter les représentations du prophète pour les traduire en ses propres représentations et de faire ``coller" ces représentations à la réalité, le ``sens" venant du décalage entre ces différents niveaux. Or ici, le prophète est à la fois le producteur et le lecteur. Aussi pose-t-il une question portant non pas sur la prophétie (du type ``ai-je bien compris ?"), non pas sur la réalité (comme ``cela va-t-il arriver ?") mais sur la temporalité (``Suis-je bien le contemporain ?"). Enfin, remarquons que cette question est propre à celui dont il est dit qu'il est la voix qui prépare les chemins du Seigneur, puisque le voilà prêt à attendre de nouveau, c'est-à-dire à recommencer sa prédication et à renouveler son engagement.


Allez, rapportez...
La parole de Jésus qui suit la question joue un double rôle dans le texte. Du point de vue narratif, elle est posé comme une réponse à la question du Baptiste, du point de vue théologique, elle définit la position du prophète. Suivons-la pas à pas. Allez, rapportez à Jean ce que vous entendez et voyez. Dès l'abord, nous voyons que Jésus ne répond pas directement à Jean. Sa réponse est médiate. D'une part, elle repose sur des actes et non sur des paroles, ce qui demande une première interprétation. D'autre part, elle repose sur le témoignage des messagers. Ceci signifie plusieurs choses. Tout d'abord, les actes doivent primer les paroles : on reconnaît le Messie à ce qu'il fait et non à ce que l'on en dit. Ensuite, ces actes ne se suffisent pas à eux-même, ils doivent être lus et interprétés, d'où la présence des messagers comme instance de lecture. Enfin, ils doivent être rapportés, c'est-à-dire enchâssés dans un discours cohérent qui leur donne sens.
A ce point, on pourrait se demander si le Christ ne se moque pas du Baptiste : que lui dit-il qu'il ne sait déjà puisqu'il est tenu au courant régulièrement des oeuvres du Christ ? La vraie réponse réside en fait dans la suite qui est une description par le Christ de ses propres actes : les aveugles voient et les boiteux marchent, les lépreux sont guéris et les sourds entendent, les morts ressuscitent et la Bonne Nouvelle est annoncé aux pauvres. Cette description, qui corrobore d'ailleurs ce que Mt nous dit dans les chapitres précédents est une description codée, une description-interprétation qui reprend les termes même du prophète Isaïe4. Ainsi Jésus donne-t-il une sorte de leçon d'interprétation à Jean-Baptiste en lui montrant que ce qu'il voit a des échos dans la Prophétie en y ajoutant une hiérarchie nouvelle : tout est subordonné à l'enseignement, qui définit l'essentiel de ses oeuvres.

Nous devons à notre tour tirer les conséquences de cette réponse de Jésus, en apparence très vague : elle apparaît comme une sorte de méthodologie à l'adresse du prophète. Implicitement est définie ainsi la position prophétique ; le prophète est un lecteur de signe. Tout d'abord, Jésus renvoie Jean-Baptiste aux faits présents : après tout, ce sont ces oeuvres du Christ qui lui sont rappelées en guise de réponse. Le Baptiste les connaît déjà, il n'a qu'à les voir tels qu'elles sont. Mais ces signes relevés dans le temps présent doivent être ensuite mis en relations avec ceux qui se trouvent dans la prophétie. La deuxième tâche du lecteur est comparative : il doit rapporter les signes les uns aux autres. Une fois la jonction entre les deux séries de signes faite, une fois mise en lumière la coïncidence, le prophète doit se décider, il doit tirer les conclusions de ce qu'il avance et émettre un jugement portant sur l'essence des phénomènes qu'il observe. Il n'est nulle part fait mention d'une sorte de signe supplémentaire, une étiquette qui viendrait indiquer que cet événement est véritablement un signe divin. Tout incombe à l'homme et à ses facultés d'interprétation, guidées par le pédagogue qu'est le Christ.
Concernant Jean-Baptiste, il est très important d'analyser la nouveauté que représente cette parole du Christ. D'une part, rappelons que le Baptiste doit abandonner son rôle de héraut au profit de celui de lecteur. Il change donc de fonction et nous assistons ici au changement. D'autre part, il faut toujours avoir présent à l'esprit que le Baptiste, au lieu de se faire le héraut de messages adressés aux hommes, annonce ici un individu, le Messie et que c'est là sa vraie originalité. La tâche qui lui est désormais confiée repose sur cette notion d'individu : premier d'une longue série dont nous sommes encore, Jean-Baptiste est invité à rechercher une personne dont il connaît les manifestations et, fait d'extrême importance, il est invité à le chercher au coeur du monde, parmi ceux qu'il connaît le mieux puisqu'il s'agit de son propre cousin.
Jésus ajoute : Et bienheureux celui pour lequel je ne suis pas un objet de scandale. Qui est celui pour qui Jésus est un objet de scandale, sinon Jean5 ? La dernière partie de la réponse de Jésus est donc une sorte de désaveu du Baptiste, qu'il accuse de ne pas avoir compris sa vraie nature et de se tromper. Il ne faut pas commettre de contre-sens sur le mot scandale qui désigne dans l'évangile le skandalon, le petit caillou sur lequel on chute et non une réaction d'indignation horrifiée : Jésus dit seulement que Jean-Baptiste s'est illusionné sur Celui qui vient. Pour comprendre véritablement la nature de cette incompréhension, on peut comparer ce que dit Jean et ce que dit Jésus. Rappelons la prédication de Jean :

Il a le van à la main ; et il nettoiera son aire : et il amassera son froment dans le grenier ; quant à la balle, il la brûlera dans un feu inextinguible. (Mt III, 13)
Or que dit Jésus dans la ``parabole de l'ivraie dans les emblavures", toujours chez Mt ?
Le règne des Cieux pourrait être comparé à un homme qui a semé de bonnes semences dans son champ. Or pendant que les hommes dormaient, son ennemi vint et sema par-dessus l'ivraie au milieu du froment et s'en alla. Quand l'herbe eut poussé et que le fruit fut noué, alors apparut aussi l'ivraie ! Les serviteurs du maître de maison vinrent lui dire : Il leur dit : Les serviteurs lui disent : Il leur dit : (Mt XIII, 24-30)
Jean est caractérisé dans ce texte par l'impatience. Il veut tout, tout de suite. Il ne sait pas attendre l'heure du Messie, qui - on le voit dans cette parabole - d'une part ne réalise pas lui même la tâche de ``nettoyage", d'autre part laisse le temps à la moisson. Jean-Baptiste est assimilé indirectement par l'évangéliste (par cet écho entre les deux textes) à ces ouvriers pressés qui veulent aller trop vite et risquent de gâter la moisson.




Plus qu'un prophète...
La dernière partie du texte, même si elle a la forme d'une ``oraison funèbre"6 et qu'elle semble être ``sans liaison intime avec la démarche de Jean"7 fonctionne comme une confirmation de la personne du Baptiste et donc, indirectement, comme une validation de la question. Tandis que les envoyés se retiraient, Jésus se mit à dire aux foules au sujet de Jean : ``Qu'êtes vous allé contempler au désert ? Un roseau agité par le vent ? Alors qu'êtes vous allez voir ? Un homme vêtu de façon délicate ? Mais ceux qui portent des habits délicats se trouvent dans les demeures des rois. Alors qu'êtes vous allé faire ? Voir un prophète. Loisy a sans doute raison quand il parle d'une ``conversation familière, mais très animée"8. Le Christ rappelle aux foules nombreuses qui suivaient le Baptiste qu'elles écoutaient avec intérêt son message : il leur donne une leçon de fidélité. Mais encore une fois, ce rappel prend une forme codée. Jean-Baptiste est présenté par Jésus lui-même comme un personnage à plusieurs facettes. Qu'êtes vous allé contempler au désert ? Dès le début, la phrase est symbolique, puisque le désert est à la fois le lieu de la désolation et de la famine, mais aussi le lieu par excellence de l'enseignement - c'est au désert pendant quarante ans que les Hébreux ont eu leur rencontre avec Dieu. Jean-Baptiste est donc l'enseignant par excellence, le prophète du désert, celui que les foules sont venues écouter. Il enseignait avec conviction et sans relâche la venue du Messie, il proposait le baptême préparatoire, un baptême de purification pour permettre l'accueil de Celui qui doit venir. Un roseau agité par le vent ? Cette tâche et ce succès furent possible car ce prophète n'était pas fragile tel un roseau, faible, abandonné à tous les vents : Jean-Baptiste était convaincu de sa mission et de la véracité de son message. Et après le doute exprimé par lui, il est important que Jésus confirme Jean-Baptiste dans son rôle et dans la vérité de son message. Un homme vêtu de façon délicate... L'authenticité de Jean-Baptiste est complétée par une allusion à son statut social. Il n'est pas un prophète de Cour, un prophète fourbe, bien habillé et sans message. Il est l'antithèse de ces faux prophètes dont le Christ vient de dresser le portrait (Mt VII, 15) ; il est bien un vrai prophète. Faut-il voir dans cette description du prophète de cour, une condamnation de cette cour ? Le sens paraît plus simple et Calvin nous semble avoir davantage pénétré le sens du texte quand il dit :
Ceux qui pensent que ce propos du Christ tende à condamner les pompes et mignardises de Cour, s'abusent. Il y a plusieurs autres passages lesquels reprennent la superfluité et par trop grande curiosité en habillemens : mais le sens ce de passage est plus simple ; Qu'il n'y ait avoit rien de semblable au désert pour y attirer le peuple de tous costez, d'autant que là tout y était en friche et sans beauté, et n'y avoit rien que ne fust pour desgouter les gens : mais que pour veoir les beaux vestemens et autres choses agencées bien proprement, il faut plustost aller ès Cours des rois.9

Jésus va plus loin... Jean Baptiste est Plus qu'un prophète. Comment comprendre cela ? Nous l'avons dit, en premier lieu, il est le contemporain de Jésus et donc il est confronté à la réalité de sa prophétie. Mais, en deuxième lieu, sa prophétie est action : il est venu préparer la route pour le Messie (Mt III, 1). Cette préparation est annonce prophétique mais aussi enseignement, baptême et reconnaissance du Messie (Mt III, 14). Aussi, et c'est la troisième raison pour laquelle il est plus qu'un prophète, il est celui qui doit s'effacer et faire preuve d'humilité face à Jésus (cf Mt III, 14). Il occupe ainsi une position particulièrement délicate : celle d'une transition. Alors en effet que la Parole et les oeuvres de Dieu sur terre étaient relayées par des prophètes, désormais ce sont les apôtres qui prendront le relais.
Enfin, Jésus définit Jean-Baptiste par l'intermédiaire des Ecritures C'est celui dont il est écrit : Voici que j'envoie mon messager en avant de toi. Jésus cite ici Ml III, 1. En quelque sorte le Baptiste est ainsi officiellement reconnu et certifié par les Ecritures. Ce certificat fonctionne à un double niveau et met ainsi en place une de ces structures circulaires de validation prophétique qui sont le propre de l'Ecriture. Jésus authentifie Jean-Baptiste lui-même, mais par là, reconnaissant Jean-Baptiste comme le résultat de l'accomplissement d'une prophétie tirée des Ecritures, il valide la prophétie de ce dernier qui porte sur sa propre nature de Messie (Mt I, 11). Implicitement, il répond donc bien à la question de Jean-Baptiste : si Jean-Baptiste est bien le prophète, lui-même est bien celui que l'on attendait. Dans cet éloge, Jésus se comporte donc en herméneute mais aussi en prophète, agissant envers Jean-Baptiste comme Jean-Baptiste aurait dû le faire lui-même : après avoir examiné les actes de Jean-Baptiste, les avoir fait coïncider avec les Ecritures, il reconnaît Jean-Baptiste comme prophète.
Un dernier détail mérite le commentaire. Tout ce discours de Jésus se fait tandis que les envoyés se retiraient. Jésus n'adresse cet éloge qu'à la foule et non aux deux disciples de Jean. Cette précision n'est pas insignifiante : malgré les doutes de Jean-Baptiste, Jésus ne lui fait hommage ni de félicitations, ni d'assurance de bonne conduite. Le prophète ne reçoit pas de certitude directe du bien-fondé de son action : il n'aura pas plus de signes que ceux explicités par Jésus aux disciples. Sans vouloir par trop tirer sur la corde de la sensiblerie, on peut remarquer que cette situation est emblématique de notre propre condition terrestre : contraints de chercher les signes dans le présent, nous n'obtenons jamais confirmation directe de la justesse de nos découvertes. Dans cette version de l'Evangile, Jean-Baptiste est présenté mourant sans avoir eu d'attestation indubitable que le Messie était bien là.
Premier procès en canonisation : alors que le saint aurait tant voulu obtenir confirmation de son action, il va mourir ignorant, tandis que l'Eglise (le Christ) reconnaît la valeur de son action. Et pourtant, comme il est proche de nous, ce Jean-Baptiste dans sa prison ! Comme nous, il est enfermé dans un univers clos en ayant le souvenir d'une proximité très proche avec Dieu. Comme nous, il passe sa vie à annoncer un Messie à venir. Comme nous, il est invité à rechercher les indices de la venue de Dieu dans le monde. Etrange lecture ! Les signes sont disséminées au coeur du monde, et ce n'est pas un événement qu'il faut déchiffrer mais un homme - et qui plus est un homme dont on serait quasiment le cousin.

R.B et G.M


Article paru dans Sénevé


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