De la menace à la méditation :

la pensée de l'enfer selon H.U. von Balthasar

Charles-Olivier Stiker-Métral


A la fin de sa vie, Hans-Urs von Balthasar a tenté de redonner à l'Eglise catholique une pensée rigoureuse de l'enfer. Il ne s'agit pas ici de discuter cette pensée, qui laisse certains points dans l'obscurité et que la mort est venue interrompre, mais d'en dégager les bases théologiques, afin de comprendre en quoi elle permet de sortir des apories dans lesquelles des théologiens parmi les plus illustres avaient versé. Balthasar s'en prend surtout à tous ceux qui, d'évidence, prétendent savoir qu'on ne peut pas espérer pour tous les hommes. Il reprend en fait la problématique de saint Anselme qui cherche à penser les rapports entre la justice et la miséricorde 1. En scrutant attentivement l'Ecriture et la Tradition, il dégage les deux voies proposées à l'homme ; dans les témoignages des mystiques, il trouve une expérience de la Charité qui leur fait préférer la damnation à la perte d'un de leur frères. C'est aussi que l'enfer est une menace destinée non aux autres, mais à moi, et qui doit inciter à la plus fervente espérance 2.

L'Ecriture et la Tradition Face à ses détracteurs, Balthasar fournit un travail d'exégèse biblique sur les textes du Nouveau Testament portant sur la damnation éternelle. Si de nombreux passages, qu'il faut se garder de négliger, évoquent la géhenne et le jugement (surtout dans les synoptiques, et en particulier Mt, 25), bien d'autres, chez saint Jean et saint Paul, affirment explicitement que le Christ est mort pour tous : " Quand j'aurai été élevé de terre, j'attirerai à moi tous les hommes " (Jn, 12,32). Il semble que les textes de menaces soient des paroles prononcées avant la Passion (il est significatif que le chapitre 25 de saint Matthieu précède immédiatement le récit de la Passion), tandis que ceux qui évoquent la volonté de Dieu de ne perdre aucun homme se situent après la Pâques 3. Rien ne peut permettre d'accorder une plus grande valeur aux uns qu'aux autres, et il faut considérer en même temps la menace de la damnation et la volonté de Dieu de ne perdre aucune de ses brebis. Ce qui est ainsi posé est l'incapacité de l'homme à pouvoir formuler quelque certitude que ce soit sur l'enfer : " la certitude n'est pas à notre portée, mais nous pouvons fonder l'espérance " 4. Comme Israël, tout homme est mis en face de deux voies, la voie du salut et la voie de perdition.

Dans la réflexion des Pères, Balthasar reconnaît dans la polémique entre Origène et Augustin l'affrontement des deux tendances issues d'une prise en compte trop partielle des sources du Nouveau Testament : si l'Alexandrin émet l'hypothèse de l'apocatastase, l'évêque d'Hippone est le théologien de la massa damnata , qui, dans le livre XXI de La Cité de Dieu, refuse de tenir compte de certains passages de l'Evangile qu'il juge " peu clairs " à côté de la certitude du châtiment du pécheur 5. C'est de cette alternative, que la théologie n'a pas quitté depuis Augustin, qu'il s'agit de sortir.

Expériences mystiques Mais Balthasar porte aussi attention aux expériences des grands mystiques. Leur vie à l'imitation de celle du Christ les rapproche de Sa charité et de Son sacrifice pour le salut des pécheurs. Les liens entre Balthasar et Adrienne von Speyr le font s'intéresser surtout aux femmes mystiques comme Mechtilde de Magdebourg, Angèle de Foligno, sainte Catherine de Sienne, et les deux Thérèses, mais il fait aussi référence à saint Jean de la Croix 6. Tous ont eu une expérience spirituelle qui les a mené jusqu'au point de la séparation de Dieu, à la suite du Christ sur la Croix 7. Comme saint Paul, également, ils veulent être anathèmes et séparés du Christ pour leur frères : sainte Catherine de Sienne demande d'aller porter la Charité jusqu'en enfer pour détruire l'enfer.

C'est à l'école de ces saints, et des Exercices Spirituels de saint Ignace que Balthasar va considérer la question : l'enfer doit être pris au sérieux, car la menace de damnation est bien présente dans l'Ecriture, mais il ne s'agit pas d'en faire une affirmation qui contredirait la volonté de Dieu de sauver toute l'humanité. L'enfer est proposé comme thème de méditation invitant à la conversion, comme à la fin de la première semaine des Exercices : chacun doit éprouver " le sentiment intérieur de la souffrance qu'endurent les damnés, afin que si j'en venais à oublier l'amour du Seigneur éternel, du moins la crainte de mes peines m'aide à ne pas tomber dans le péché ".

Une théologie de l'espérance C'est à partir de là que peut se construire une théologie de l'espérance. Le problème n'est plus celui de savoir s'il y a des gens en enfer, question absurde et oiseuse qui aboutit soit à réprouver avec présomption une partie de l'humanité, soit à soutenir l'idée non moins absurde d'un enfer vide. Il s'agit de conférer une place à ce mystère, de quitter la sphère de la spéculation pour une attitude existentielle. Au bout de la route, ce sera le Christ juste et miséricordieux qui jugera sur notre propre miséricorde (Mt, 5,7 ; 25, Lc, 19,22 ; 2,13).

C'est à la Bienheureuse carmélite Edith Stein qu'il revient de conclure la dernière oeuvre de Balthasar et ces lignes :

C.S.


Article paru dans Sénevé


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