Note sur les illustrations

Ludmilla Barrand


Les illustrations de ce Sénevé ont été empruntées au livre de Jérôme Baschet, Les justices de l'au-delà; Les représentation de l'enfer en France et en Italie (XII-XV siècle) (B.E.F.A.R. 1993).


La plus ancienne proposée ici, une des premières représentations indépendantes de l'enfer en occident, est la mosaïque du revers de façade de Torcello, réalisée à la fin du XI siècle (ill. 1): le registre supérieur montre le rejet des damnés lors du Jugement Dernier. La figure de Satan, caractéristique des représentations byzantines, serre sur son sein l'âme de Judas (ou de l'Antéchrist), et tend calmement le bras en signe d'accueil, faisant ainsi de Satan le pendant d'Abraham. Les six compartiments des registres inférieurs, alternance de noir et de rouge, s'attachent à représenter les peines du séjour infernal: feu, ténèbres morales (les gestes des mains suggèrent aussi la puanteur), eaux glacées (Job 24,19), décomposition, remords, démembrement. Exceptionnelle par son antiquité, cette représentation l'est aussi parce qu'elle choisit d'accentuer l'aspect théologique de l'enfer; à peine peut on reconnaître parmi les damnés un enturbané qui pourrait bien être Mahomet, ainsi qu'un évêque, un roi et quelques barbares.


Du VIII au XII siècles, Torcello excepté, l'enfer est resté cantonné aux manuscrits, où il est le plus souvent symbolisé par une gueule béante crachant des flammes, qui prend des airs de grosse marmite, image empruntée à Job (50,20 et 51, 4-12). Parfois on distingue les deux, comme dans ce manuscrit de la Cité de Dieu conservé à la B.N. (fr. 22912, f. 370, ill. 8), ouvrage luxueux commandé par Charles V. A gauche, la pesée des anges par saint Michel fait écho au texte de saint Augustin, soucieux de justifier le châtiment. Pendant longtemps, en effet, l'enfer est rarement représenté seul; il n'apparaît d'abord dans les Jugements Derniers que pour faire pendant à la porte du Paradis. Aux portails des églises romanes, sous le Christ Juge de la seconde Parousie, la résurrection des morts se passe entre deux portes discrètement placées aux extrémités du linteau. Pas de description de l'Enfer encore, pas de topographie, pas de corps torturés.


Longtemps, la gueule-marmite, signe discret ou exubérant, se plie à l'imagination des artistes sans que ni sa signification ni les textes qu'elle illustre évoluent de manière significative: elle orne psautiers, Apocalypses et Bibles moralisées. Quelques exemples dans ce Sénevé: Ill. 10, célèbre image du psautier de Winchester, Londres, B. L. Cott. Nero, C. IV, 1250 c. Ill. 5, monstre à trois têtes de l'Apocalypse conservée à New-York, Cloisters Museum, 1320 c., ill. 4, diablotin irrespectueux d'un tardif Speculum Salvationis, B.N., lat. 9585, , début XV.


Il faut bien reconnaître que les images de l'enfer, stéréotypées jusqu'à la "renaissance de l'enfer au XII siècle" (J. Baschet), poursuivent par la suite leur développement sans vraiment se nourrir de la réflexion théologique. La création artistique puise à d'autres sources, imagination populaire, légendes, visions. Ainsi, Herrade de Landsberg dessine elle-même la grotte enflammée où elle a vu punies les fautes des "judei", des "armati milites", et les péchés capitaux (ill. 6, l'Hortus Deliciarum, daté de la fin du XII siècle, n'existe plus qu'en fac-similé). Plus tard, les visions de Lazare, de Tyndal, de Thurchill, ou la Divine Comédie inspireront des images de plus en plus détaillées, jusqu'aux manuels de prière du XV et XVI siècles, où la méditation sur chaque péché est accompagnée d'une gravure montrant le supplice promis. Les premières traces de cette tendance sont apparents dans les psautiers, sans doute parce que ceux-ci reflètent les choix de leurs riches et pieux commanditaires (Blanche de Castille, ill. 7, av. 1223, Marguerite de Bourgogne...): les cycles de l'enfer se développent sur 8 à 12 folios, prenant la place des scènes typologiques et des images-signes utilisées auparavant. Les représentations de plus en plus foisonnantes dressent le catalogue des péchés et des supplices, les artistes rivalisent dans l'horrible: un manuscrit tardif de la Cité de Dieu (ill. 3), à rapprocher de l'ill. 8, permet de se faire une idée de cette évolution.


Le même phénomène existe en Italie, lorsque surgissent les premières représentations monumentales de l'enfer de la fin du XIII au XV. Personnalisation des damnés, représentations de plus en plus détaillées des supplices, mise en place d'un enfer "judiciaire" (J. Baschet). Premier jalon, la mosaïque du baptistère Saint Jean à Florence (1270 c, ill. 9), attribuée à Coppo di Marcovaldo. Cet enfer chaotique interrompt l'ordonnance sereine de la coupole, fait tâche noire sur le fond d'or. Vers, grenouilles, serpents, damnés s'entre-dévorent et les corps nus, découpés par le graphisme même du dessin byzantin, deviennent animaux. Sur la gauche, on devine une couronne de roi et un moine Franciscain, éléments de critique sociale qui s'accentueront par la suite. D'autres exemples superbes voient le jour au XIV siècle, sur les murs du cimetière de Pise, dans les chapelles privées des églises Mendiantes de Florence...


Le déclin commence au siècle suivant, car l'enfer ne sut pas s'adapter aux nouveaux médiums de la création artistique, le tableau sur chevalet. Le sujet se raréfie, en même temps qu'il s'imprègne de littérature profane. Ainsi, "L'enfer" de Jacob Isaac Swanenburg (ill. 2, Musée Pomorskoie, Gdansk) met en scène la traversée du Styx par la barque de Charron. A l'inspiration de Dante s'ajoute celle du théâtre.


Nous avons gardé pour la fin la descente du Christ aux Enfers (ill. de couverture) d'un psautier de la seconde moitié du XII siècle (Paris, Bibliothèque de l'Arsenal, 604). Là encore, les artistes ont souvent été prudents, se contentant de reproduire le schéma byzantin, où l'on voit le Christ fouler aux pieds les portes fracassées de l'Enfer. En Italie, un petit diable écrasé gigote souvent sous les pieds du Christ, devant le peuple disparate de l'enfer. En France, la grotte italienne est remplacée par la gueule des enfers: dans tous les cas, l'image ne permet pas de distinguer quelles âmes le Christ est venu chercher.L'image choisie est remarquable par la sobriétè avec laquelle l'enfer est représentée, l'accent étant mis au contraire sur le geste du Christ en réponse à celui des petites figures suppliantes.

L.B.


Article paru dans Sénevé


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