"Le mal peut bien pénétrer dans notre petite vie en détail, sans que nous en soyons incommodés ; au lieu que d'y introduire la notion surnaturelle et universelle du mal risque de la bouleverser de fond en comble."
Georges Bernanos.
Conférence de Bruxelles.
Essais et écrits de combat.
La question de l'enfer n'est pas une question annexe, un satellite de
notre Foi, que l'on pourrait se contenter d'évoquer en passant, les
soirs de déprime spirituelle. Sans doute le problème de l'enfer met-il
le chrétien mal à l'aise et soulève-t-il de nombreuses difficultés ;
mais c'est cette difficulté même qui en détermine la place essentielle
dans l'organisation de notre vie spirituelle : l'enfer est un mystère,
certes négatif, mais qui met à l'épreuve, par le regard que l'on pose
sur lui, la teneur et la qualité de notre foi. Dès maintenant je
mentionnerai deux positions sur l'enfer qui me semblent aboutir à des
impasses et bloquer toute possibilité de réflexion théologique. La
première consiste à affirmer que l'enfer est une fiction, et que
ce thème n'apparaît dans les Evangiles que comme un rappel à l'ordre,
une sorte de figure rhétorique qui n'aurait d'autre fonction que
d'appeler à une conversion immédiate afin d'éviter des châtiments
éternels. Comme on le verra si l'enfer n'est que fictif, la Passion du
Christ se trouve vidée de tout sens, et on pourrait faire l'économie
du samedi - pendant lequel selon l'enseignement de l'Eglise "le Christ
est descendu aux Enfers"- dans l'enchaînement des jours
saints. L'affirmation de l'enfer est constitutive de l'identité
chrétienne : elle seule permet de comprendre en profondeur la réalité
du salut apporté par le Christ ; c'est elle aussi qui ouvre pour
ainsi dire en creux, en négatif l'espace de l'Espérance. Mais l'autre
écueil à éviter est de soutenir que l'enfer est une réalité :
tout d'abord, je vais tenter de le montrer, il n'est pas possible de
projeter immédiatement nos catégories d'existence sur un tel lieu ;
il est nécessaire pour aborder un tel mystère de nous dépouiller de
ces catégories et de le définir tout d'abord comme une irréalité. Car
soutenir à toute force la réalité positive de l'enfer ne peut qu'avoir
des conséquences négatives sur notre vie de foi : la certitude de
l'enfer donne une vision fermée, dichotomique de l'humanité - et,
comme le dit Balthasar affirmer avec une ferme assurance la réalité de
la damnation revient bien souvent à s'exclure d'une telle réalité :
"l'enfer c'est pour les autres"- cette certitude aboutit elle aussi à
ruiner l'esprit d'Espérance.
La logique de l'Amour et la question de l'existence de l'enfer
Mais alors si l'enfer ne constitue ni une réalité ni une fiction
peut-on tenir un discours à son propos? L'enfer est-il pensable? Il
convient d'opérer un écart, un déplacement de la pensée pour aborder
le problème posé par l'enfer : celui-ci dans l'immédiateté de son
apparaître à l'intelligence se présente non comme une réalité
déterminable dans des catégories telles que celles qui nous permettent
de comprendre le monde, mais comme un mystère, au sens plein,
c'est-à-dire théologique de ce terme. Un premier élément de réponse
apparaît donc par rapport à la question posée dans le titre : oui
l'enfer est théologique au sens où il contraint la pensée à se tenir
en retrait, à l'écart par rapport à l'immédiateté de son rapport au
monde, et où il se présente comme un objet nécessaire de pensée sans
pourtant que l'intelligence puisse parfaitement le comprendre. Mais
n'allons pas trop vite : l'enfer ne peut être pleinement théo-logique
que s'il entre dans la logique même de Dieu, c'est-à-dire dans la
logique de l'Amour ; or, l'Epître de Jean affirme : "Dieu est
Lumière, en Lui point de ténèbres. (...) Si nous disons que nous
sommes en communion avec lui alors que nous marchons dans les
ténèbres, nous mentons."(Ep. Jn. 1, 5-6 ; 2,8). La logique de l'amour
de Dieu se manifeste dans la Lumière ; l'illogique qui règne en enfer
demeure dissimulée dans la ténèbre. On ne peut même pas parler de deux
logiques opposées, celle de Dieu et celle du Mal, il ne s'agit pas ici
d'un dualisme d'opposition, mais bien plutôt d'un contraste entre la
Vie en Dieu et son absence ou sa négation. L'enfer n'entre donc pas
dans la logique de Dieu : il ne fonde son efficace que dans la
négation de cette logique ou pour mieux dire de sa subversion. Le lieu
proprement anti-théologique de l'enfer est l'irraison de absence de
Dieu, c'est-à-dire de l'absence d'Amour.
Dès lors, on peut dire qu'en un certain sens l'enfer n'existe
pas : exister, c'est entrer en relation avec l'Autre, l'existence est
principe d'ouverture, de rencontre de ce, mais surtout de Celui qui
vient. Or, l'enfer se clôt sur son propre principe de négation, il
étouffe en lui. Tout espace d'altérité se trouve en lui détruit, il
est un lieu sans distance, sans dimension. La personne dans l'enfer
n'est pas seule- car la solitude peut être justement ouverture de cet
espace d'altérité, de rencontre : ainsi Jésus rencontre son père dans
la solitude de la prière (Mc 1, 35)- mais elle est isolée, centrée et
fascinée par soi, envahie par l'angoisse que cette fascination
procure, désespérée. C'est donc bien cette non-existence de l'enfer
qui constitue sa menace la plus radicale, qui est le signe ultime de
sa puissance : l'enfer en n'existant pas, en ruinant toute relation
inter-personnelle, se fait oublier, il revêt le masque du néant. Que
l'enfer n'existe pas- du moins au sens où on peut comprendre
l'existence intra-mondaine- ne signifie donc pas que nous bénéficions
d'un non-lieu pour nos petites lâchetés quotidiennes, pour nos
absences d'amour ; mais cela veut dire que nous risquons peu à peu
d'être envahis, grignotés par cette inexistence. En définitive,
l'inexistence de l'enfer n'est pas un néant, mais une négation : ce
n'est pas le vide qui attend notre péché au-delà de la mort, mais le
refus désespéré de l'Amour qui nous est offert.
La dynamique trinitaire à la rencontre de l'enfer Le fait que l'enfer soit illogique par rapport à une théologie de l'Amour offert ne signifie pas pour autant que Dieu ne fasse pas l'épreuve de cette irraison et de ce refus. S'il n'y avait qu'une opposition externe, figée entre l'ombre et la Lumière, entre l'Amour et le refus, alors dans une certaine mesure l'enfer aurait remporté la victoire : car amoindrir l'Absolu d'amour, poser une limite à l'Infini, n'est-ce pas déjà le faire vaciller dans son essence, le toucher au coeur? Mais Dieu n'abandonne pas le péché à son irréalité, à son désespoir, à son isolement. La logique de l'Amour va jusqu'à assumer, à porter en elle l'illogique du refus : la lumière du Christ "pénètre les ténèbres et l'ombre de la mort" (Hb 1,40). Cette assomption de la ténèbre se fait dans l'abandon incompréhensible de la croix : son Fils, "Dieu l'a fait péché pour nous" (2Cor.5,21). Il ne s'agit donc plus ici d'une lutte entre les ténèbres et la Lumière, ou même d'une pénétration extérieure de la lumière dans les ténèbres, mais il s'agit de comprendre comment la lumière elle-même se fait ténèbre. Or ce dépouillement absolu du Fils ne s'achève pas le vendredi saint au moment où il endure historiquement le mal humain sur la croix : c'est dans la descente aux Enfers, le samedi, que s'accomplit jusqu'à son extrême limite l'assomption du mal par la liberté obéissante du Christ. Il renonce ainsi non seulement à sa part de divinité, mais aussi à sa condition humaine d' image du Père, il atteint le point limite où l'homme lui-même, prisonnier du désespoir infernal, se trouve destitué de son humanité, c'est-à-dire de ce qui le rattache à l'Amour du Père. Or, le paradoxe est que c'est dans cette épreuve radicale de l'enfer que le Christ révèle en plénitude l'essence de Dieu. Car l'Amour divin, alors même que l'on se situe à l'intérieur de l'économie trinitaire, se définit par cet abandon et ce renoncement qui sont la forme absolue de l' ouverture et de l' accueil de l'Autre ; en ce sens Balthasar écrit : «abandonner le Fils pour le Père et se laisser abandonner par le Père pour le Fils, les deux mouvements sont situés dans l'unité et l'accord du conseil trinitaire » (Pneuma und Institution ). La filiation, défigurée, éclatée dans l'épreuve de l'enfer, n'est pas pour autant réduite à néant : car cette forme maximale de la distance est la figure authentique de l'Amour. De même l'Esprit, qui est proprement ce lien, cette dynamique qui va du Père au Fils et du Fils au Père, en renonçant totalement à lui-même dans l'abandon du Samedi saint, ne fait que se révéler ainsi dans sa pleine vérité. L'obscurcissement de la Lumière se manifeste donc ultimement comme le dévoilement de la source, du principe de toute lumière. L'anti-théo-logie de l'enfer devient alors lieu négatif de révélation de la Gloire de Dieu : l'enfer est bien ce mystère en creux à l'épreuve duquel le Mystère trinitaire se dévoile, s'approfondit et par lequel l'économie trinitaire devient économie du Salut.
Jugement et Espérance On ne peut en effet comprendre le mystère négatif de l'enfer que si on l'éclaire d'une méditation sur le salut offert à tout homme. Par sa Résurrection le Christ met fin au règne du définitif, du refus sans retour. La liberté du Fils obéissant jusqu'à la mort opère à la racine la conversion et la régénération de la liberté infernale, pervertie et tordue en quelque sorte sur elle-même. La liberté de Jésus-Christ prend la figure paradoxale de l'obéissance jusqu'à la Croix : elle débouche sur le triomphe de l'Amour. La liberté diabolique prend le masque d'une indépendance souveraine : elle s'achève dans le désespoir infernal. Cette seconde liberté est proprement ce qui nous juge, elle est en elle-même la sentence face à la réalité d'Amour qui vient à nous. Mais ce jugement n'est pas abandonné à son isolement ; il est remis en question par la liberté du Christ qui, pour ainsi dire, fait Appel : « Maintenant le prince de ce monde va être jeté dehors ; et moi, élevé de terre, j'attirerai tous les hommes à moi »(Jn 12, 21-32). La profondeur de l'enfer est à la mesure de l'immensité de l'Amour de Dieu que cet enfer renie ; mais l'Espérance en un salut pour tous doit aussi s'élargir aux dimensions de cet Amour.
Article paru dans Sénevé
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