Prendre l'espérance au sérieux

Christophe Bourgeois



Hans Urs von Balthasar a terminé sa vie au milieu des pires polémiques et des plus graves accusations contre sa théologie de l'enfer. Il reçoit même des lettres stupéfiantes d'hommes et de femmes manifestement pressés de voir leur prochain précipité dans ce lieu de la séparation absolue d'avec le Créateur. Rien d'étonnant à ce que la vie éternelle, qui doit orienter toute notre existence de chrétiens, mette les sensibilités à vif ; rien d'étonnant non plus à ce que la quasi-disparition dans le discours commun de la réalité du Jugement proclamée par le Credo ait amené les plus pointilleux à guetter chaque mot du cardinal et à craindre un faux-pas - et ceci d'autant plus que ses textes sont marqués parfois d'une certaine ambiguïté de vocabulaire. Mais quelle tristesse de voir l'un des pivots de l'exigence chrétienne traité avec autant de désinvolture chez ses détracteurs, comme si la perception de l'enfer pouvait se réduire à une vaste dissertation scolastique ! Les imbéciles ont toujours beau jeu de guetter les prétendues hérésies de leurs adversaires. Mais leurs arguties ne sont jamais à la mesure d'une des théologies les plus puissantes de notre siècle. Il est évident que la pensée de Balthasar à l'oeuvre dans La Dramatique divine IV, dans Pâques, le Mystère, dans Espérer pour tous et L'enfer, une question articule des éléments en soi très problématiques et construit un lien difficile entre la théologie des fins dernières et la théologie de la Descente aux Enfers du Christ, entre l'espérance des grands saints et d'étranges expériences spirituelles dites "de damnation". Je laisse à d'autres le soin d'examiner le détail de la construction de Balthasar et j'invite notamment ceux qui, maintenant, y réfléchissent le Vendredi soir, à s'atteler à cette tâche. Mon propos est ici plus limité. Il me semble surtout nécessaire de voir comment le théologien envisage le problème, quelle est sa démarche de penseur et de croyant 1 .


L'histoire du Salut
Balthasar suit de près la manière patristique. La théologie surgit d'abord dans le récit de l'économie du salut, dans cette exigence de la prédication des apôtres qui racontent aux foules les hauts faits de Dieu, c'est à dire le mystère de la Rédemption de l'homme pécheur par le Christ manifesté aux hommes, mort sur le bois de la Croix, ressuscité d'entre les morts et monté au Ciel. Ce regard synthétique sur l'histoire de l'humanité blessée par sa faute et relevée de son péché est la seule manière de voir l'amour de Dieu avec un peu de sérieux et sans les débordements sucrés et affectifs qui caractérisent souvent le propos contemporain sur l'amour de Dieu, qui est pour Balthasar "la chose la plus grave qui soit". Il est ce mouvement inouï et gratuit du Père qui relève sa créature volontairement séparée de Lui, la restaure et lui redonne la pleine jouissance de sa liberté. Contempler l'amour du Père, c'est aussi se rappeler qu'il existe un drame dans l'histoire de l'humanité, qui va jusqu'à crucifier le plus beau des enfants des hommes, drame qui peut conduire à la séparation radicale d'avec le Dieu vivant et vrai. Les morts du Shéol juif sont dans un lieu des ténèbres éternels, dans un silence privé de joie, dans ce "pays de l'oubli" où Dieu n'est plus loué. C'est tout cela que le Christ doit venir embrasser pour sauver l'homme.



Le vieux principe patristique que seul ce qui est assumé est sauvé entraîne la théologie balthasarienne du Samedi Saint où le Christ va rejoindre jusqu'au bout la condition humaine. On est ici aux limites de ce que peut exprimer notre langage : il faut comprendre que le Christ a pu connaître ce que le péché a de pire sans jamais le revêtir vraiment ni être lié par lui, puisqu'Il est le seul à être parfaitement obéissant au Père. Il a traversé la séparation totale d'avec Dieu (et c'est d'abord cela, la mort éternelle) sans cesser d'être le Fils parfait 2 .



Balthasar, au risque de laisser penser que le Christ s'est damné pour nous (ce qui serait une affirmation tout à fait contradictoire avec la foi catholique - que Balthasar n'a, à ma connaissance, jamais prononcée), essaye de penser le lien profond qui unit le drame du péché comme refus, le drame de la mort comme séparation et l'éternisation de ce refus et de cette séparation dans la possibilité d'un non éternel à Dieu, possibilité toujours laissée à la liberté humaine de ne pas reconnaître son Créateur et d'être brûlée sans fin par cette même lumière qui embrasera d'amour les élus. Mais, dans cette pensée, ce qui est premier est l'admiration devant la splendeur extraordinaire de l'oeuvre rédemptrice réalisée par la Sainte Trinité.


L'ardeur apostolique
Cette révélation de la plénitude de l'amour de Dieu fonde les exigences de la vie chrétienne qui doit s'unir toujours plus profondément au Christ pour répondre à Son appel. Notre salut éternel est entre Ses mains parce que le chrétien "aura à rendre compte de ce qui lui a été confié, comme à un intendant" 3 .


Balthasar est prêt à se battre jusqu'au bout pour rappeler que la réflexion sur l'enfer ne consiste pas à savoir combien seront damnés, quel sera leur état exact, qui sera jugé ainsi ; au contraire, elle doit être le signe d'une expérience existentielle : c'est d'abord moi, pauvre pécheur touché par la grâce divine, secouru par l'Esprit-Saint, élevé par l'affection maternelle de l'Eglise, que le jugement concerne, avant les autres. Les textes des Ecritures qui, à côté de l'assurance que le salut peut être donné à tous, annonce "les pleurs et les grincements de dent" sont d'abord là pour m'inventer à me convertir toujours plus. La conversion est affaire de longue haleine.



Il ne s'agit pas cependant d'une conception individuelle du salut, au contraire : mon regard sur les autres se transforme. "Espérer pour tous" n'a rien d'une affirmation dogmatique du type "je suis sûr que l'enfer est vide" ou d'une prétention à une théologie de l'apocatastase 4 que Balthasar ne cesse de récuser mais correspond à une volonté de voir mon prochain sauvé et à une exigence intérieure : il est de la plus haute importance que je sois fidèle à cette espérance, que je la porte à tous les hommes, que je leur parle et prie pour eux, sans cesse. Rien d'autre ne guidait finalement sainte Cahterine de Sienne et sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus. Chaque homme par sa naissance est appelé à redevenir enfant de Dieu et nous devons lutter contre tout ce qui s'oppose à ce plan divin ; nos vies doivent être marquées par cette exigence pour autrui qui est le propre de la communion des saints. Ainsi la "Méditation sur l'enfer" des Exercices spirituels n'est pas un constat sur la perdition des autres mais une prière fervente adressée au Christ, Seigneur et Maître pour reconnaître Sa Majesté, Sa Miséricorde et pour Lui demander de l'étendre à tous. On ne prie donc pas pour les réprouvés (c'est impossible et, là encore, contrairement à ce qu'on dit parfois, ce n'est pas le propos de Balthasar) mais pour ceux qui pourraient le devenir sans sursaut salutaire.



Il me semble que Balthasar ne considère que des hypothèses de travail ; il n'y a chez ce penseur si profond aucune illusion sur le statut des élaborations théologiques, qui sont toujours à refaire parce que le mystère est ce qui ne cesse d'être approfondi. Fidèle à l'idée fondamentale de dépôt de la foi, Balthasar refuse cependant que le christianisme soit


Il serait donc désastreux de présenter l'enfer comme une espèce de composante d'un système intellectuel clos. On risque toujours, sinon, d'en parler avec la même froide détermination que l'on met à exposer les concepts a priori de l'entendement. Bien au contraire, il fait partie de ces réalités de notre foi qui défient la pensée et l'imagination. On ne peut aller plus loin que cette exigence d'une conversion intérieure et d'une espérance ardente pour le genre humain. C'est la seule manière d'envisager la gravité du mouvement divin et de notre liberté. Laissons Balthasar conclure :



C.B.


Article paru dans Sénevé


Retour à la page principale