Descente aux Enfers

Olivier Legendre


L'équipe de rédaction et les lecteurs les plus méritants du Sénevé intitulé Miracle ! se rappelleront peut-être le petit récit de l'intervention inopinée de la Vierge Marie en faveur d'un moine quelque peu éméché, qui sauva celui-ci du diable. Le récit qui va suivre est issu de la même source, un recueil monastique d'histoires édifiantes du XIIe siècle. Je laisserai sans commentaire ma mauvaise traduction, l'état des lieux auquel procède le narrateur parle de lui même, et nous fournit une vision haute en couleur de cet enfer qui est devenu si évanescent aujourd'hui -ne le regrettons pas trop- et qui était pour le croyant du XIIe siècle une réalité beaucoup plus proche et concrète.


Bref résumé des épisodes précédents
Un chevalier irlandais, nommé Tnugdal, tombe raide mort au cours d'un repas. Son âme est recueillie par un ange qui lui explique qu'il est autorisé à regagner son corps pour s'amender, après avoir éprouvé quelques-uns des supplices que mérite sa vie passée. Passons sur la visite douloureuse du purgatoire, dans lequel notre héros malheureux subit quelques supplices raffinés qui feraient pâlir le curé de Cucugnan, et suivons l'âme et l'ange dans leur descente aux Enfers.


La descente aux Enfers
Tandis que, tout en discutant, ils cheminaient ensemble, les voilà soudain environnés par une horreur et un froid intolérable, une puanteur inégalée jusqu'alors, des ténèbres sans comparaison avec les précédentes, et l'âme se sentit envahie par la peur et l'angoisse, au point qu'il lui semblait que tous les fondements de la terre tremblaient, et qu'elle fut forcée de dire à l'ange qui la précédait : " Malheur à moi, seigneur, pourquoi ai-je du mal à tenir debout ? Je suis tellement bouleversée, que je n'ai même plus assez de présence d'esprit pour parler. " Et tandis que sans bouger elle attendait la réponse de l'ange, car sa peur trop intense ne lui laissait plus le loisir de se mouvoir, l'ange disparut soudain à ses yeux. Se voyant alors bien plus bas que tous les pécheurs qu'elle avait vu jusqu'alors, et privée de sa lumière consolatrice, pouvait-elle ne pas désespérer de la miséricorde de Dieu ? Il n'y avait en effet, comme le dit Salomon, ni sagesse, ni savoir, dans les Enfers où elle se hâtait, et nul conseil possible, puisque l'aide de Dieu lui faisait défaut. Après quelque instants, seule dans ces si grands dangers, elle entendit les cris et les hurlements d'une énorme foule, ainsi qu'un vacarme si horrible que notre pauvre intelligence ne fut pas plus à même de le saisir, que sa langue, à ce qu'elle en disait, ne pouvait le raconter.


Le fond de l'enfer
Regardant autour d'elle pour savoir si elle pouvait voir, d'une façon ou d'une autre, d'où venait tout cela, elle vit une fosse quadrangulaire, semblable à une citerne, dont l'ouverture crachait une colonne pestilentielle de feu et de fumée, qui semblait s'élever jusqu'aux cieux. Et dans le feu montait une immense foule d'âmes et de démons mêlés, comme des cendres qui s'élèvent avec la flamme, et lorsque la fumée s'était évanouie, elles retombaient avec les démons dans la fournaise, jusqu'au fond. Devant ce grand et terrible spectacle, l'âme voulait se retirer mais ne parvenait pas à lever le pied de terre. Après plusieurs tentatives, poussée par la peur, et voyant qu'elle ne pouvait y parvenir, elle laissa éclater la fureur qui la remplissait contre elle-même, et cria en se lacérant les joues de ses ongles : " Malheur à moi ! Que ne puis-je mourir ? Pourquoi, misérable, n'avoir pas voulu croire aux saintes écritures ? Quelle folie m'a trompée ? " Entendant cela, les démons qui s'élevaient dans la flamme l'entourèrent aussitôt, armés des instruments avec lesquels ils tiraient les âmes vers les tourments, et se mirent à la harceler comme des abeilles en lui tournant autour ; ils s'enflammèrent comme le feu dans les broussailles, et tous disaient d'une seule voix : " O malheureuse âme, digne des peines et des tortures, d'où es-tu venue jusqu'ici ? Tu ignores tout des peines, tu ne les as pas encore éprouvées, tu vas maintenant connaître le tourment qui convient à tes oeuvres ; tu ne pourras pas en sortir, ni y perdre la vie ; mais tu vas brûler, toujours vivante, sous la torture. Tu ne pourras trouver nulle consolation, nul refuge, nul lumière, ni espérer dorénavant aucune aide ni miséricorde. Tu es arrivée aux portes de la mort, et tu vas être introduite sans retard au fond de l'enfer. Celui qui t'as conduite ici t'a trompée. Qu'il te libère de nos mains, s'il le peut ! tu ne le verras jamais plus. Désole-toi, misérable ! Désole-toi, misérable, pleure et hurle, car tu vas te lamenter avec ceux qui se lamentent, pleurer avec ceux qui pleurent, et brûler pour l'éternité avec ceux qui brûlent. Il n'est personne qui veuille ou puisse te libérer d'entre nos mains. " Et se parlant les uns aux autres, ils se disaient : " Et bien ? Qu'attendons-nous ? Emmenons cette misérable, et montrons-lui notre cruauté, donnons-la à dévorer à Lucifer. " Et brandissant leurs armes, ils la menaçaient de la mort éternelle. Ces esprits étaient eux-mêmes noirs comme des charbons, leurs yeux brûlaient comme des torches enflammées, leur dents étaient plus blanches que la neige ; ils avaient des queues semblables à celles des scorpions, des griffes de fer bien aiguisées, et des ailes comme les vautours. Alors qu'ils clamaient qu'ils allaient l'entraîner avec eux sans plus attendre, et lui chanter, tandis qu'elle se lamenterait, le cantique de la mort, l'esprit de lumière vint à son secours, et, après avoir mis en fuite les esprits des ténèbres, la consola avec les paroles habituelles : " Réjouis-toi, sois dans la joie, fille de lumière, car c'est la miséricorde que tu vas gagner, non le jugement. Tu verras encore les tourments, mais ne les subiras plus. "


Le prince des ténèbres en personne
" Viens donc, dit-il, et je te montrerai le pire ennemi du genre humain. " Et il s'approcha, en marchant devant elle, de la porte de l'enfer, et lui dit : " sache cependant que la lumière ne brille pas pour ceux qui sont envoyés ici. Tu pourras pourtant les voir, mais eux ne pourront t'apercevoir. " L'âme s'approcha, et vit le fond de l'enfer. Quels tourments innombrables et inouÔs elle y vit, si elle avait cent têtes, et si dans chaque tête il y avait cent langues, elle ne pourrait en aucune façon le raconter. Il ne serait cependant pas opportun d'omettre le peu qu'elle nous rapporta. Elle vit en effet le prince des ténèbres en personne, l'ennemi du genre humain, le diable, qui par sa grande taille dépassait toutes les bêtes qu'elle avait vues auparavant. Pour la taille de son corps, l'âme elle-même, qui le vit, ne pouvait la comparer à rien, pas plus que nous n'oserions le faire, nous qui avons appris de sa bouche ; mais nous ne devons pas laisser de côté le récit tel que nous l'avons entendu. La bête était donc toute noire, comme un corbeau, et avait la forme d'un corps humain des pieds jusqu'à la tête, mais elle avait un grand nombre de mains, et une queue. Cet horrible monstre n'a pas moins de mille mains, et chacune a presque cent coudées. Chaque main est plantée de vingt doigts, qui ont des centaines de paumes de longueur, des dizaines en épaisseur et des griffes de fer plus longues que les lances des soldats ; et tout autant de griffes sur les pieds... Il a un nez très long et large, une queue très dure et longue, et couverte de piquants très pointus pour faire souffrir les âmes. Cette vision horrible est couchée sur un gril de fer, posé sur des charbons ardents, attisés par les soufflets d'une foule innombrable de démons. Une telle foule d'âmes et de démons l'entoure, que nul ne pourrait croire que le monde a contenu tant d'âmes depuis son origine. L'ennemi du genre humain est attaché par chacun de ses membres, et par toutes les jointures des membres, par des chaînes de fer et de bronze, brûlantes et très grosses. Et comme il est ainsi couché sur les charbons et brûlé de tous côtés, dévoré d'une violente colère, il se tourne d'un côté sur l'autre, étend toutes ses mains vers cette foule d'âmes, et les referme violemment après les avoir remplies, comme un homme qui presse des grappes, de sorte qu'aucune âme ne puisse s'en tirer indemne, sans être privée soit de la tête, soit des mains ou des pieds. Alors, comme s'il soupirait, il souffle, et répand toutes les âmes dans les diverses parties de la géhenne, et aussitôt le gouffre dont nous avons parlé laisse échapper une flamme fétide. Et lorsque la bête immonde reprend sa respiration, elle ramène à elle toutes les bêtes qu'elle venait de disperser, et les dévore lorsqu'elles tombent dans sa gueule avec le soufre et la fumée. Mais tous ceux qui échappent à ses mains, elle les frappe de sa queue, et ainsi, en frappant, la misérable bête est perpétuellement frappée, et, elle qui inflige aux âmes des tourments, est torturée dans ces mêmes tourments.
Voyant cela, l'âme dit à l'ange : " Seigneur, je te le demande, quel nom porte ce monstre ? " L'ange répondit : " Cette bête que tu vois se nomme Lucifer, et c'est elle, le principe des créatures de Dieu, qui demeurait dans les délices du Paradis. Si elle était libérée, elle bouleverserait à la fois le ciel et la terre, et jusqu'à l'enfer. Cette foule, ce sont pour une part des anges des ténèbres, serviteurs de Satan, et pour une part des fils d'Adam, qui ne méritent pas la miséricorde. Ce sont ceux, en effet, qui n'ont pas espéré de miséricorde de Dieu, ni cru en Dieu lui-même, et pour cela ils ont mérité de souffrir ainsi sans fin avec le prince des ténèbres, car ils n'ont pas voulu adhérer, ni en paroles ni en actes, au Seigneur de gloire qui leur donnait des biens sans fins. Ce sont ceux-là, dit-il, qui sont déjà jugés, et ils en attendent beaucoup d'autres, qui promettent de bien agir, en paroles, mais qui refusent de le faire en actes. Ils subiront cela, ceux qui refusent tout à fait le Christ, ou font les oeuvres de ceux qui le refusent, par exemple les adultères, les homicides, les voleurs, les brigands, les orgueilleux, ceux qui ne font pas une digne pénitence. Ils subiront d'abord les supplices moindres que tu as vu auparavant, puis ils supporteront ceux-ci, dont nul ne pourra sortir, quand il y sera une fois entré. C'est ici aussi que souffriront sans fin les prélats et les puissants du monde qui désirent plus exercer le pouvoir que se rendre utiles, qui ne croient pas que le pouvoir qui leur est donné pour guider ou corriger leurs sujet leur est concédé par Dieu, et qui à cause de cela n'exercent pas comme ils le devraient leur puissance sur ceux qui leur sont confiés. C'est pourquoi l'Écriture déclare : Car les grands souffriront de grands tourments. " L'âme dit alors : " Puisque tu dis que le pouvoir est donné par Dieu, pourquoi souffrent-ils à cause de lui ? " L'ange lui répondit : " Le pouvoir qui vient de Dieu n'est pas mauvais, mais il est mal d'en faire un mauvais usage. " L'âme demanda : " Pourquoi Dieu, tout-puissant, ne donne-t-il pas toujours le pouvoirs aux bons, afin qu'ils corrigent leur sujets et les commandent comme c'est leur devoir ? " Et l'ange de répondre : " Quelquefois, le pouvoir est retiré aux bons à cause des fautes des sujets, car les mauvais ne méritent pas d'avoir de bons guides ; quelquefois, c'est par égard pour les bons eux-mêmes, afin qu'ils veillent plus sûrement au salut de leur âme. "
L'âme demanda : " Je voudrais savoir pourquoi ce monstre est appelé prince des ténèbres, alors qu'il ne peut défendre personne, et ne peut même pas se libérer lui-même. " L'ange répondit : " Ce n'est pas à cause de sa puissance qu'on l'appelle prince, mais à cause de la primauté qu'il a dans les ténèbres. En effet, bien que tu aies vu avant cette peine de nombreuses autres, elles comptent pour rien, si on les compare à ce cruel supplice. " Et l'âme : " Sans aucun doute, je suis de cet avis, car voir ainsi ce lac me trouble plus, et supporter cette puanteur m'est plus pénible que de souffrir tout ce que je souffrais auparavant. C'est pourquoi je te le demande, si faire se peut, tire-moi d'ici et ne permets plus que je sois torturé. Je vois bien en effet dans ce tourment de nombreuses connaissances et serviteurs, et les compagnons connus que je me réjouissais d'avoir à mes côtés dans le monde, et dont partager le sort ici me ferait horreur. Je le sais avec certitude, si la miséricorde divine ne m'avait secouru, mes mérites auraient exigé que je souffre, tout autant qu'eux, tout cela. " Et l'ange : " Viens, dit-il, ô âme heureuse, retourne à ton repos car le Seigneur t'as comblé : tu ne souffriras pas cela, et ne le verra plus, à moins de le mériter de nouveau. [...]"

O.L.


Article paru dans Sénevé


Retour à la page principale