La traversée du désert


Alexandra Michalewski



"Rien ne désaltère mon pas"
A. Du bouchet, Dans la chaleur vacante

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Dans l'aridité nue de la Chaleur vacante une tension peut se lire : celle du blanc de la page, comme un horizon incandescent, l'horizon inquiet d'une quête toujours recommencée. Comme le note P. Jaccottet, "la poésie de Du Bouchet répète une seule expérience, le fond de toute expérience, la profondeur de la vie, c'est à dire, le mouvement toujours dans le même sens, le risque perpétuel, la difficulté et la merveille d'avancer". L'homme est un être de passage : entre ciel et terre, entre matière et intelligence. Son séjour n'est jamais fixé. Ce séjour incertain est chanté par les poètes comme une traversée du désert. L'Anabase de Saint John Perse nous dit ainsi :

"Nous n'habiterons pas toujours ces terres jaunes, notre délice (...) Fragilité de l'homme, précarité de la vie errante."

Car le désert est le lieu où l'on ne peut s'établir. Plus exactement, le désert n'est pas un lieu, il n'est qu'un espace aride sillonné de traversées et de passages ; au sens propre, le désert est une solitude. Dans le désert, l'homme est toujours en marche. Une page de Vents célèbre ainsi l'expérience de cette traversée des caravaniers qui est aussi une odyssée de l'esprit :

"Quand la sécheresse sur la terre aura desserré son étreinte, nous retiendrons de ses méfaits les dons les plus précieux : maigreur et soif et faveur d'être. (...) Et nous voici maintenant sur les routes d'exode. Nous avançons un soir en terre de Dieu comme un peuple d'affamés qui a dévoré ses semences."

Entre ciel et terre s'accomplit ainsi le séjour inquiet de l'homme - séjour inquiet puisque l'esprit ne sait se satisfaire d'aucune chose finie et n'obéir à d'autre exigence qu'à celle de l'infini. Mais cette quête toujours recommencée s'éprouve dans la douleur d'un déchirement puisqu'elle suppose un renoncement toujours reconduit de ce que nous croyions posséder tout de bon. La sécheresse de la terre est ainsi généreuse pour qui sait entendre son message : elle nous enseigne le renoncement. Sous la chape du silence, baigné de l'éclat d'une lumière incandescente, l'homme est seul face à lui-même, et seul face à une réalité qui le dépasse. Et c'est à ce prix seulement qu'une véritable conversion du regard peut s'effectuer : quitter toute certitude, abandonner même le fruit d'un patient labeur pour se rendre attentif à la Présence originaire en laquelle toute acquisition prend réellement son sens.

Le rythme qui scande la parole de Du Bouchet est celui d'une marche à travers un espace désertique. Le poète sait être tout entier présent dans cette marche, et de ce cheminement inextinguible éclôt sa parole vivante. Mais la décision même de se mettre en route n'est pas initiale. Seul celui qui est libre de tout peut avancer sans crainte et exhorter les autres à le suivre. M. Blanchot, dans Le Livre à venir, souligne que ce sont les peuples du désert qui ont vu naître les grands prophètes, les hommes à qui Dieu s'adresse et qui, en retour, transmettent cette parole aux leurs. A l'origine de la parole, il y a le souffle. Le désert est par excellence l'espace où peut éclore la parole prophétique, parce que le désert n'est pas le lieu où l'on s'établit, mais le lieu que l'on traverse. Le désert contraint à avancer et, par cette contrainte même, éduque. La parole prophétique, en son essence reproduit, en la verbalisant, la muette leçon des solitudes désertiques.

2

Un prophète est un être inspiré, traversé par le souffle divin. Il y a un lien puissant entre le prophétisme qui exprime la présence d'un Dieu qui se révèle à son peuple et la vie errante des nomades à travers le désert : le socle de la société hébraïque est constitué par les "gèrim". Les "gèrim" sont nomades, et eux-mêmes qualifient leur vie de "pérégrination" ; en Égypte les Hébreux sont qualifiés de "gèrim" non parce qu'ils sont étrangers, mais parce qu'ils n'ont pas oublié que leur séjour en cette terre n'est que provisoire. Les "gèrim" sont des peuples de l'Exode. Il est dit ainsi dans le Deutéronome :

"Souviens-toi des marches que Yahvé ton Dieu t'a fait faire pendant quarante ans dans le désert, afin de t'humilier, de t'éprouver et de connaître le fond de ton coeur : allais-tu garder ses commandements ? Il t'a humilié, il t'a fait sentir la faim, il t'a donné à manger la manne que ni toi ni tes pères n'aviez connue, pour te montrer que l'homme ne vit pas que de pain, mais que l'homme vit de tout ce qui sort de la bouche de Yahvé".

L'exode est arrachement et souffrance. Celui qui laisse derrière lui le confort de la vie sédentaire, fait l'épreuve de sa fragilité en s'exposant aux tourments d'une existence précaire. Or cette épreuve ne va naturellement pas sans révolte ni tentations. Un passage de l'Exode relate les découragements des Hébreux après leur sortie d'Égypte ; dans ce passage Aaron et Moïse encourent les reproches des leurs en proie au doute :

"Les enfants d'Israël leur dirent : "Que ne sommes-nous morts de la main de Yahvé au pays d'Égypte, quand nous étions assis devant des marmites de viande et mangions du pain tout notre soûl ! Vous nous avez amenés dans ce désert pour faire mourir de faim toute cette multitude !"."

L'arrachement est douloureux, mais il est également libérateur ; comme le rappelle Blanchot avec justesse, les Hébreux n'ont commencé d'exister qu'au désert, ils se sont affranchis pour s'être mis en marche - en marche dans le désert, ce

"lieu sans lieu où seule l'Alliance peut être conclue et où il faut toujours revenir comme à ce moment de nudité et d'arrachement qui est à l'origine de l'existence juste".

La traversée du désert a un rôle purificateur, comme le souligne avec vigueur le livre d'Isaïe. Mais la traversée n'est libératrice que si elle est intériorisée : le prophète mène les siens à travers les solitudes désertiques parce que son coeur lui-même s'est fait semblable à cet espace infini traversé par la "ruah", le souffle de l'Esprit. A. Neher, dans son ouvrage consacré à l'étude du prophétisme, analyse les acceptions diverses de ce terme : ce qui peut nous faire comprendre au plus juste la "ruah" est sans doute le "pneuma" grec. Un extrait du livre de Joël -3,1- est sur ce point significatif : la communauté humaine sera prophétique quand elle sera "pneumatique". Se déprendre de tout, pour recevoir ce qui excède tout avoir. Abraham, l'une des figures emblématiques du prophétisme juif, envoyé et élu, est aussi la figure même du nomade, ce "chevalier de la foi" qui n'avance que par renoncements successifs, toujours prêt à tout quitter, à tout sacrifier. La foi d'Abraham est telle que, du plus profond du dépouillement et du désespoir, il ne cesse d'espérer, "en vertu de l'absurde", et continue à cheminer, fidèle à l'appel de Dieu.

Les préoccupations immédiates des hommes sont de l'ordre de l'avoir et de la possession -et cela est normal, dans l'ordre même des choses. Mais le besoin d'acquérir des biens matériels oriente l'attention vers l'extériorité. Le Nouveau Testament qualifie cet état "d'enfance" ; Saint Paul s'adresse ainsi aux Corinthiens :

"Jusqu'ici, ce n'est point comme à des êtres spirituels (pneumatikois) que j'ai pu vous parler mais comme à des êtres charnels, comme à des petits enfants dans le Christ : je vous ai donné du lait, non de la nourriture solide".

On ne passe pas sans médiation de l'enfance à l'âge adulte ; si Dieu "éprouve" les hommes, en leur imposant une pénible et douloureuse traversée du désert, si toute injonction divine est exigence d'arrachement, c'est parce qu'il s'agit de rendre l'homme adulte. Toute croissance est douloureuse; ce qui jusqu'à présent faisait la force d'un individu est aujourd'hui le signe de sa faiblesse. Accepter l'épreuve du renoncement, l'exigence de pauvreté, c'est faire l'aveu de sa fragilité -mais la reconnaître, c'est déjà la surmonter.


3

La traversée du désert est une expérience à laquelle il ne convient pas de conférer uniquement un sens littéral, ni un sens purement symbolique ; dans cette épreuve, c'est l'individu tout entier - corps et âme - qui est engagé. Un "exercice" spirituel authentique est indissociable d'une "ascèse" du corps. L'expérience d'un Saint Jean de la Croix en est un beau témoignage ; faire de son corps même un désert, telle fut l'une des étapes du cheminement spirituel de ce grand mystique. Ne voyons surtout pas là le signe d'un ascétisme confinant à une quelconque tendance masochiste. Certains passages de la Nuit Obscure évoquent une totale mise en suspens de la sensibilité, qui est comme une "mort" au monde.


"Celui qui d'amour a douleur
que l'être divin a touché
son goût en est si transformé
qu'il refuse toute saveur
comme qui de fièvre est brûlé"

Ce qui est décrit ici, c'est le tourment d'une âme qui ne peut plus se satisfaire des joies immédiates du sensible, et qui n'a cependant pas trouvé l'objet de sa quête. Ces moments sont comparables à ceux d'une douloureuse avancée dans le désert, à la souffrance d'une quête à travers l'aridité des dunes - marche presque insensée dans laquelle tout retour en arrière est impossible. Mais ce qui est dit à travers ces vers, c'est que l'on ne peut apprécier les plaisirs des sens à leur juste saveur si l'on ne sait déceler en eux la source même de leur saveur. Ce qu'il importe de comprendre, c'est que l'ascèse n'est nécessaire qu'en tant qu'étape . Elle enseigne à se détacher du fini afin de pouvoir mieux le goûter par la suite : suspendre pour un temps notre adhésion immédiate aux jouissances sensibles, faire de son corps un désert pour ne plus percevoir, en retour, le monde que comme un désert, mais afin de s'ouvrir à l'Absolu de la Présence fondatrice de toute beauté sensible.


"De sa main sereine
Au cou me blessait
Et tenait en suspens tous mes sens."

Il s'agit bien ici d'une "mise en suspens", et non d'une annihilation. Au terme de ce cheminement, se produit comme l'éclosion d'une nouvelle forme de sensibilité, incomparablement plus riche.


"Oh torches de lumière
dans vos vives lueurs
les profondes cavernes du sentir
aveugle obscur naguère
par d'étranges faveurs
chaleur, clarté à l'ami font sentir"

Cette parole poétique est arrachement à un monde qu'elle quitte pour mieux chanter. Ces différentes traversées du désert, qu'elles soient prophétiques ou mystiques, ont pour but d'acheminer l'esprit jusqu'à l'Absolu dont il s'était détourné - sans toutefois en avoir jamais été séparé, sinon il n'aurait même jamais eu la force de se mettre en marche. La recherche de la terre promise est promesse d'avenir, mais elle est aussi une Anabase : l'accomplissement de toute destinée humaine est indissociable d'un mouvement de conversion vers l'Origine. Et c'est pourquoi toute parole poétique ou prophétique est, comme le suggère Claudel, "une répétition" - celle du Dire qui fut au Commencement.

A.M.

Article paru dans Sénevé


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