Tympan de l'abbaye de Conques




L'enfer du tympan de Conques

"Discedite a me maledicti"1


Marie Vigouroux


"Sur le tympan de la grande porte occidentale est un très curieux bas-relief représentant le Jugement Dernier, remarquait, en 1881, le Guide Joanne, dans les lignes qu'il consacrait à l'abbaye de Conques .Comme s'ils avaient prévu l'étonnement du spectateur, les sculpteurs romans ont d'ailleurs figuré, sur la voussure qui encercle le tympan, de surprenantes figures de "curieux". Curieux, c'est bien le mot: imaginons un instant la surprise du pèlerin - car avant le touriste, c'est lui qui a fait la fortune de l'abbaye. Après de longues heures de marche, sur de rudes sentiers traversant cette "espèce de désert escarpé, au milieu des plus âpres montagnes du Rouergue"2, le pèlerin parvient devant une façade dépouillée, au pied de laquelle s'ouvre, entre de hautes tours carrées, le portail ouest, dont le tympan est une des pièces maîtresses de la sculpture romane. A sa taille imposante, et à la grande profusion de personnages (on en compte plus de cent), qui impressionnent toujours le spectateur, s'ajoutait autrefois une vive polychromie. Le grand motif du Jugement Dernier, thème fréquent dans les tympans du XIIIe siècle, mais rare dans la sculpture romane, devait sans doute à lui seul provoquer la stupéfaction. Que cherchaient donc ici les voyageurs? "Un peu d'histoire..." s'impose.


Les origines de Conques sont obscures. La légende veut que des ermites s'y soient installés dès la fin du IVe siècle, attirés par la solitude de ces montagnes du nord de l'Aveyron, entre les gorges du Lot, et les plateaux de l'Aubrac, du Lévezou et des Causses. Bien plus tard, après quelques interventions sarrasines, s'y forma une communauté monastique. Les bénédictins y reçurent les bienfaits de Charlemagne, et la protection de Louis le Pieux, qui marqua, en 819, la véritable fondation de l'abbaye. Son essor ne date pourtant que de 866 et de la "translation" des reliques de sainte Foy. L'expression recouvre en fait le vol, par un moine de Conques, des reliques d'une enfant de treize ans, martyrisée au IIIe siècle à Agen. Elle fait aussitôt des miracles, rendant la vue aux aveugles, délivrant les captifs des mains des Sarrasins, et attire donc de nombreux fidèles; son somptueux reliquaire témoigne de la prospérité de l'abbaye, qui redouble lorsqu'elle accueille les pèlerins de Saint Jacques de Compostelle, sur la Via Podensis. L'affluence est telle que les moines doivent entreprendre la construction d'une seconde église, dédiée, comme la précédente, au Saint-Sauveur, au milieu du Xe siècle, puis d'une troisième - l'actuelle - entre 1040 et 1060; Sainte Foy est l'un des plus anciens chefs d'oeuvre de l'architecture romane, et l'une des premières basiliques construites sur les routes de Compostelle. Postérieur à l'achèvement de l'église et du cloître, le tympan remonterait au début du XIIe siècle;c'est le moment où, banalisée par les sermons, les visions, la littérature profane... l'existence de l'enfer commence à aller de soi."Le tympan mérite une description détaillée", notait Mérimée, dans son rapport qui permit le classement de l'abbaye parmi les "monuments historiques". Ne nous en privons pas.


Sur le portail de la façade occidentale3 s'élève donc la grande scène du Jugement Dernier selon Saint Matthieu. Elle se déroule dans des registres superposés et opposés; les saynètes du paradis et de l'enfer se répondent, de part et d'autre du Christ Juge."Les anges paraîtront et sépareront les méchants des justes"4, mentionne une des inscriptions latines qui organisent le tympan. Impossible alors d'échapper à cette alternative, que soulignait la polychromie: le paradis en bleu, l'enfer en rouge; l'idée du purgatoire, aboutissement d'une réflexion entreprise sur plusieurs siècles, n'apparaît que plus tard, entre 1150 et 1250. La séparation des justes et des damnés commence, en bas, autour du Christ, dont la position des mains indique les sentences à rendre. Les premiers sont représentés à sa droite, sous l'évocation des vertus théologales. D'abord la Vierge, puis Saint Pierre, un abbé, un moine confiant et un roi timide: "rien de plus naïvement comique que ces deux figures, note Mérimée; elles ne sont, au reste, que l'expression d'une idée que les prêtres commençaient déjà à exploiter en grand, la suprématie de l'autel sur le trône.". Parmi les quatre derniers, avec un bâton: Saint Jacques, le pèlerin, ou l' un des pauvres auxquels le Royaume des Cieux est ouvert? En face commence la résurrection des morts: on distingue bien les cercueils, de plus en plus relevés. Dans le dernier registre de droite se tiennent treize personnages, sous les arcades de la Jérusalem céleste. Des portes ouvrent sur le paradis et l'enfer. Un ange accueille les nouveaux venus: les premiers sont rassurés, les suivants gardent un regard inquiet sur le diable voisin. Plus haut, Saint Michel et un démon se toisent du regard; celui-ci a beau chercher à tricher, la balance pèse du bon côté. C'est toujours l'archange qui préside à la pesée des âmes, et non le Christ lui-même, pour éviter tout risque d'hérésie manichéenne. Derrière la colonne qui soutient l'enfer, attend un diable nu (au contraire d'Adam et Eve, qui, nus au paradis avant la chute, symbolisaient la pureté et l'innocence, la tradition biblique fera par la suite de la nudité le signe de la honte et de l'absence de vertu), hirsute et hideux. Le monde infernal commence là.


Un premier damné attend; un second est saisi par le flanc, et poussé par un diable à la bouche ouverte, pour être enfourné, la tête la première, dans la gueule du Léviathan, qui avale déjà un troisième personnage, dont seul les pieds apparaissent encore. Au-delà, derrière une porte, le désordre règne en maître, en flagrante opposition avec la partie droite du tympan. Ce chaos défie l'ordre naturel, tout comme le riche polymorphisme des êtres démoniaques, qui évoque l'infini pouvoir de transformation du mal. Le XIIe siècle voit s'opérer un changement dans l'iconographie du Jugement Dernier: jusque là, l'image dominante était celle du Christ en majesté. A partir du XIIIe siècle, les tourments de l'enfer s'imposent. Les scènes infernales, décrites avec la verve inépuisable de la statuaire romane, sont saisissantes. Les figures, superposées, sont piétinées, les flammes tapissent le sol, et recouvrent certains corps. Comment oublier le rictus de ces exceptionnels démons, leur mine concupiscente et sadique? Des moignons d'ailes rappellent que ces monstres, aux traits parfois empruntés à ceux des animaux, sont en fait des anges déchus. J. Le Goff voit dans satan, dont la figure s'affirme au long du XIe s, et ses suppôts les anges rebelles, "le type même du vassal félon". Des billes de plomb accentuaient autrefois l'expression de leur regard. Le premier châtié, à la porte de l'enfer, est un orgueuilleux chevalier, couvert de sa côte de mailles, projeté à bas de sa monture, identifié à un seigneur qui fut éliminé physiquement par Sainte Foy, pour avoir tenté de nuire à ses moines. Chose étonnante quand on sait que l'Eglise n'a officiellement jamais damné personne, la sculpture s'inspire, plus souvent qu'on ne croit, de personnages ou de faits contemporains: on peut reconnaître, sous l'illustration des péchés capitaux, l'occasion saisie par les sculpteurs de se venger de ceux dont l'abbaye avait à se plaindre. Un couple adultère (l'homme est peut-être Hector, seigneur de Belfort, qui s'était livré à la débauche le jour de la Sainte Foy) attend, à côté, le supplice imaginé par un démon s'adressant à satan, qui trône au centre de son empire. Ses mèches hirsutes lui font une couronne, un paresseux, dévoré par des flammes -et par un petit crapaud- lui sert de piédestal. Il est le parfait opposé du Christ ou d'Abraham, sans beauté ni sérénité. A sa gauche est pendu un avare, la tête penchée sous le poids de sa bourse.Orgueil, luxure, avarice: les trois péchés les plus condamnables, -ils forment l'antithèse des voeux monastiques d'obéissance, de chasteté et de pauvreté- sont ceux dont le châtiment est le plus fréquemment représenté. Plus bas, un démon, couteau en main, s'apprête à couper la langue d'un menteur. Sous un de ces monstres au rire mauvais, une femme, assise sur les épaules d'un malheureux, dont la tête est dévorée par un serpent. A leur gauche, un damné est jeté tête en avant dans la fournaise. Dans l'angle supérieur, un maudit, braconnier qui porta atteinte aux privilèges des abbés, la bouche mangée par un crapaud, avatar du serpent, est embroché par deux démons, dont l'un est doté de superbes oreilles de lapin. Un autre monstre, pourvu d'ailes et d'un corps de reptile, dévore la nuque d' un histrion auquel on a ôté sa harpe. Le coléreux, suicidaire, un couteau planté dans la gorge, a le crâne dévoré par un diable installé dans son dos. Plus haut, les supplices continuent, au vif plaisir des bourreaux, semble-t-il. Un démon agenouillé par dérision arrache avec ses dents la couronne d'un roi nu, qui désigne du doigt, non sans regret, le calme paradis. Derrière lui, ses gens sont pressés par des diables armés. A leur droite, un ange, esquissant une mine de dégoût, les tient éloignés du Christ. Deux autres personnages, couverts d'une pelisse, ont une mine pitoyable, devant les démons qui les prennent en charge. Au-dessus d'eux, des êtres démoniaques armés de boucliers, d'une masse d'armes et même d'une arbalète, rappellent les horreurs de la guerre, et les effets de la démesure des hommes. Assis sur le sol, le damné suivant est dépecé par un démon femelle, qui laisse son compagnon dévorer à belles dents la chair humaine. Fermant cet étage, le gourmand -ou l'ivrogne-, pendu par les pieds, est invité à régurgiter le trop bu ou le trop mangé. Au-dessus, un homme doit au contraire avaler... du métal en fusion: c'est un faux-monnayeur, avec ses outils; les visions d'horreur voisinent avec les images les plus familières. Quant à l'homme piétiné par un démon pensif, il tient dans sa main un livre: le savant aurait-il lui aussi sa place en enfer? Enfin vient le tour des religieux. Un abbé, la crosse renversée dans la main, a le dos dévoré. Un démon aux pieds crochus, au dos voûté sous des ailes rigides, et au ventre bombé, a attrapé dans son filet quelques mauvais moines, sans doute Bégon Ier et ses trois neveux, châtiés pour avoir pillé le trésor de Conques...


Se pose le problème de l'imprégnation religieuse que pouvaient recevoir les fidèles par l'intermédiaire de cet art, et notamment des tympans sculptés, qui se multiplient à partir de la fin du XIe siècle. L'historien A.Vauchez exprime ses doutes quant à "l'intention pédagogique" de la fameuse "Bible de pierre". Il pense plutôt que le but était de "provoquer un choc émotif, susceptible de se prolonger en une intuition spirituelle"5 Tout en bas du tympan, une apostrophe gravée présente pourtant la leçon à tirer de ce terrible spectacle: "Pécheurs, si vous ne réformez pas vos moeurs, sachez que vous subirez un jugement redoutable"... A bon spectateur salut!

M.V.


Article paru dans Sénevé


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