Un certain Screwtape, haut fonctionnaire des états infernaux, rompu aux plus subtiles méthodes de tentation, et grand spécialiste des rouages de l'âme humaine, a écrit à un dénommé Wormwood, son neveu, des lettres dans le but de l'aider à arracher son patient à l'emprise de l'Ennemi divin. C'est ce qu'a découvert C.S. Lewis, plus connu des anglicistes pour ses travaux sur la littérature du Moyen Age et de la Renaissance, ce qu'il enseigna pendant de longues années à Cambridge. Au cours de ses recherches philologiques, il est tombé sur un ensemble de manuscrits à proprement parler démoniaques : dans une trentaine de lettres, Oncle Screwtape prodigue maints conseils à son novice de neveu. Celui-ci a eu le malheur de se voir confier par la bureaucratie des Enfers un cas particulièrement délicat, celui d'un jeune homme récemment converti au parti de l'Ennemi. Mais les démons ne sont jamais à court d'idées pour conduire les âmes à la damnation éternelle, et Screwtape va proposer à son neveu toute une méthode, qui s'est révélée très efficace pour de nombreux êtres humains. L'exposition de ces principes diaboliques va le conduire à aborder les différents problèmes auxquels un démon est confronté dans sa profession : la prière, l'amour, l'humilité, l'instant présent, la chasteté...
L'impression que vous aurez sans doute après avoir lu quelques lettres de Screwtape, c'est que le patient dont il est question, c'est vous, et vous éprouverez probablement un vague sentiment d'angoisse à l'idée qu'un démon peut démonter de façon aussi froide et lucide tous vos mécanismes d'autojustification. C'est en réalité à une réflexion très sérieuse que nous invite C.S. Lewis. Il appâte le lecteur grâce à un procédé original et plein d'humour - on n'a pas souvent l'occasion de découvrir ce que les démons se disent entre eux -, puis, grâce à une analyse psychologique très juste, il le pousse impitoyablement à se reconnaître dans la victime de Wormwood. En fin de compte, à travers les propos de Screwtape, C.S. Lewis nous présente en négatif un point de vue très éclairant sur nous-mêmes ainsi que sur la foi et la morale chrétiennes.
Au malheureux Wormwood, désemparé face à son patient qui prie l'Ennemi, Screwtape fait quelques recommendations utiles :
La meilleure chose à faire, c'est d'ôter au patient toute intention sérieuse de
prier. Quand le patient est un adulte qui s'est récemment converti au parti de
l'Ennemi, comme c'est le cas de ton homme, on y arrive très bien en l'incitant
à se rappeler, - ou à lui faire croire qu'il se rappelle - le caractère
bêtement mécanique et répétitif des prières de son enfance. En réaction contre
cela, on peut le convaincre que sa prière doit être entièrement
spontanée, intérieure, originale (...). On peut même le persuader que
son attitude
corporelle ne change rien à sa prière. Il faut que tu te redises
continuellement que les hommes oublient qu'ils sont des animaux et que tout ce
qu'ils font avec leur corps affecte leur âme. C'est drôle, les mortels
imaginent toujours que nous leur mettons des idées dans la tête alors qu'en
réalité notre travail le plus efficace consiste à leur faire oublier certaines
choses.
Si cette technique échoue, tu dois essayer de dévoyer plus subtilement
l'intention de ton patient. Le plus simple, c'est de faire en sorte qu'il
détache son regard de l'Ennemi pour le diriger vers lui-même. Il faut que tu
lu fasses contempler son propre état d'esprit et qu'il essaie de produire
des sentiments par sa propre volonté. Quand il prétend solliciter
la charité de
l'Ennemi, fais en sorte qu'il essaie plutôt de fabriquer en lui-même des
sentiments charitables (...). Apprends-lui à juger la valeur de sa prière en
fonction du sentiment qu'il réussit ou non à produire. Et ne le laisse jamais
soupçonner qu'un succès ou un échec de ce genre dépend en grande partie de son
état de santé, de l'entrain ou de la fatigue du moment.
Mais bien sûr l'Ennemi ne va pas fainéanter pendant ce temps-là. Dès qu'il y a
prière, il y a danger qu'Il agisse dans l'immédiat. Il est cyniquement
indifférent à la dignité de sa position (...), et à ces animaux humains à
genoux devant lui il donne la connaissance d'eux-mêmes.
Il y a quelques plaisirs dans la vie d'un démon, comme celui de voir son patient s'adonner aux délices d'un intellectualisme frivole :
J'ai été ravi d'apprendre que ton patient s'était lié avec des personnes qui
nous conviennent tout à fait, et de voir que tu sembles utiliser cet événement
de façon très prometteuse. D'après ce que j'ai pu comprendre, ce couple marié,
d'âge moyen, qui vient lui rendre visite à son bureau, correspond entièrement à
nos critères : ils sont riches, élégants, superficiellement intellectuels, et
brillamment sceptiques à propos de tout (...). Et tu sembles avoir fait bon
usage de la vanité sociale, sexuelle et intellectuelle de ton patient. Mais je
veux en savoir plus : s'est-il véritablement impliqué ? Pas forcément par ses
paroles : c'est souvent par des jeux de regards subtils, par certaines
intonations, par son rire, qu'un mortel essaie de faire comprendre qu'il est
du même bord que ceux à qui il parle . C'est une forme de " trahison " que tu
devrais particulièrement encourager, parce que l'homme ne s'en rend pas
vraiment compte de lui-même ; et lorsqu'il s'en rendra compte, il sera trop
tard pour qu'il fasse machine arrière.
Bien sûr, il s'apercevra assez rapidement que sa foi est en opposition directe
avec tous les présupposés sur lesquels les conversations qu'il a avec ses
nouveaux amis sont fondées. Ce n'est pas très grave, du moment que tu arrives à
lui faire remettre à plus tard toute prise de conscience claire, et en te
servant de la honte, de l'orgueil, de la fausse modestie et de la vanité, tu
n'auras pas de mal à y parvenir. Tant que durera cette remise à plus tard, il
se trouvera dans une position fausse : il se taira aux moments où il devrait
parler et rira aux moments où il devrait se taire. Il adoptera, d'abord dans
ses attitudes puis dans ses paroles, des comportements cyniques et sceptiques
qui ne lui sont pas vraiment propres. Mais si tu t'occupes bien de lui, ils
deviendront véritablement siens. Tous les mortels ont tendance à devenir le
personnage qu'ils jouent, ceci est une règle élémentaire.
A propos d'intellectuels... Screwtape nous donne son point de vue sur certaines méthodes de lecture en vogue chez les érudits :
Seuls les érudits lisent encore des livres anciens, mais nous nous sommes
occupés d'eux et il y a désormais peu de chances pour que leurs lectures les
conduisent à la Sagesse.
Nous leur avons inculqué le Point de Vue historique : ainsi, lorsqu'un érudit
se trouve confronté aux idées d'un auteur ancien, s'il est une
chose qu'il ne se demandera jamais, c'est bien si ses idées sont
vraies. Il se demandera quelles influences ont
marqué l'auteur, en quoi ses affirmations sont cohérentes avec celles qu'il
exprime dans ses autres ouvrages, comment elles illustrent une phase
particulière de son évolution intellectuelle ou de l'histoire de la pensée, de
quelle manière elles ont marqué les auteurs postérieurs, quels contresens ont
été commis à leur sujet (en particulier par les collègues de cet érudit), ce
qu'en a dit la critique au cours des dix dernières années, et quel est l'état
actuel de la question.
Considérer l'auteur ancien comme une source éventuelle de connaissance,
s'attendre à ce que ses idées puissent modifier les pensées ou le comportement
du lecteur, une telle attitude est d'emblée rejetée pour sa naïveté inouïe.
Où l'on découvre que le désintéressement peut être un vice :
Le temps des fiançailles est le moment idéal pour planter ces graines qui après
avoir poussé pendant dix ans se transforment en haine domestique. Le
ravissement né d'une envie non satisfaite produit des effets que les
êtres humains, grâce à notre travail, peuvent confondre avec les effets de la
charité (...). Le problème essentiel est celui du désintéressement. (...)
Il faut qu'ils transforment en règle de conduite cette abnégation qui à présent
jaillit spontanément de leur ravissement mutuel, mais qu'ils ne réussiront plus
à mettre en pratique, faute d'une charité assez grande, lorsque le ravissement
se sera éteint. (...)
Peu à peu ce désintéressement plus ou moins officiel, légal
ou théorique devient règle de conduite, -une règle que leur
affectivité ne leur permet plus d'observer et par rapport à laquelle leur
spiritualité n'est pas encore suffisamment développée -. Alors on
peut en constater les effets réjouissants. Lorsque A et B discutent d'une
activité commune, A pense devoir prendre parti pour ce qu'il croit être les
désirs de B, et ce à l'encontre des siens, tandis que B fait l'inverse.
Souvent, il est impossible de savoir ce dont chacun a vraiment envie. En fin de
compte, ils se retrouvent tous deux à faire ce qu'ils ne désiraient pas. Chacun
est content de sa bonne action, tout en pensant secrètement mériter un
traitement de faveur en récompense de son désintéressement, et en veut
secrètement à l'autre d'avoir accepté si facilement ce sacrifice.
Ultérieurement, tu peux te lancer dans ce que l'on pourrait appeler l'Illusion
du Conflit généreux. Ce jeu se joue à trois ou plus, de préférence dans une
famille dont les enfants sont adultes. On fait une proposition sans grande
importance, aller prendre le thé dans le jardin par exemple. Quelqu'un fait
comprendre aux autres qu'il préférerait rester à l'intérieur (mais en
termes plus brefs) mais que bien sûr, il est prêt à aller au jardin par
désintéressement. Les autres retirent immédiatement la proposition qu'ils
avaient faite, apparemment par désintéressement, mais en réalité pour ne pas
être utilisés comme des novices à qui l'autre pourrait donner ses leçons
d'altruisme mesquin. Mais ce dernier ne veut pas que les autres soient plus
désintéressés
que lui. Il insiste pour faire ce que les autres veulent. Ils insistent pour
faire ce dont lui a envie. Certains commence à être exaspérés. Quelqu'un dit
alors : " Eh bien! puisque c'est comme cela je ne prendrai pas le thé ". S'en
suivent querelles, rancunes et amertume.(...)
Entretiens ce désintéressement hypocrite et surtout que ces jeunes idiots ne se
rendent compte de rien. S'ils en prennent conscience, ils ne seront pas loin de
découvrir que l' " amour " ne suffit pas, que la charité est nécessaire, qu'ils
ne l'ont pas encore acquise, et qu'aucune règle de conduite ne saurait la
remplacer.
En guise de conclusion, nous vous proposons quelques réflexions de C.S. Lewis sur les Screwtape Letters 2 ... et sur le Démon :
On me demande très souvent si je crois vraiment au Démon. Si par " Démon " on
entend une force contraire à Dieu, et qui comme Dieu existe par elle-même de
toute éternité, ma réponse est non. Il n'y a d'autre être incréé que Dieu. Le
contraire de Dieu n'existe pas. Aucun être ne pourrait atteindre ce " Mal
parfait " qui serait le contraire de la bonté parfaite de Dieu, si vous
supprimez tout ce qui est bon, il ne reste que du néant.
Il serait plus juste de me demander si je crois aux démons. Oui, je crois aux
démons. Autrement dit, je crois aux anges, et je crois que certains de ces
anges ont abusé de leur liberté et sont devenus ennemis de Dieu, et par
conséquent nos ennemis. Nous pouvons leur donner le nom de démons. Leur
nature n'est pas différente de celle des bons anges, mais chez eux, cette
nature est corrompue. (...) Satan, le chef ou le dictateur des démons, n'est
pas le contraire de Dieu, mais de Saint Michel. (...)
Mais mon avis personnel sur le démon n'a pas grande importance pour le lecteur
des Screwtape Letters. Ceux qui partagent mon opinion verront dans mes
démons le symbole d'une réalité concrète. Les autres y verront des abstractions
personnifiées, et liront le livre comme une allégorie. Mais peu importe la
manière dont on le lit. Le but de cet ouvrage n'est pas de spéculer sur la vie
des démons, mais de donner un éclairage nouveau sur la vie des hommes.
Article paru dans Sénevé
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