Debout, les damnés de la terre !

L'enfer ressuscité

Élise Gillon


"L'heure vient où tous ceux qui sont dans les tombeaux entendront Sa voix, et ils sortiront : ceux qui auront fait le bien, pour une résurrection de vie ; ceux qui auront mal agi, pour une résurrection de jugement." Jean 5, 28-29


On peut être amusé des représentations médiévales de l'enfer, telles que nous les offrent les portails des églises que les sculpteurs se sont plu à couronner d'un Jugement dernier ; on peut aussi s'en irriter : que signifient ces petits hommes nus lacérés par les griffes d'effroyables démons, déchiquetés à belles dents, hurlant dans l'huile de friture ? Quel rapport avec la peine du dam, peine spirituelle inconcevable1, privation de Dieu, éternelle incapacité d'aimer ? Ne s'agit-il pas d'abord de frapper l'imagination du peuple, d'effrayer les fidèles afin d'asseoir le pouvoir des clercs ? Ces images ne risquent-elles pas d'occulter le sens véritable du drame qui se noue pour chacun dans la rencontre ultime avec son Seigneur ? De fait, il est difficile de comprendre cette conception de l'enfer sans se référer à son fondement théologique, la résurrection des damnés, telle que l'expose par exemple saint Augustin aux derniers livres de la Cité de Dieu2.


"L'Éternel jugera et les corps et les âmes." Au jugement dernier ressusciteront tous les hommes : tel est le sens que saint Augustin donne au discours de Jésus, au chapitre 5 de l'Évangile selon saint Jean. "L'heure vient où tous ceux qui sont dans les tombeaux entendront Sa voix, dit-Il en parlant du Fils de l'homme, et ils sortiront ." La mention des tombeaux indique assez qu'il s'agit des cadavres de ceux qui sont morts physiquement, de tous les cadavres ; de même, le verbe "sortir" indique le mouvement physique par lequel les trépassés se meuvent hors de la tombe. Les morts paraissent donc avec leur corps et leur âme devant le tribunal ultime, la personne est jugée tout entière .C'est ce qu'explique Agrippa d'Aubigné au livre VII des Tragiques (vers 327 à 340), en des termes qui font frémir notre sensibilité moderne :


De la mort seconde. Puisque tous les hommes ressuscitent, y compris les damnés, le docteur de la Grâce pense qu'ils sont destinés à ajouter d'épouvantables souffrances physiques à la souffrance morale qui constitue l'essentiel de leur désespoir : voilà l'aboutissement de la promesse de vie pour ceux qui ont refusé de l'entendre ; la résurrection est ce qui permet précisément la torture du corps. Saint Augustin ne croit pas que la peine des damnés puisse être simple et entière privation d'être, total anéantissement dans une seconde mort qui ne laisserait aucun souvenir des pécheurs : l'étang de feu qui symbolise cette seconde mort au livre de l'Apocalypse, chapitre 20, verset 8, est bien celui où "ils seront torturés jour et nuit pour les siècles des siècles." L'idée même de la seconde mort s'inscrit dans une théorie de la double résurrection ; pour parvenir à une résurrection de vie, l'homme doit avoir accédé à une régénération spirituelle durant sa vie terrestre, en écoutant et en suivant le Christ, comme le dit Jésus lui-même au chapitre 5 de l'Évangile de Jean, versets 24 et 25 : "Amen, je vous dis que celui qui écoute ma parole et croit à celui qui m'a envoyé a la vie éternelle et ne vient pas en jugement, mais il est passé de la mort à la vie. Amen, amen, je vous dis que l'heure vient -et c'est maintenant- où les morts entendront la voix du fils de Dieu, et ceux qui l'auront entendue vivront." Les morts dont il est ici question sont les morts spirituels, puisque ni tombeaux ni mouvement physique ne sont cités, puisque c'est maintenant, dès cette vie, que la foi et le baptême opèrent la première résurrection, la résurrection spirituelle. Quand ressusciteront les corps, ceux qui seront déjà ressuscités dans l'âme participeront à la résurrection de vie, la deuxième résurrection6, tandis que les morts spirituels ressusciteront sans revivre7, pour la seconde mort. Deux morts, deux résurrections s'opposent donc radicalement, en un système très rigoureux. "Ceux qui n'appartiennent pas à la Cité de Dieu connaîtront au contraire un malheur éternel, qu'on appelle aussi deuxième mort, parce qu'on ne peut pas dire que l'âme vive quand elle est séparée de la vie de Dieu, pas plus que le corps soumis à d'éternelles souffrances ; et ce qui rendra plus cruelle cette deuxième mort, c'est que la mort n'y pourra mettre fin." (Cité de Dieu, XIX, XXV)


"Leur ver ne mourra pas et leur feu ne s'éteindra pas." (Isaïe 66, 24) Le corps retrouvé des damnés n'est donc pas gage de plénitude comme le corps des saints, qui ont accepté de se recevoir de Dieu, mais perpétuelle indigence. En effet, saint Augustin comprend le sort des damnés comme l'envers exact du sort des bienheureux : ceux-ci jouiront d'une paix sans bornes, ceux-là doivent donc logiquement soutenir une guerre incessante8. Cette guerre opposera la volonté à la passion et la passion à la volonté, c'est-à-dire que l'élan intime de la personne se heurtera à ce qu'elle devra subir dans son âme et dans son corps, sans que la victoire de l'une ou de l'autre puisse jamais décider de la paix. C'est pourquoi saint Augustin imagine la chair des damnés comme une monstrueuse réalité à la fois vigoureuse et corruptible, de façon que la violence de la douleur lutte sans fin avec la nature propre du corps, sans qu'aucune des deux cède jamais : la corruption qui provoque la douleur ne l'emporte jamais en détruisant le corps par la mort ; la santé déficiente du corps ne résorbe jamais totalement la douleur. On peut parler de corruptible incorruptibilité. Cette perpétuelle reviviscence d'une chair condamnée est peinte par Agrippa d'Aubigné aux vers 1027 à 1030 du livre VII des Tragiques :

Cette vision insupportable doit révulser9 le lecteur10 autant que moi11 ; d'autant que saint Augustin ne promet pas l'enfer à une petite minorité d'incroyables endurcis, mais à la plupart des hommes12 : en toute justice, nous avons tous mérité l'enfer à cause du péché originel, et seule la miséricorde de Dieu peut nous sauver dans le Christ. L'enfer reste le sort de la grande majorité des hommes, d'après notre saint docteur, pour que soit bien manifeste que c'était notre destinée à tous. Je ne m'étendrai pas sur cette argumentation que je ne parviens pas à trouver compatible avec l'infini de la Miséricorde, mais je donnerai la raison pour laquelle saint Augustin affirme que l'enfer ne peut du moins être vide éternellement: "Si tous étaient transférés des ténèbres à la Lumière, le châtiment vraiment mérité ne serait manifesté en personne." (Cité de Dieu, XXI, XII) Reste à savoir en qui s'est manifesté ce châtiment.

Puisque cet article n'est qu'un prétexte à citer des vers d'Agrippa d'Aubigné, je lui laisserai la fin de l'histoire, avec les vers 991 à 1003, puis 1009 à 1021 du livre VII des Tragiques

É.G.


Article paru dans Sénevé


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