Les tourments de l'enfer:

l'âme du mélancolique.

Isabelle Raviolo


Solitude de l'homme
qui chemine
le long du vallon de la mort,
dans les régions arides:
Il secoue ses feux dans l'air épais,
Regard plongé dans l'abîme.



Pourquoi choisir de parler de la mélancolie pour un sujet sur l'enfer? Les deu notions seraient-elles intimement liées? Si l'on définit lenfer comme un etat de pesanteur de l'âme, par opposition à la légèreté de la grâce ou condition de la béatitude du Paradis, il ne fait aucun doute que l'on peut directemen le relier à la mélancolie 1. C'est justement ce que je me propose de montrer dans cet article, à la lumière de deux exemples d'hommes mélancoliques : le poète Arthur Rimbaud et le philosophe Soëren Kierkegaard. Les tourments et les tensions qui les habitent caractérisent une même pesanteur d'âme, un même démon qui les ronge de l'intérieur.


De l'angoisse à l'errance : la mélancolie comme lieu de l'enfer
Le lieu de l'enfer est à l'intime d'eux-mêmes : la souffrance mélancolique a donc un trait propre d'intériorité, une profondeur particulière, quelque chose qu rien ne protège. En effet, le mélancolique ressent tout événement comme douloureux, la vie elle-même lui devient une souffrance. Et celle-ci se manifeste de façon si aiguë qu'elle prend une tournure infernale :






La souffrance du mélancolique : un lieu infernal
L'enfer s'énonce comme une prison bâtie par le mélancolique lui-même, et dans laquelle il prend un plaisir inconscient à s'enfermer : à la fois prisonnier et geôlier, le mélancolique est submergé par une immense tristesse qu'il ne cesse pourtant d'entretenir. Aussi se voue-t-il à une véritable marche forcée dans un cercle infernal qui figure une peine éternelle dont tout avenir personnel apparaît banni. La corrélation entre les deux notions est ici clairement envisagée puisqu'il est question d'un vide marqué par la négation de la vie et vécu comme une réelle souffrance. "L'Eternité" dans les Vers nouveaux nous le montre bien :


"Âme sentinelle
Murmurons l'aveu
De la nuit si nulle
Et du jour en feu.



pas d'espérance,
Nul orietur.
Science avec patience,
Le supplice est sûr 6."
Le décor de l'enfer est intérieur et prend des teintes particulières qui ont toutes cet accent tragique de négativité absolue : "nuit si nulle", "pas d'espérance", "nul orietur"; l'âme semble littéralement envahie par le désespoir comme par une maladie contagieuse. La saison en enfer représente donc cette suite d'égarements d'un moi disloqué, prisonnier de ce cruel tourment de la mélancolie. L'enfer est total quand le mélancolique a laissé s'installer l'angoisse qui est alors devenue repliement sur soi-même, folie; et l'âme apparaît alors comme un "ciel taché de feu et de boue" 7. Et le feu de la mélancolie qui le consume devient celui de l'enfer qui ne cesse de se révéler, et qui fait dire à Rimbaud :



Le mélancolique constate amèrement cette tension qui l'habite, ce feu de l'enfer qui le brûle et le prive de tout apaisement, de tout rafraîchissement. Et cette constatation porte l'élément douloureux jusqu'au point le plus sensible. Il subit le joug infernal de sa mélancolie comme s'il était impuissant à l'emporter dans cette lutte entre la pesanteur de la mort et la légèreté de la vie, c'est-à-dire entre ses deux désirs contraires : l'un cherchant à réaliser une ascension de l'être, et l'autre tourné vers les gouffres de la mort et de la douleur. Or l'enfer du mélancolique réside dans une puissance destructrice qui semble toujours l'emporter sans qu'il y puisse quelque chose. Tout se passe comme sisa propre possibilité d'exister lui était ôtée, le condamnant ainsi au vide et à l'absurde, autrement dit au désespoir, véritable concrétisation de l'enfer :




"L'éternelle peine" évoque l'idée d'une punition que subirait l'âme mélancolique consumée dans les flammes infernales de l'obsession qui conduit à la folie10. Car l'éternelle peine du mélancolique est bien de ressentir comme une immense douleur cette réalité de la chute dans la matière de la nature de l'homme :




On voit ici qu'il importe d'apprendre à accepter la réalité des inévitables contraintes de la condition humaine. C'est la fonction d'Une Saison en enfer de permettre au "je"-acteur d'assumer cette réalité : "L'automne déjà!" Et dans le texte d'"Adieu" on sent cette tension intérieure qui tient l'âme du poète serrée dans un étau :



L'enfer n'est donc pas une image symbolique extérieure à l'homme et qui serait ce lieu réservé aux méchants et aux impies après leur mort. Au contraire, il appartient au présent de la condition de l'homme en proie à des états d'âmes qui semblent sans issue. La Schwermut dit cette pesanteur de l'âme perçue dans les quelques passages de textes de Rimbaud et de Kierkegaard. Un fardeau pèse sur l'homme et l'accable au point qu'il s'affaisse, que son être diminue en intensité. Et ce fardeau est celui même de la mort qui le ronge de l'intérieur : Dans "Adieu" Rimbaud se voit littéralement envahi par la mort comme par une maladie contagieuse : "la peau rongée par la boue et la peste 14", travaillé par la pourriture et la corruption : "des vers pleins les cheveux (...) de plus gros vers dans le coeur 15." Cette réalité quasi démoniaque de la mélancolie fait tomber l'homme dans un enfer qui prend la forme d'une crucifixion de l'âme : " (...) les mille amours qui m'ont crucifié! 16". Mais celui-ci est-il éternel? Doit-il ne jamais avoir de fin? En somme, le mélancolique est-il condamné à une mort vivante? Il convient d'envisager un autre regard sur la mélancolie, un regard qui soit tourné vers la vie.



L'enfer du mélancolique a-t-il une issue?
L'enfer du mélancolique est celui d'une souffrance vécue comme un point de tension, une inquiétude dans l'âme que rien ne semble apaiser. Elle est comme une atmosphère qui baigne tout, un fluide infernal qui pénètre au plus profond de l'être. Mais cette souffrance du mélancolique par laquelle il connaît l'enfer est-elle pour autant un enfer éternel? N'a-t-elle pas un autre versant qui serait tourné vers la vie dans ce qu'elle a de plus essentiel?


Jusqu'à présent nous n'avons relevé que l'aspect pénible, négatif de la mélancolie. Nous ne l'avons vue que comme identifiable à un enfer intérieur dans la souffrance et l'élément destructeur qu'elle entraîne. Mais partout nous avons également entrevu une sorte de grandeur dans la soif d'Absolu qui se dégage de l'âme mélancolique. Nous avons senti monter de cette détresse des éléments spirituellement précieux à partir desquels il est possible d'envisager une vision positive de la mélancolie. Le problème repose sur l'orientation de celle-ci : l'âme peut s'enliser dans ses tourments, et ne plus en voir le bout, ou bien exploiter la richesse de cette tension qui l'habite et l'ouvre sur une intuition de la réalité dans ce qu'elle a de plus profond. Car on trouve chez le mélancolique une réelle aspiration à l'absolu et à la plénitude de la valeur et de la vie.


Une Saison en Enfer a une plus grande portée que celle du séjour d'un jeune homme dans l'enfer qu'il s'est créé : il s'agit en effet de devenir capable de dire "oui" à la vie, et donc de pouvoir regarder la mort en face. Car la mort doit finalement être exorcisée et avec elle tous ses germes de désirs morbides qui couvent dans l'état mélancolique :




Cet état de souffrance et d'inquiétude révèle une profonde sensibilité à l'essentiel. La mélancolie réclame ce qui est parfait en soi, infiniment profond, noble et précieux. Elle reste dans une douloureuse nostalgie de l'union à l'Absolu, à l'Un, de ce suprême accomplissement de la vie. C'est donc le désir d'une unité qui soit réalité 18. Mais ce désir de "sagesse nouvelle", de "travail nouveau" est en même temps la détresse d'une plénitude qui ne trouve pas d'issue :



On retrouve une tension intérieure entre ces rêves d'unité et de perfection et cette douloureuse résignation devant la réalité. Le mélancolique est en être ensouffrance, dans les douleurs de l'enfantement qui le travaillent : et cet enfantement n'est autre que celui de l'éternel dans l'homme, c'est-à-dire cette naissance de Dieu dans le coeur humain.



L'enfer du mélancolique n'est donc peut-être que celui d'être différent des autres hommes, de n'être pas de ce monde, et donc incompris, rejeté et exclu. Il est pourtant dans cette proximité avec Dieu qui lui fait ressentir avec le plus de profondeur cette vie dans toutes ses fibres secrètes, invisibles, divines; car l'âme vulnérable aux blessures du monde l'est donc aussi aux manifestations de fin silence qui révèlent la voix de l'Absolu. L'impulsion de la mélancolie reste l'exigence d'amour et de beauté. Cette poussée de l'âme vers l'intériorité et la profondeur, vers cette région où la vie sort de la confusion des contingences, c'est le désir de trouver sa vraie demeure, loin de la dispersion mondaine, et donc d'entrer dans le recueillement de l'essence : Dans Etapes sur le chemin de la vie, Kierkegaard exprime un désir intense de vivre dans la retraite et le silence :




Cette nostalgie du silence annonce une aspiration à l'essentiel. Elle est jointe d'un désir de retraite qui traduit une volonté de se réfugier loin du superficiel dans le mystère des profondeurs originelles. Ainsi c'est de cette même mélancolie d'où naissaient des tourments infernaux que surgit une musique intérieure qui a des accents plus doux et des couleurs de vie. De la mélancolie qui se tourne vers les profondeurs jaillit donc un flux vivant qui va jusqu'aux racines de l'existence. L'impulsion du mélancolique est donc l'Amour comme Don de vie par excellence. En effet l'Amour dans son essence même est bien un don à part entière. Il n'a rien de superficiel et de fugace. Au contraire il est infiniment profond et intime, d'une distinction intangible, d'une noblesse sans mesure. Le mélancolique cherche ce règne de l'Absolu, réclame que l'Amour soit tout en tout. Il aspire ainsi à la quintessence de valeurs, au bien suprême, ce quoi va de pair avec un sentiment de douleur devant l'inatteignable mais qui est déjà tension vers la vie, et la forme de vie la plus haute, la plus noble.


Certes cette aspiration n'ôte pas l'inquiétude qui s'insinue dans l'âme face ausentiment de la fugacité des choses, mais elle la transforme en destinant l'âm àun idéal de beauté et d'amour qui est se fonde comme une véritable espérance. L'enfer du mélancolique n'est donc jamais irrémédiable, mais pour toujours parvenir à opérer ce détour vers l'espérance qui lui donne l'intuition d'une beauté et d'un amour absolus qui apparaissent alors comme la vocation originelle de tout homme.











I.R.


Article paru dans Sénevé


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