La Controverse de Jourdan ou Le Sens de la Parole

David Jousset et Xavier Morales



David Jousset -Sénevé a déjà accueilli de ce genre de monstres difficilement accouchés: nous voulons parler d'un article à deux voix sinon à deux têtes. Reprenant modestement l'inspiration des vénérables pères conciliaires (''Nous et l'Esprit Saint avons décidé que...''), nous proposons ces quelques pages issues d'échanges passés et à poursuivre sur notre rapport à la Bible. Plus précisément le thème de notre disputatio à rebondissement porte sur une différence de sensibilité : comment nous touche la Parole de Dieu, c'est-à-dire concrêtement par quel sens? Du même coup quel sens cela donne à notre rencontre du Christ, ou plutôt comment désigner cette expérience: avec des concepts, des images, des murmures? De là un certain nombre de réflexions méditées de façon personnelle sur la place de l'image par rapport à la notion que l'on se fait de Dieu (faut-il voir pour croire? L'Image du Père faite chair parmi nous, comment s'en aperçoit-on?), et sur la question de la lecture de la Bible (faut-il opposer plusieurs expériences de lecture, de déchiffrage, d'éxègèse ou de recherche du sens qui fait vivre?).
Comme ces échanges ont commencé entre nous au cours d'un chocolat théologique à la maïzéna(?) (délicieusement parfumée à...disent certains, empoisonnée par...disent les autres), il va sans dire que nous n'avons voulu ni faire les assommants théologiques sur ces questions ni parvenir à un lénifiant consensus (''il a tort mais comme il ne le sait pas je concède...) mais simplement vous faire de ce que nous éprouvions et de ce que nous comprenions (subtile allusion à nos paroles respectives de conclusion...) de l'incroyable histoire qui nous arrive: Dieu nous aime.


Xavier Morales- J'ouvre donc le feu. Et en guise de point de départ, de première passe d'armes, qui étant la première sera donc bien maladroite, je propose d'opposer le concept à l'image et de voir ce que cette opposition peut donner. Cela implique de donner une définition du concept puis de l'image, chose qui est bien téméraire à faire comme cela, mais il faut bien commencer, quitte à revenir sur ce que l'on a dit (d'où l'utilité d'un contradicteur). Je définis donc le concept comme une tentative de circonscription d'un objet, ou plus généralement d'une présence, circonscription qui en délimite l'absence. Mais immédiatement, pour me faire comprendre, j'utilise une image (une métaphore), qui est d'ailleurs une image: mettons que le concept est comme l'enserrement du corps sur l'icône par les lignes qui délimite sa silhouette. L'entreprise est à la fois audacieuse et consciente de son audace, puisqu'il s'agit, sur le bois de l'icône, de circonscrire l'incirconscriptible, de donner une limite à l'infini: d'où que je vienne de dire que le concept est circonscription de l'absence.
Prenant la même métaphore, je fais remarquer que l'image-icône possède plus que des traits de limites: au-delà des lignes de la surface, il y a une profondeur créée par la perspective, qui fait que l'image est aussi quelque chose qui apparaît, une présence qui s'avance depuis le profond, une apparition qui renvoie au fait qu'elle est soutenue par une splendeur, un éclat de profondeur dont les lignes d'enserrement ne peuvent rendre compte. Mettons que ce soit cela, une image.
La conséquence est que le concept, dans sa tentative de saisir, dans son essai de délimiter, de donner des lignes où circonscrire, ressortit à un discours négatif, et dans le cas précis, à une théologie négative. Par là je veux dire que, dans sa prudence, dans la conscience de la difficulté de son entreprise, qui est du côté de l'absence, le discours du concept n'atteint que par écart, à tâton, en aveugle en quelque sorte. Il tente de nommer Dieu, et sait qu'il est l'incirconsciptible -``Unsichtbar, unergreiflich, unvorstellbar" dit le Moïse de Schoenberg. L'image, quant à elle, est du côté du positif. J'entends par là quelque chose d'analogue à ce qu'on comprend dans l'expression ``droit positif". D'autres diraient: ``objectif". Dans l'icône, le bois préexiste. L'image est doublement justifiée: 1 par l'Incarnation, par le fait que l'Incirconscriptible est devenu circonscriptible, 2 par sa positivité, par le fait qu'elle est du donné1 . L'image est un objet: elle est à contempler; elle se donne, ou nous est donnée -par l'artiste, par Dieu qui parle, qui se fait homme et prend l'apparence d'homme (skhema de Phil II), par l'Église et la tradition qui fait que l'iconographe reproduit un modéle. Le concept, lui, construit, il crée, il bâtit et tente d'atteindre: il est donc de ce point de vue subjectif2
Bref, je propose de considérer l'image: 1 comme à la fois une théologie descendante: l'image est donnée comme le Verbe descend et s'incarne, et une théologie ascendante dans la mesure où elle part de ce qui est donné, visible. 2 comme une théologie positive, donc objective. 3 comme une théologie non de la circonscription, de la limite, mais de la profondeur et du jeu. Le langage (dans l'image littéraire) est comme une place laissée à la présence pour se dévoiler. L'image est un mode de connaissance par profusion, comme on dépasse quand on colorie. L'image excède sa place, elle sort des limites que lui donne la langue et la grammaire (où la ligne et le pinceau) pour suggérer une profondeur d'où elle apparaît.
Dans ce mouvement, je pourrais opposer3 mes premiers articles, plutôt théologiques (L'Église-Pâques) à des articles qui avec le temps deviennent de plus en plus des articles de spiritualité: symptômatique, l'article sur L'exil excusait dans ses premières lignes un style ``lâche", ou plutôt reserré, un style qui se laisse le droit de dérailler, c'est-à-dire de faire confiance à l'image, à la métaphore (plus qu'à la comparaison: on oublie le ``comme", c'est cela dérailler). Mais du coup, me semble-t-il, le style se veut plus profond, acquiert du champ et de la profondeur, parce qu'il prend du donné, de l'indélimité: la métaphore est toujours le refus de fixer le sens, et renvoit le lecteur à ce que cette image suscite en lui, et qui est forcément plus ou autre chose peut-être que ce que l'auteur veut dire. Le travail de la signification se fait par communion, seulement par l'utilisation d'un langage commun4 , et non par désignation la plus précise possible, la plus unique possible du message. L'emploi de la métaphore, l'ellipse du ``comme" est un larguage des amarres, il n'y a plus aucune sécurité ni aucun auto-guidage. Tout est remis à l'expérience de vision du lecteur, donc à la spiritualité.



D. J. - Une fois le feu ouvert, nourrissons-le de questions. De l'intérêt d'avoir un contradicteur, c'est qu'il vous oblige au moins à l'humilité de lui répondre sur son terrain initial: l'opposition du concept et de l'image. J'essayerai de montrer (eh oui, un raisonnement imagé...) combien cette opposition est insoutenable car inféconde dans une recherche philosophique contemporaine, combien au minimun une pensée de la métaphore comme offrande de la présence, potentiellement théologiquement féconde, n'est pas un monopole littéraire, et enfin que s'il y a lieu d'envisager un dépassement du langage pour nommer Dieu, je ne croie pas que la seule voie positive soit dans un champ d'apparition baigné dans un éclat de profondeur étrangement dénué de dimension picturale, figurale5 ou figurative, mais plutôt dans cet effet de surface, à même la peau, que je nomme le souffle.
Reprenons les termes de l'échange. Soit cette opposition déjà posée, mais d'où vient-elle?, du concept et de l'image, nous partons donc de la mise en relation la plus pauvre qui soit, concept /image (hommage aux scientifiques que ce signe comme une lance de guerre fichée en terre), chacun dans son camp, bêtement face à face, comme deux Galah..., comme deux rois dans leur empire encerclés, circonscripts. C'est là que notre auteur fait une sortie: faut bien donner une définition, c'est-à-dire en bon français une dé-limitation, un traçage de frontière, comme par hasard le concept est du mauvais côté (j'exagère, il est dans le négatif car toute détermination est négation tandis que l'image se rapproche de l'infini, certes dans sa mauvaise version pour Hegel , l'a-peiron grec, cet ajout d'indélimité, depuis les fragments d'Anaximandre jusqu'à Aristote qui y voyait l'inachèvement indigne du divin... ), mais précisément cette approche conceptuelle ne suffit pas à se faire comprendre (par définition serait-on tenté de dire, le concept est ce qui comprend, enserre, mais ce qu'on ne comprend pas) d'où une image (sauvés!) où le concept échoue, rate sa cible (la présence) pour finir dans le décor, le hors-scène, délimitant l'Image de l'extérieur, dans l'ombre de la non-présence, à côté du panneau (iconique). CQFD

Restons calmes. Par où commencer? Tout d'abord on niera pas que ce genre de manichéisme (conceptuel?) traverse la tradition philosophique qui cependant pose en géréral le rapport de l'image et du concept en termes plus dynamiques: voir vos manuels à l'entrée ``caverne'' ou ``allégorie'' (tiens donc, grand-papa Platon faisait dans le mythique, voire le poétique? A croire que nos genres seraient des coupures historico-culturelles?). Admettons que l'image cela donne (des idées ou des intuitions, tout ceci demeurant des visions quant au sens étymologique et quant au paradigme, à la référence sensorielle pour les comprendre, voyez-vous?) et que le concept, ça tente de saisir avec des griffes (en allemand, privat Spot) jusqu'à l'étouffement (c'est pour ça qu'on le cache aux enfants jusqu'en terminale, sauf en certains pays habitués aux ours comme le Québec ou en Scandinavie où l'on fait de la philo en maternelle). Admettons. Tant pis. On n'est pas obligé de vivre sa foi en 1998 en pensant avec les mêmes horizons que les conservateurs du V siècle avant Jésus-Christ: cette opposition recoupe en effet celle d'un corps-enveloppe et d'une psychée-contenu subtil qui s'évade de son tombeau à la première occasion surnaturelle. Le concept comme pensée vivante, ce qui s'effectue comme devenir à la fois réfléchi (conversion de la présence à soi, niveau de conscience de la pierre avant équarissage, en esprit, traversée de l'absolu en ses déterminations irremplaçables, nature, art , culte) et à la fois exposé (le concept, ça se représente, non pas en une mise en scène ludique mais ça s'expose et ça meurt ou plutôt cela passe par l'altération essentielle, devenir par l'autre de son soi-même, se recevoir de lui: ne pas oublier que ce calvaire conceptuel, avant d'être celui des honnêtes khagneux s'escrimant à comprendre quelque chose à Hegel, est pensé par ce dernier depuis une méditation christologique dont la théologie contemporaine et notre intelligence de la foi ne peut pas être inculte.

C'est précisémént ici que se situe la plus grande incompréhension: loin d'être une construction surajoutée à l'expérience du donné et loin de tracer les limites de celui-ci, le concept les relève au double sens d'un suivi au plus proche du mouvement du réel (reprenant l'humilité du géologue suivant les lignes de force de la nature) et d'un reccueil qui en valide la réalité, l'oblitère pour l'accomplir et non la supprimer. Comment ne pas voir que cette élaboration du concept, avec laquelle tous les penseurs peuvent ne pas être d'accord, manifeste néanmoins une compréhension forte de la révélation en Christ, en particulier du rapport du Christ à la Loi (non pas abolir formellement mais accomplir en son corps) et de sa relation à l'homme mortel (non pas seulement un accompagnement thérapeutique mais bien relever le pécheur de son grabat: ``Lève toi et marche!'').
C'est pour cette raison que l'on peut suivre un travail du concept dans les textes des pères de l'Eglise méditant la présence incirconscriptible du Verbe dans l'image iconique: la capacité de l'inscription graphique d'être un seuil désignant la pratique kénotique elle-même de Dieu, la capacité de voir dans le trait iconique ``une faille qui désigne le corps du Christ comme une défaillance passagère de Dieu'' (M.J. Mondzain, Image, icône, économie, p.125), tout ceci est porté moins par un jeu de profondeur créée par seule perspective esthétique ou phénoménale mais par l'économie de la relation, cette pensée de la mise au service du Serviteur Seigneur, pensée de la relation que Nicéphore démarque sans le nier des catégories d'Aristote. Là est la difficulté et là est la ressource du concept quand il se forme au plus de l'expérience des corps: penser l'appropriation singulière d'une chair sensible comme pure relation, faisant signe tout entière vers le Père. Par là, le regard croyant se sait et se sent compris par une ouverture à l'infini de sa relation à ce visage qui l'envisage bien plus qu'il n'est objet de vision6 .
Ainsi, maintenir une oppostion du discursif et de l'intuition, du conceptuel et de l'imagé relève à mon sens d'une pensée de l'entendement réifiant les donnés à penser: cela conduit à dire de l'image qu'elle est positive parce que c'est un objet...mais précisément un objet, que ce soit un objet des sens ou un objet de connaissance, ce n'est pas une chose sous la main, cela n'est pas donné.

Plusieurs raisons à cela. D'une part, le constat de la diversité culturelle dans la perception: là où l'inuît de Laponie perçoit et nomme une vingtaine de teintes de blanc, pour nous le même donné (gros ours camouflé sur son morceau de glace) sera perçu comme une image homogène et vide de présence vivante. L'enjeu théologique est bien sûr celui de l'inculturation, de l'évangélisation par l'intérieur des cultures humaines: ne jamais présupposé l'évidence du donné christique, scandale pour beaucoup, image d'un divin faible pour certains.
D'autre part une image, cela se construit dans la rencontre d'une réceptivité et d'une source de stimulation; il n'y a jamais totale passivité impressionnée comme une cire ou une plaque photographique car notre système sensoriel jusqu'au aires cérébrales comportent des préfigurations ou Gestalten, esquisse des formes recevables. Cette structure est bien sûr évolutive, elle permet l'apprentissage, elle est aussi exposée aux traumatismes qui rendent aveugles à certains perçus (voir les cas de déconnection cérébrales où la latéralisation devient inconsciente sur un côté, bien que la personne ne soit ni paralysée ni insensible). L'analogie théologique serait ces pierres de touche en attente de Dieu en chaque humain, dimension spirituelle qui peut toutefois être inhibée, atrophiée, aveuglée sur ce qui la touche pourtant (en ce sens l'agnosticisme sans espérance peut être parfois compris comme aliénation d'une faculté naturelle: le désir de l'adoration).
Enfin, l'image se caractérise pour moi, moins par sa dimension d'accueil que par sa prise sur le monde, son caractère de perception au sens d'un prélèvement. Sans reprendre directement les analyses bergsoniennes de l'image comme face des choses où nous reflètons notre pouvoir d'agir, je suis sensible à la déviance possible de cette prééminence de la vision dans notre conception de la rencontre: se faire une image de quelqu'un n'implique pas le même mode de relation que de l'écouter. Certes un voyeurisme auditif, aussi idôlatrique que la focalisation obsessionnelle par la vue, est toujours envisageable. Mais plutôt que l'usage naturel d'un sens, c'est sa dimension relationnelle qui me conduit à proposer une valorisation de l'écoute. L'écoute, comprise non comme le sens de la pureté immatérielle mais comme le sens de la disponibilité; j'en proposerais trois expériences.
L'expérience d'avoir chanté dans une chorale mixte de voyants et de non-voyants, aux côtés d'un ami aveugle qui m'a ouvert les yeux sur ce que pouvait signifier pour lui vivre un temps d'adoration devant le Saint-Sacrement;

L'expérience, toute menue encore, du vacillement entre l'aridité du coeur et la nuit purificatrice, cet entre-deux sans discernement où votre lucidité intérieure s'éteint alors que vous n'êtes pas encore prêt à recevoir une autre lumière. Moment où le coeur ne sait plus s'il s'oppresse ou s'il est étreint d'une étreinte tout autre et pourtant pleinement sienne. Passage par la disparition d'un aimé où le Tout-Aimant se retire par pudeur et vous enlace à même votre douleur.
L'expérience d'un épuisement du travail littéral pour laisser place à la Révélation, je veux dire par là l'impuissance de toute déposition littéraire, philosophique, iconique à ne pas faire écran, à se délier de soi au point de laisser le passage à l'infini, à une présence sans bord et sans pli du propre et du métaphorique, du positif et du négatif, de l'ontique et de l'ontologique, de l'empirique et transcendantal, de la donation et du donné, voire d'un sujet donateur et d'une créature réceptrice...
C'est pourquoi ces expériences pour moi ne sont pas négatives, rivage délimlitant en creux l'océan qui s'en est retiré en lui donnant d'apparaître. Elles portent au contraire une fécondité de signe: elles indiquent à mon sens que le dépassement du langage ne se fait pas par l'image mais par le souffle.
Souffle de la prière comme communion à l'inspiration mutuelle d'amour intratrinitaire, communion qui s'exprime par la louange comme retour du souffle donné dans le chant d'allégresse, proclamation des merveilles, ou encore souffle bondissant et tambourinant la chamade de David devant l'Arche...
Souffle du baiser de l'autre aimé que l'on peut reconnaître en la naissance baptismale, première insufflation de la vie donnée dans le nouvel Adam, et dont chacune de nos naissances peut être reçue comme le signe et le mémorial: naissance à l'aimé(e) comme partage du même souffle, comme chair de ma chair dont la vie est prise à mon côté, naissance de soi comme personne unique de l'enfant qui n'est que dans sa relation à sa mère (relation non fusionnelle puisqu'elle ne fait pas écran aux stimulations du dehors et qu'elle forme peu à peu cette dépression intrapoumonaire qui aspirera l'ouverture et la dilatation de l'espace d'échange avec l'environnement) jusqu'au premier inspir de la venue au monde et au vent du large.
Souffle comme théophanie anti- ou du moins épiphénoménologique dans ce murmure, ce ``bruit d'une brise légère'' en 1 Rois, 19 v.12) qui signifie que la manifestation de Dieu va à l'encontre du remplissement de nos visées (même si la voix de Yahvé emplit l'univers, ``voix dans l'éclat'' de gloire, l'image du fracas des cèdres du Liban dans ce psaume 28 désignant l'éblouissant de sainteté qui passe les sens); or ce même passage du vent doit être compris comme donation de l'esprit, de l'animation personnelle au sens le plus vital d'un bouche à bouche qui redonne souffle (cf la ``résurrection'' ou plutôt réanimation d'un enfant par Elysée en 2 Rois 4, 32-35).

En ce sens, nous pouvons appeler souffle la dimension charnelle de l'immatériel qui se communique par nos voies, soit l'opposé d'une conception de l'Incarnation comme incorporation, descente d'un esprit désincarné en un charnel inanimé et terrestre.
Telle est du moins une lecture permise dans l'écoute d'un texte que nos grands frères dans la Révélation nomment non pas les Ecritures mais Ha MiQRa', la Lecture, d'où le premier acte de fois dans l'écoute (SHeMa', Israël...) avant même la prise de parole: ``Parle, Seigneur, ton serviteur écoute...''




X. M. -Il me semble précisément que notre opposition rebondit et se révèle peut-être le plus clairement dans la relation que celle-ci entraîne avec l'Écriture. Abordons ce nouveau champ comme une possibilité de déployer notre discussion.
De nouveau, permets-moi d'introduire à titre d'hypothèse une opposition perceptible entre deux types d'approches, que j'appellerai exégétique et herméneutique. Je définirai la première comme une lecture en quelque sorte littérale, qui tente d'élucider les problèmes de civilisation, de culture, de contexte, de sens des mots, et de tradition des textes. On pourrait appeler cela aussi philologie. Cette lecture détacherait un premier niveau de lecture, au niveau de l'objectivité du texte d'une ``lecture en foi". Avant de prendre le texte comme une lecture, c'est-à-dire comme quelque chose qui vient de moi comme lecteur, je commence par envisager le texte comme un produit, la production, la création, possédant une source dont léxamen est essentiel. Eh bien, ce que je remarque et ce dont je voudrais parler dans un instant, c'est que ces deux niveaux de lecture paraissent disjonctifs, et la première fois que l'on est confronté à une lecture exégétique, on ressent forcément comme un malaise...

D. J. -un désenchantement? X. M. -C'est cela, pour aller vite... D. J. -C'est vrai qu'il y a un lien très fort entre ``l'invention'' de la critique textuelle, en particulier dans le protestantisme héritier de l'idéalisme allemand et ce phénomène de ``désenchantement du monde'', de déliaison entre notre vision d'un monde absenté par le divin et l'imaginaire biblique de l'alliance ou de la proximité du royaume, comme l'annonce l'Evangile, tel qu'on peut presque le toucher... X. M. -Remplaçons plutôt ce mot de désenchantement qui me paraît effectivement trop lié à certains courants à une description plus synchronique: parlons plutôt de schizophrénie...Et donc face à l'éxègèse qui distingue ces deux niveaux, j'appellerais plus proprement ``herméneutique'' cette manière de d'adopter un point de vue subjectif sur le texte, c'est-à-dire en en ignorant la source productrice, en le prenant ``en soi", en revendiquant la possibilité de l'extraire de ... D. J. -Son contexte? X. M. -Non, ça se définit encore par rapport au texte. Je veux parler de cette possibilité de faire des rapprochements comme le font les structuralistes, un texte ici, un texte là, qui fonctionnent de la même façon et que je comprendrais par leur simple analyse interne, en se disant ``l'important c'est ma lecture de ce texte, qu'importe ses conditions de production''; en ce sens la subjectivité prime pour cette herméneutique. D'autre part, ce qui me paraît caractéristique de cette herméneutique, et ce qui me parais ressortir des échanges que nous avons pu avoir sur l'Écriture, c'est qu'alors que le point de vue exégétique introduit une disjonction entre les deux niveaux de signification, l'herméneutique soit ignore le premier, soit plus subtilement imagine que la relation entre les deux niveaux est une relation dynamique, que le premier niveau (littéral) mène à l'autre (interprétatif). C'est ignorer que quand je lis le texte biblique en croyant je m'en empare. Je fais de la voix qui parle, de la narration semblable à n'importe quelle narration de n'importe quel livre s'adressant à une multitude de lecteurs parfois séparés par les siècles, j'en fais donc une voix qui me parle. Mais cela je ne peux le faire que parce que ce texte m'a été donné. Que parce que cette Parole m'a été annoncée comme mon salut particulier. Que parce que ma relation au Verbe est personnelle. D. J. -C'est là que la référence aux structuralistes m'étonne, eux qui ont précisément voulu se libérer de la présupposition d'un sujet-lecteur pour laisser parler le texte par lui-même. Enfin, cela n'a pas une réelle importance ici, même si cette mise entre parenthèses de la subjectivité fait partie de ces choses que je pourrais partager avec eux. Je dirais en effet que c'est la lecture qui constitue le lecteur par un texte, au sens où je ne suis pas lecteur d'un texte si je ne fais qu'y déchiffrer ce qui m'est déjà connu et je poserais donc d'avance un critère pour discerner s'il y a ou non lecture: la pratique de ce texte, par exemple, les Béatitudes, si ce texte ne change pas ma vie dans ma pratique de la justice sociale, j'aurais beau l'avoir eu 1000 fois sous les yeux, en connaître tous les sermons, les commentaires, les sources exègétiques, je ne l'ai pas encore lu. X. M. -Tu nies donc ce que j'appelais une schizophrénie du chrétien, qui le renvoie avec lucidité au caractère absolument personnel de sa relation à Dieu, par opposition à l'universalité du langage, qui ne s'adresse à personne ou à tous en même temps. Tu irais donc jusqu'à dire qu'il n'y aurait qu'un seul niveau de lecture, ou plutôt qu'une seule lecture...la lecture de foi? D. J. -C'est toi qui la particularise ainsi; c'est vrai qu'en rencontrant des amis chrétiens qui expriment un peu comme toi un malaise pour concilier leur foi avec les découvertes de la recherche philologique à laquelle ils se consacrent, je me dis que le problème est mal posé. Sans nier la réalité des mises à jour de l'archéologie et paléographie biblique, comment ne pas voir que cela ne touche pas à la question de notre lecture du texte, que la subjectivité relative, elle est précisément dans la croyance que nos moyens techniques nous permettent de mieux comprendre un texte parce qu'ils nous donnent pour chaque mot sa provenance probable: ici, c'est le yahviste qui parle, là l'élohiste, ou le sacerdotal d'après l'exil, ou bien un emprunt babylonien, ou encore une tradition polythéiste pré-sémitique, et plus tard Qumran, les esséniens, les Gnostiques, que sais-je?...Cela ne répond pas à la question du sens du texte: où nous conduit-il? Pourquoi le Dieu Unique prend-t-il plusieurs voix? Cela ne veut pas dire réduire l'examen critique à l'interprétation anagogique, à l'homélie édifiante, car loin d'être un problème d'interprétation, je pense que la compréhension d'un texte n'a lieu que quand il n'y a plus d'interprétation possible mais une personne devant vous, comme l'icône que l'on lit...Là, il y a lecture qui fait appel à toute notre intelligence, toute notre sensibilité; le reste, c'est du collage mental, reconstruction laborieuse des sources qui ne donnera jamais la Source... X. M. -Là, tu y vas fort! Je pense que c'est faire une mauvaise opposition que de mettre d'un côté comprendre et de l'autre reconstruire. Je parlerais plutôt de ``rencontre''. Mettons un instant de côté l'Écriture et prenons un texte profane, par exemple, l'Ajax de Sophocle: j'ai lu sur Sophocle des tas de commentaires; il y a les ``metteurs en scène'', ceux qui nous parlent des problèmes de la condition humaine, de la déchéance du héros, de l'homme face à la mort, de l'éternel problème de l'éphémère et de l'éternité etc...c'est très beau mais ça ne nous explique pas ce personnage d'Ajax; commençons tout bonnement par regarder ce que dit précisément le texte, et même ce qu'il veut dire. Tentons de reconstruire les circuits de production du sens, en situant dans une civilisation, dans une histoire, dans un fonctionnement culturel, dans les règles d'un genre littéraire précis etc. C'est en quelque sorte essayer de pouvoir comprendre le texte comme si on rencontrait un homme de ce temps; c'est cela qui donne sens au texte. D. J. -Pour aller dans ton sens, de mon côté, j'ai lu un peu récemment sur la notion d'alliance. Pour le mot ``berît'' en hébreux, un auteur me donne quatre sens différents mais qui se touchent, ``manger'', ``choisir'', ``lien'' et le mot akkadien qui veut dire ``entre'' dans l'expression ``sacrifier un animal entre untel et untel''; il me donne toutes les références, les occurences, les variantes, et passe à la suite. Voilà du collage mental, je n'ai pas dit que c'est inutile, mais c'est le niveau du déchiffrage qui me donne l'illusion de reconnaître du connu; je préfère un travail aussi savant comme celui de P.Beauchamp qui par contre prend des risques, ne donne pas justifications pour tout mais tente une lecture en reconstruisant, si l'on veut, une anthropologie, non pas objectivée mais comme effet du texte, le monde de l'alliance hébraïque, irréductible à nos catégories.
La question qui se pose maintenant c'est de comprendre pourquoi une telle connaissance ou compréhension par sympathie reste forcément limitée. X. M. -Justement, je ne parlerais pas de compréhension comme si l'on se mettait dans la conscience d'Ajax. La sympathie est une illusion, elle fait comme si nous pouvions nous mettre sur le même plan qu'Ajax (comme les structuralistes qui mettent dans la même case un mythe d'Amérique du Nord et un d'Océanie). C'est précisément parce que je peux penser ce qui me sépare de lui que je le ``rencontre'', c'est cela ma démarche de lecteur exégétique. toute mon expérience de lecture d'Ajax est fondée et non pas limitée par cet écart. Mais la question que je te poserais à mon tour, c'est de savoir si tu reconnais encore un statut particulier à la Bible? Moi je réponds que si ce texte nous parle, c'est que c'est le Christ. Autrement dit, ce n'est pas comme texte mais comme Verbe que la Bible prend sens; certes le Verbe s'est inscrit dans le texte mais pas sous le mode du texte. Ce n'est pas le texte lui-même et en soi qui est présence de Dieu, c'est le texte et son énonciation, le fait que le texte est Parole de Dieu, donnée explicitement par Dieu à l'homme avec une promesse de salut. J'aurais tendance à penser de plus en plus qu'il est faut de considérer le texte de la Bible comme possédant une force de salut en soi -car ce texte est après un texte comme les autres. Mais c'est que la Grâce utilise le texte biblique de façon privilégiée, de la même façon que fonctionne ce que j'ai appelé l'image, comme une donnée positive, faisant appel à une expérience du lecteur, à une résonance en lui de l'image, à un creusement d'une profondeur qui est déjà plus que le texte, qui est déjà la Grâce, la relation absolument directe et immédiate de la foi (au sens luthérien). D'ailleurs, je suis passé moi-même comme je le disais d'une écriture conceptuelle, qui tentait de montrer quelque chose de précis extérieur à moi et au lecteur, à des articles de spiritualité, à des poèmes, c'est-à-dire à une confiance faite à l'image surgie de mon intériorité et appelant l'intériorité du lecteur, jusqu`à l'image incarnée sur scène... C'est en sens que je pense que l'exégèse est porteuse d'une positivité qui est précisément de considérer le texte comme image, c'est-à-dire un donné sur lequel elle peut exercer un travail analogue à celui de nos sens atteints par une image: rechercher le décor, l'entrée en scène, la manière d'apparaître: observer l'apparition du Verbe, dans une communion au langage (et à l'humanité); l'herméneutique, de son côté, tend toujours à prendre le texte comme ``prétexte'' à la construction d'un sens. D. J. -Il faudra revenir sur cet hommage involontaire que tu fais à la représentation hégelienne, la Darstellung comme entrée en scène de l'absolu selon la traduction d'un père jésuite...Pour revenir à la question de la Bible, je laisserais la question ouverte: dans quelle mesure le christianisme qui n'est pas une religion du livre mais de la Parole peut reprendre la tradition hébraïque qui voit dans la Bible le texte archétype des textes à venir, même si ses marges, ses blancs et toute la tradition du Livre brûlé implique une ouverture à l'universalité des livres à venir, incirconscrits textuellement. De là se comprend en effet l'acte de lire comme un acte consacré, même hors liturgie. D'où la possibilité de voir en l'herméneutique l'héritière de ce travail de l'Esprit herméneute qui s'attache à la compréhension du Verbe depuis le baptême au Jourdain, le chemin d'Emmaüs et l'envoi de la communauté d'après Pentecôte.



X. M. -Il convient, après toutes ses pages, de conclure, quoi qu'il soit arrivé. Notre conclusion n'est donc ni une ``arrivée au même endroit" (une con-currence) ni une concurrence (au sens cette fois de compétition) à qui conclura, à qui aura le dernier mot. Simplement nous terminons ensemble, après avoir cheminé ensemble (en synode).
Le lecteur aura compris que je lui proposais de préférer l'image au concept. J'aimerai en tirer les conséquences, au risque d'être critique envers moi même -mais déjà l'humour marque la distance. Je privilégierais donc le rêve face à la pensée? Je substitue à cette opposition qui disqualifie mon parti, une autre opposition, qui a son risque, et qui est peut-être scandaleuse: préférer les sens au sens (il y a quelque chose de sensualiste là-dedans), goûter à comprendre. De même, dans l'approche exégétique telle que j'ai voulu la définir, ce qui m'attire, c'est le sens du concret. Voilà qui ne sera pas sans rassurer quelques uns sur le fondement de mon expérience spirituelle, puisque ce mot, sentir, est d'une récurrence essentielle chez un certain saint. Derrière tout cela, il y aurait comme ce slogan, que je propose de retenir: connaître Dieu, c'est l'éprouver.
D. J. -Alors de mon côté, mes dernières paroles seront: comprendre Dieu, c'est se laisser comprendre par lui.

D.J et X.M



Article paru dans Sénevé


Retour à la page principale