" Simul justus, simul peccator "

Le combat spirituel dans la pensée de Martin Luther

Madeleine Wieger

Lorsque le touriste pénètre dans la cellule du " Chevalier Georges " -alias Martin Luther- dans la forteresse de la Wartburg où le prince électeur de Saxe cacha le Réformateur, il découvre sur le mur qui lui fait face un espace usé par les doigts des visiteurs curieux : c'est là que, selon la légende, Luther aurait jeté son encrier à la tête du diable...

Dans l'imaginaire luthérien, en effet, la figure de Satan prend une consistance effrayante. Le Réformateur la reçoit de tout l'héritage médiéval et déploie volontiers ce pittoresque légendaire en images évocatrices. " Pactes fatals, fécondations et naissances monstrueuses, possessions et envoûtements, exorcismes, revenants, résidences et lieux de séjour de Satan, sorcières et prostituées du diable, évocation de Faust, démons déguisés en étudiant, en pape, en chien (...) " 1 : l'univers luthérien est habité de visions hallucinées qui distinguent en toute créature le " vieil ennemi ". On ne peut le reléguer dans son enfer : c'est une puissance réelle et permanente, le " prince de ce monde " 2.

Par ce personnage mythologique, Luther désigne le mal et lui donne une fonction théologique essentielle : diable (Teufel), monde (Welt), péché (Sünd) et mort (Tod) sont des termes équivalents qui tous expriment la corruption totale du monde et de l'homme qui ne fait qu'un avec lui. Le mal n'est pas simplement moral ou une faiblesse de l'homme, il le traverse de part en part ; dire de l'homme qu'il est pécheur, c'est le définir par cette puissance démoniaque qui l'habite.

Face à cet homme rongé par le péché se dresse le Dieu juge et vengeur, chargé de le punir dans sa juste colère. On reconnaît bien ici le manichéisme de Luther. Obsédé par l'idée de son péché, le jeune moine s'efforce jour et nuit de se réhabiliter aux yeux d'un Dieu dont il peut dire : " Je le haïssais ", un Dieu lointain qu'il ne parvient pas à satisfaire, et ressent de façon d'autant plus douloureuse sa propre incapacité à " forcer l'accès au Ciel " 3. L'homme luthérien prend conscience de son asservissement au péché de façon radicale, dans l'expérience de l'inutilité de ses actes de contrition, qui sont sa propre vanité. Nulle issue possible : il est irrémédiablement perdu et se débat en vain dans la fixité de ce face à face entre l'Eternel et Satan.

Or, si Luther élabore avec tant de soin l'image du mal, c'est parce que sa théologie du salut " postule un homme exsangue affronté à la puissance perverse du Malin " 4. " Si Dieu veut nous ouvrir le Ciel, il nous plonge d'abord en enfer. " 5. Lui seul aussi nous en retire ; brisant l'immuabilité de la situation humaine toute entière sous le pouvoir du " diable ", il revêt lui-même cette humanité pour combattre l'humanité elle-même dans son péché et la sauver :

Ce sujet qui s'affirme soudain sous la plume de Luther et qui émerge pour ainsi dire du chaos, c'est l'homme de foi, qui ne trouve à s'exprimer que dans le paradoxe, la rupture, le mouvement que Dieu soudain imprime au monde en envoyant son Fils. La vie du croyant est toute entière imprégnée de ce dynamisme qui est moins un progrès spirituel continu que l' " irruption de la foi, vécue comme un saut, une nouvelle naissance, et séparant l'avant d'après " 7.

Cette nouvelle naissance nous est donnée grâce au " combat " du Christ dans le baptême. Mais le salut qui est offert à l'homme par la grâce seule, même si Dieu le lui impute, demeure une justice extérieure au croyant, qui reste en lui-même pécheur. Le chrétien, dans la pensée de Luther, est totalement juste et totalement pécheur. Dans cet espace s'inscrit le combat spirituel du croyant, son itinéraire dramatique dans une alternative radicale et absolue, la damnation éternelle ou le salut gratuit. Dans cet espace s'insèrent aussi le pardon et la grâce renouvelés chaque jour. Sans doute, Luther ne peut abandonner l'idée de la corruption humaine, qui ramène sans cesse l'homme sous la Croix ; mais dans cette tension il puise la vitalité de sa foi : " Cette spiritualité où s'exprime un christianisme vivant et toujours en mouvement voit, dans l'âpreté du combat contre Satan, le stimulant nécessaire à un progrès constant " 8. La vie du croyant " se passe, dans le gémissement du coeur, la voix de la parole, l'action du corps, uniquement à demander, chercher et supplier, pour être justifié sans cesse jusqu'à la mort, à n'avoir jamais d'assiette ferme, à ne pas se perdre dans l'habitude, à ne regarder aucune oeuvre comme l'accomplissement d'une justice acquise, mais à attendre cette justice comme quelque chose se trouvant toujours hors de portée et à être au contraire soi-même toujours dans la vie du péché " 9. La victoire est certaine, mais en espérance.

Le combat du chrétien, lorsqu'il s'inscrit dan le monde, devient événement. Luther comprend en effet l'histoire comme le théâtre du grand affrontement entre la Parole de Dieu et les puissances du mal ; le pécheur régénéré en Christ oeuvre par la foi, la prière et la proclamation de l'Evangile pour la victoire de Dieu sur le chaos. Cette perspective eschatologique naît dans la spiritualité luthérienne au fur et à mesure que le Réformateur s'oppose de façon de plus en plus intransigeante tant à l'Eglise catholique romaine de son temps qu'à la montée de l'anabaptisme ; il voit en tous ses adversaires l'unique visage de Satan. Mais surtout, il cherche ainsi à exprimer la vocation du chrétien qui s'absorbe entièrement dans ce combat, en lui-même et dans le monde, et qui a finalement un seul but, frayer un passage à la Parole salvatrice de Dieu. Le combat personnel de Martin Luther se trouve tout entier dans ce " Propos de table " :

" Si tu crois, tu parles ; Si tu parles, tu souffres ; Si tu souffres, tu seras consolé ".

M.W.


Article paru dans Sénevé


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