Loin d'être une relique desséchée (Harnack) ou une affaire
liquidée (Bultmann), la descente aux Enfers se présente comme un
article central du Credo, puisqu'il touche aussi bien au mystère
de l'Incarnation (c'est le Christ en personne qui est descendu aux
Enfers, et non simplement son âme, et il a vécu jusqu'au bout la
condition humaine), qu'à celui de la Rédemption (il a fallu que le
Christ aille jusqu'aux confins de la mort pour nous sauver en faisant
à notre place l'expérience de la solitude absolue) et de la Trinité
(l'expérience du Samedi Saint instaure un espacement 1, un
écartèlement entre le Père et le Fils). Cet article du Credo
permet en même temps une réflexion plus existentielle sur le rapport
de l'homme à un Dieu qui, le Samedi Saint, reste silencieux et paraît
absent.
Je me propose, après avoir rapidement relevé les principales sources
scripturaires mentionnant la descente aux Enfers, de me pencher sur
l'interprétation liturgique qui peut être faite de cet article du
Credo puis sur sa dimension existentielle. A chacun ensuite de
méditer sur cet événement, à l'aide, pourquoi pas, des nombreuses
représentations picturales qu'il a inspirées et que Ludmila se fera un
plaisir de vous faire découvrir.
Un dogme facilement accepté mais aux sources problématiques
Le dogme de la descente aux Enfers a été facilement accueilli par les
premiers Chrétiens et a fait tout de suite l'objet d'une croyance
commune, malgré les attaques de plusieurs générations de théologiens
dont je tairai pudiquement les noms pour ne pas faire de cet article
un roman-fleuve. Bien que le terme d'Enfers ait changé de sens
après la Résurrection du Christ et n'ait plus signifié le simple lieu
de séjour des morts (shéol, hadès) mais la seconde mort de
l'Apocalypse, c'est-à-dire non plus un lieu, mais l'état dans
lequel se met celui qui refuse l'amour et la miséricorde de Dieu, son
rattachement direct à la tradition des Ecritures, et en particulier à
de nombreuses mentions du shéol dans l'AT, a contribué à l'ancrer
solidement dans la foi des premières communautés.
Les prophéties de l'AT insistent davantage sur la remontées depuis le
Shéol que sur la descente. Ainsi en Ps 30, 4 et Ps 49, 16:
Seigneur, tu as tiré mon âme du Shéol,
me ranimant d'entre ceux qui descendent à la fosse.
Mais Dieu rachètera mon âme
des griffes du Shéol et me prendra.
La descente aux Enfers est comprise dans Os 13, 14 comme une libération et une rédemption:
Et je les libèrerais du pouvoir du Shéol?
De la mort je les rachèterais?
Où est ta peste, ô Mort?
Où est ta contagion, ô Shéol?
Si les mentions dans l'AT sont nombreuses et univoques (cf par exemple Ps 86, 13; Ps 139, 8; Ps 107, 16...), celles du NT sont plus rares et firent l'objet d'interprétations diverses et variées. Citons Rm 10, 6, qui ne fait pas de la descente l'objet principal de son discours2, Col 2, 153 ou Ep 4, 9-104,qui a suscité bien des débats pour savoir si les régions inférieures renvoyaient à l'abaissement de l'Incarnation auquel répondait alors l'ascension interprétée comme une glorification ou renvoyaient au passage réel du Christ d'un lieu à un autre.
Les textes décisifs sont cependant à chercher dans les Actes et chez
Pierre. Ainsi en Ac 2, 24, Pierre, énonçant le kérygme de la foi
chrétienne, proclame:...mais Dieu l'a ressuscité, le délivrant des
douleurs de la mort, car il n'était pas possible que la mort le
retienne en son pouvoir. Pierre reprend les prophéties de David pour
les appliquer au Christ: ...il n'a pas été abandonné au séjour des
morts et sa chair n'a pas connu la décomposition. Les passages de 1P
3, 19 et 4, 6, qui mentionnent l'oeuvre accomplie par le Christ aux
Enfers, sont plus obscurs et restent controversés. L'interprétation
traditionnelle y voit une oeuvre de prédication et de rédemption:
...c'est alors qu'il est allé prêcher même aux esprits en prison,
aux rebelles d'autrefois...C'est pour cela [le jugement] en effet, que
même aux morts la bonne nouvelle a été annoncée, afin que, jugés selon
les hommes dans la chair, ils vivent selon Dieu dans l'Esprit. Mais
l'exégèse contemporaine remet en question le rôle actif du Christ aux
Enfers, se référant par exemple à l'Hénoch éthiopien (un apocryphe
intertestamentaire) où c'est le Christ ressuscité qui s'adresse aux
morts. Il n'y aurait pas alors d'action rédemptrice du Chrsit au
royaume des morts entre le moment de sa mort et celui de sa
résurrection. Certains théologiens ont pu voir dans ces passages de
Pierre une pensée de justice (on ne peut être jugé avant d'avoir été
évangélisé) et de charité (on ne peut refuser à quiconque la Bonne
Nouvelle).
Une "espérance plus large"?
Je passe rapidement sur les différentes interprétations qui ont été
faites de ce moment primordial de la descente aux Enfers. Elles
oscillent entre deux grandes tendances: l'interprétation spirituelle
qui voit dans la descente aux Enfers un triomphe sur les forces du
mal, et celle qui en fait un moment privilégié de la prédication du
salut. La scolastique, face à une croyance solidement ancrée, n'a pas
eu besoin de prouver le dogme, et a donc cherché à l'expliquer. Le
XVIe siècle en revanche, l'a violemment remis en cause. Interpolation
pour Erasme, métaphore de la tristesse, de la lutte et des souffrances
du Christ pour Calvin, sépulture du Christ pour Bèze, charité du
Christ pour les pécheurs ou métaphore des douleurs de la mort
éternelle souffertes par le Rédempteur... les mouvements de réforme,
catholiques et protestants, ont su cependant souligner et s'approprier
l'essentiel du dogme, à savoir la victoire du Christ sur la mort.
Les rationnalistes et les modernistes font, eux, de la descente aux
Enfers un produit variable du sentiment religieux pour en arriver à ce
que la théologie anglaise contemporaine qualifie d'espérance plus
large, celle d'un salut qui serait offert à tous les hommes
(l'espérance tenant lieu et place de certitude).
Retenons que le Christ est descendu au shéol pour en arracher les âmes
des justes de l'AT; que sa descente aux Enfers signifie sa victoire
sur les puissances du mal; que Jésus, dans sa mort-résurrection, est
le sauveur de (pour) tous les hommes dans (hors de ) toutes les
situations d'épreuve. Il est même allé plus profond que l'enfer
5.Comme le dit Paul, le Christ est mort pour revenir à la vie et
être le seigneur des morts et des vivants (Rm 14,9).
Une liturgie du silence: la séparation du Père et du Fils
La descente aux Enfers du Christ renvoie bien sûr au Samedi Saint, et peut susciter une réflexion liturgique très riche, dont je me contenterai de proposer quelques éléments susceptibles d'étayer une méditation personnelle.
La liturgie du Samedi Saint est une liturgie du dépouillement, de la
nudité, du silence. Le Samedi Saint est en effet le jour de l'absence
de Dieu; Dieu ne répond plus, le Christ est mort. Le Samedi Saint est
un jour de douleur et de recueillement. Comme le souligne Balthasar,
Le Samedi Saint, l'Eglise est plutôt invitée à un accompagnement à
distance. 6 La façon populaire de vivre ce temps d'absence
consistait souvent en une contemplation de Marie comme Mater dolorosa
et Dame de la solitude. Ceux d'entre nous qui ont participé à la
retraite de Pâques à Saint-Thierry ont peut-être fait l'expérience,
assez décapante, d'une journée entière de silence, de jeûne et de
solitude. L'Eglise invite chaque chrétien à revivre, à sa manière, la
mort du Christ et la séparation d'avec son Père. Il est descendu aux
Enfers signifie d'abord que le Christ a été mort 7: entre le
Vendredi Saint et Pâques, qu'il a connu la mort comme les autres
hommes. Balthasar précise bien 8 que l'expression est descendu
ne convient pas à l'état de passivité absolue qu'implique la mort,
abandon de toute activité spontanée (...), état où la sommation de
l'activité vitale est achevée. Le dogme ne contient pas une
descente, mais un être avec les morts ou un aller avec les
morts.9. Si le Christ a vécu jusqu'au bout la condition
humaine, s'il s'en est fait solidaire jusqu'à rn mourir, c'est parce
qu'il a accepté d'être solitiare comme et avec les autres.
L'Esprit exclu de l'enfer
Si la mort est solitude, l'enfer est une solitude où l'amour ne
pourrait plus entrer. L'enfer est, selon le cardinal Ratzinger10,
la peur totale, la solitude absolue où aucune parole ne pourrait plus
pénétrer pour la transformer. Par sa descente aux Enfers, le Christ a
franchi la porte de notre ultime solitude. Là où aucune parole ne peut
plus nous atteindre, Lui est là. La Rédemption prend alors le visage
de l'amour sauveur qui libère de la peur inscrite au coeur de chaque
être humain, c'est-à-dire le visage de l'amour faisant accéder à la
divinité. La liturgie du Samedi Saint nous invite à méditer la
passivité du Christ (contrairement à la Passion où le Christ fait
l'expérience subjective et active de la souffrance); le Christ
contemple la pure substantialité de l'enfer constitué par le péché
en soi, l'auto-consomption du mal pur11. L'enfer apparaît alors,
selon Balthasar, comme le produit de la Rédemption. En même temps que
le Christ fait apparaître le Mal qui n'avait jusqu'alors pas de figure
particulière, il fait de l'enfer un lieu christologique dont il est le
maître.
Cette passivité peut être rapprochée de l'obéissance absolue dont
témoigne Jésus à son Père et qui nous est également demandée à nous
. Non pas ce que je veux, mais ce que tu veux. Cette obéissance a
conduit le Christ à prendre toute la mesure de ce qui est contraire à
Dieu, de tout l'objet du jugement eschatologique divin. Le Fils doit
aller aux Enfers pour y découvrir le domaine réservé du Père. Le Père
a voulu lui faire prendre part à son activité de Créateur: en
l'envoyant inspecter ce qui était imparfait et chaotique, il lui a
permis de faire passer les ténèbres dans son domaine, de transformer
la prison en chemin 12. Le Christ participe alors à la création
divine en fondant avec les hommes une nouvelle Alliance salvatrice.
L'obéissance de Jésus à son Père est pour nous un signe manifeste de
l'amour trinitaire, parce qu'elle nous découvre une dimension
d'abandon (Dieu abandonne son fils à la mort) déjà présente dans la
Trinité et visible dans la liturgie du Samedi Saint: la dimension du
dépouillement de Dieu, de sa kénose. Cet abandon se marque par un
espacement entre le Père et le Fils: l'Esprit renonce à être
l'effusion surabondante de l'amour entre eux, puisque le Fils rend
l'esprit (Jn 19, 30), qui est communion entre le Père et le
Fils. L'enfer devient le lieu d'où l'Esprit est totalement exclu, où
il n'y a pas de "nous" prononcé par le Père et le Fils. Sans aller
jusqu'à soutenir 13 qu'au jour du Samedi Saint il n'y a que le
Jésus "historique" et non le Christ, qui possède le don de l'Esprit,
il faut dire avec Balthasar que dans la descente aux Enfers, l'Esprit
ne maintient le "nous" de la relation Père-Fils que sous une forme
éclatée, jusqu'à la Résurrection.
Détruire l'image que nous avons de Dieu
Le P. J . Ratzinger propose de vivre le temps liturgique du Samedi
Saint comme un événement particulièrement représentatif du XXe siècle,
qui proclame la "mort de Dieu". La descente du Christ aux Enfers,
signe du silence et de l'absence de Dieu, n'est cependant en rien
prétexte à la désespérance. Nous sommes comme les disciples d'Emma¸s
(Lc 24, 13-35) qui croient que leur espérance est morte, que le Christ
les a abandonnés, alors que Jésus est au milieu d'eux. Le Samedi Saint
peut être pour nous l'occasion de détruire l'image que nous avons de
Dieu afin de mieux le voir ensuite; l'occasion aussi de prendre
conscience que la Révélation comprend aussi bien la Parole que le
silence, que Dieu est en même temps parole intelligible et principe
mystérieux et muet. Le cri d'agonie de Jésus sur la Croix: Mon Dieu,
mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné? peut être entendu comme un cri
d'adoration jailli des Enfers bien plus qu'un appel à la survie. Cet
appel résonne alors comme la proclamation de l'instauration de la
proximité de Dieu en l'abscence de Dieu.
L'enfer humain: une solitude privée d'amour
Si la descente aux Enfers représente l'absence et le silence apparents
de Dieu, elle renvoie aussi, selon une approche plus existentielle, à
la solitude de l'homme. La descente du Christ aux Enfers parachève sa
participation au destin de l'homme et révèle la Passion comme une
solitude radicale, la vraie solitude de l'homme, la contradiction
fondamentale à la racine de l'être humain qui est seul mais ne peut
vivre seul. L'enfer réside au plus profond de notre être à tous: c'est
la solitude privée d'amour, c'est l'existence exposée, menacée. La
foi affirmée dans le Credo en la descente aux Enfers de Jésus nous
permet alors de croire en la Bonne Nouvelle: la mort qui était l'enfer
(comme solitude absolue privée d'amour) ne l'est plus, parce que
l'amour (le Christ) habite au milieu de la mort, parce que la vie a
pris place dans la mort.
C'est parce que le Christ est descendu aux Enfers qu'il nous est
permis d'espérer que l'enfer (comme état et non comme lieu,
rappelons-le) est vide: Mort, où est ta victoire? (1 Col
5,55). Mais c'est aussi parce que l'enfer nous a été révélé par la
descente du Christ, parce qu'il y a eu résurrection hors de la
mort et de l'enfer, que nous sommes appelés à une insurrection
contre tous les Enfers de cette terre 14. En effet, l'enfer du NT
témoigne pour l'ici-bas du sérieux inconditionnel de l'existence de
Dieu et de l'urgence de la conversion.15.
L'enfer est inconcevable hors de notre vocation à partager la vie divine
C'est ce sérieux inconditionnel de l'existence et de l'amour qui fonde
finalement la possibilité de l'enfer, dont François Varillon qu'il est
la condition sine qua non de la grandeur de notre liberté:
L'enfer, c'est l'état de damnation qui est une éventualité réelle,
mais je ne peux affirmer que c'est une réalité (...). C'est une
souffrance d'abord pour Dieu (...). En dehors de notre vocation à
partager la vie divine, l'enfer est inconcevable. 16. C'est bien
pour cela que le Christ est descendu aux Enfers: qui plus que lui a
vocation à partager la vie divine de son Père et par là à partager
notre condition de créatures divinisables?
C'est la descente aux Enfers, et non l'éventualité de l'enfer, qui
appartient à notre profession de foi. En effet, "croire" (credere
in) a le sens de croire que l'enfer est une possibilité et non
croire en l'enfer. On croit en Dieu dont l'amour ne peut rien
contre l'éventualité de l'enfer. 17. Croire que le Christ est
descendu aux Enfers, c'est donc croire en une personne tri-unitaire
qui a fait l'expérience extrême de la mort pour sauver les hommes,
c'est-à-dire leur donner d'être un jour en pleine communion avec Dieu
Père, Fils et Esprit Saint. La liturgie du Samedi Saint est là pour
nous rappeler l'enjeu existentiel de cet article de foi: le langage de
la descente aux Enfers n'est pas un langage mythologique, mais un
langage symbolique: il s'agit de proposer une lecture de l'existence
humaine et de son sens en fonction de sa proximité ou de son
éloignement par rapport à Dieu 18 .
Article paru dans Sénevé
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