Point d'autre terre promise
qu'un lieu désert nommé Cîteaux,
ni d'autre rendez-vous
que le buisson de feu.1
"L'an de l'Incarnation du Seigneur mille quatre-vingt-dix-huit, dom
Robert, abbé de Molesme, monastère fondé dans le diocèse de Langres,
et avec lui les frères dont Dieu avait touché le coeur, préférant
comme leur bien-aimé père saint Benoît se fatiguer pour Dieu dans les
travaux plutôt que de s'amollir dans les douceurs de cette vie,
sortirent de Molesme et se dirigèrent pleins d'allégresse vers un
endroit désert nommé Cîteaux et que, par grâce de Dieu, ils avaient
déjà envisagé comme propre à la réalisation de leur dessein. Il était
situé dans le diocèse de Chalon ; à cette époque, à cause de
l'épaisseur des bois et des fourrés d'épines, il n'était pas fréquenté
des hommes et n'était habité que par les bêtes sauvages. Ces hommes de
Dieu, en arrivant dans cette vaste et effrayante solitude, comprirent
qu'elle convenait d'autant mieux à la vie religieuse dont ils avaient
conçu l'idée et pour laquelle ils y venaient qu'elle semblait aux
séculiers plus méprisable et plus inaccessible ; ils coupèrent et
ôtèrent les épais fourrés et les épines et commencèrent à construire
là un monastère, par la volonté de l'évêque de Chalon et avec le
consentement du propriétaire. En l'année que nous avons dite, le douze
des calendes d'avril, fête de la naissance de saint Benoît qu'un
double motif de joie rendait plus solennelle encore, car c'était en
même temps le dimanche des palmes2, à l'exultation des anges et au
dépit des démons, la maison de Cîteaux prit naissance, et par elle
tout l'Ordre cistercien, grâce à des hommes qui s'étaient rendus
complètement libres pour s'adonner à la vraie sagesse
chrétienne."3
Passe le souffle du désert
le vent qui dépouille et libère.
Qu'ils se lèvent ces hommes libres,
pauvres pour le Christ :
la vérité de l'amour les laisse sans repos.4
Ce qui a mis en route ces moines de Molesme vers le "désert" de
Cîteaux, c'est le désir de revenir à l'observance authentique de la
règle de saint Benoît : Conrad d'Eberbach nous rapporte que "quand ils
entendaient chaque jour au chapitre la lecture de la Règle et
constataient que les coutumes de l'Ordre différaient de ce qu'elle
ordonne, ils en étaient fort contristés car ils voyaient qu'eux-même
et les autres moines avaient solennellement promis de garder la règle
du bienheureux père Benoît mais ne vivaient nullement selon ses
préceptes."5 Ils suppriment donc tous les aliments, les
vêtements, les objets qui n'étaient pas mentionnés dans la Règle,
ainsi que toutes les pratiques liturgiques (litanies, prières,
processions,...) qui s'étaient ajoutées à l'Opus Dei décrit par la
règle de saint Benoît, à l'exception de l'office des morts. Ils
reviennent ainsi à une vie simple et austère où s'équilibre le temps
passé à la prière liturgique, le temps de la lecture, la lectio
divina, et le temps du travail manuel.
Cette austérité6 prend sens d'abord comme un signe de
conversion, de pénitence : les hommes qui embrassent la vie
cistercienne le font dans une dynamique de conversion, de la vie
séculière à la vie selon l'Évangile ; il s'agit, à l'invitation de
saint Paul, de "dépouiller
l'homme ancien" et de "revêtir l'homme nouveau". Le moine n'a plus
seulement, comme c'était souvent le cas à l'époque, une fonction
presque sociale d'intercession et de célébration de la louange de
Dieu, mais il s'engage personnellement à la suite du Christ, cherchant
à se rapprocher de Dieu, ainsi que l'exprime le pape dans la lettre
aux membres de la famille cistercienne à l'occasion du neuvième
centenaire de la fondation de l'Abbaye de Cîteaux : "Par l'observance
fidèle de la Règle de saint Benoît dans sa pureté et sa rigueur, les
fondateurs de Cîteaux, Robert, Albéric et Etienne, donnent naissance à
une nouvelle forme d'existence monastique. Leur vie religieuse sera
tout orientée vers l'expérience du Dieu vivant, expérience qu'ils
feront en se mettant avec leurs frères à la suite du Christ, dans la
simplicité et la pauvreté selon l'évangile. À travers la solitude, ils
chercheront à vivre pour Dieu tout en édifiant une communauté
fraternelle. Dans le dépouillement, dans une vie autère et laborieuse,
ils s'efforceront de promouvoir la croissance de l'homme
nouveau."7 Le "désert" de Cîteaux est, comme pour le peuple
hébreu, le passage nécessaire pour aller de l'esclavage du péché à la
liberté des fils de Dieu. Ainsi pour les novices qui afflueront
nombreux quelques années après la fondation de Cîteaux, l'austérité de
la vie à laquelle ils aspirent n'est pas une réalité qu'il leur faut
accepter, bon gré, mal gré, mais bien une composante essentielle qui
les attire et les appelle à cette vie là.
Un autre sens donné dès cette époque à l'ascétisme et à l'austérité de
la vie cistercienne est exprimé dans la métaphore paulinienne du
"soldat du Christ". À cette époque où la vie militaire est une
vocation presqu'à l'égal de la vie monastique, comme en témoignent les
fondations d'ordres militaires comme les Templiers, l'ordre
de Cîteaux va recruter entre autres des chevaliers convertis ; pour ces
hommes habitués à la discipline militaire, l'austérité de la vie
cistercienne est conçue comme la discipline nécessaire aux soldats du
Christ dans la lutte contre le démon.
Voyons maintenant comment s'exprime concrètement cette austérité :
-Il s'agit d'abord de vivre la pauvreté évangélique : à l'échelle du
monastère d'abord, on connaît la simplicité, le dépouillement de
l'architecture cistercienne ; Conrad d'Eberbach explique aussi comment
Étienne Harding, deuxième abbé de Cîteaux, "pour qu'il ne resta dans
cette maison de Dieu (...) rien qui sentît la magnificence ou le luxe
ou qui risquât de corrompre un jour la pauvreté, gardienne des vertus,
qu'ils avaient spontanément choisie pour l'amour de Dieu"8,
décida,
d'un commun accord avec les frères, de supprimer les croix d'or ou
d'argent au profit de croix de bois peint, les chasubles en soie, or
ou argent au profit de chasubles en futaine ou en lin,... pauvreté
individuelle également, encore plus forte, puisque le moine ne possède
rien en propre.
-Les moines s'attachent aussi à pratiquer le travail manuel, qui sera
souvent agricole, suivant la Règle qui dit que le moine doit vivre du
travail de ses mains.
-Ils se contentent de vêtements grossiers (ce qui sera à l'origine de
leur dénomination de "moines blancs", parce que leurs vêtements ne
sont pas teints, par opposition aux "moines noirs" bénédictins), et
d'une nourriture parcimonieuse : pas de viande ; de nombreux jours de
jeûne, le mercredi et le vendredi en été, toute la semaine du 14
septembre au début du Carême, et bien sûr un jeûne accentué pendant le
Carême (les jours de jeûne sont marqués par un seul repas au lieu de
deux).
-Les moines se lèvent aux deux-tiers de la nuit pour l'office des
Vigiles ; l'été, où la nuit est plus courte, le temps de sommeil est
complété par une sieste après le premier repas de la journée
(midi). Se lever avant le jour pour prier est la réponse du moine à
l'invitation du Christ : "Veillez et priez"
-Le silence est encore un élément très important de la vie du moine :
silence absolu de la fin de l'office des Complies (l'office du soir,
juste avant le coucher du soleil et des moines) jusqu'à Prime, l'office
de la première heure du jour, au lever du soleil (donc après les
Vigiles, de nuit, et les Laudes, au début du jour). Dans la journée,
le silence n'est plus absolu, cependant les moines utilisent souvent
des signes pour communiquer sans briser le silence et favoriser le
silence intérieur propice au recueillement, à la
rumination9 de la Parole lue et écoutée.
Là-bas
il est un pays de silence
où Dieu parle au coeur,
où l'homme tient parole.10
-Enfin, le dernier point d'austérité de la vie cistercienne que relève
le père Michael Casey dans le travail Exordium est la séparation du
monde. On a déjà vu dans le passage du Grand Exorde relatant
l'installation de Robert et de ses compagnons à Cîteaux l'importance
qu'avait pour eux l'éloignement du site où ils s'installaient de toute
habitation. "Comme ils savaient que leur père saint Benoît dont ils
voulaient suivre l'exemple en tout, ne construisait pas ses monastères
dans les villes, les bourgs ou les villages, mais en des lieux non
fréquentés par les hommes, ils se promirent de faire de
même."11 précise Conrad.
Cette séparation du monde à laquelle
ils s'attachent les amène à refuser que "le duc de ce pays ou un autre
prince vînt en quelque temps que ce fût tenir sa cour dans cette
Église, comme ils avaient coutume de le faire aux
solennités".12 Albéric, deuxième abbé13, s'était
assuré quand à lui de la protection apostolique : ainsi les monastères
cisterciens ne dépendaient pas de l'Église locale (l'évêque du lieu),
et encore moins des séculiers, mais seulement du pape.14
Les cisterciens sont ainsi détachés du monde, libres face aux grands
pour s'attacher entièrement au service de Dieu seul. L'isolement du
monastère favorise un climat de contemplation, de recherche de Dieu,
climat encore renforcé par la discipline du silence.
D'un point de vue
plus personnel, la vie cloîtrée du moine, cette vie cachée, est signe
de la réalité exprimée par saint Paul : "Vous êtes morts en effet,et
votre vie est cachée avec le Christ en Dieu"15 ; c'est aussi un
acte d'humilité que d'accepter de n'être plus qu'un moine parmis
d'autres, soumis à l'abbé par le voeu d'obéissance, serviteur
silencieux de Dieu et de ses frères.
Enfin la dernière composante de
cette séparation du monde, de cette vie au désert, est la stabilité
dans le monastère : À l'invitation de saint Benoît, les moines font
voeu de stabilité, c'est à dire qu'ils s'engagent à passer toute leur
vie dans le même monastère, exprimant par là leur désir de persévérer
jusqu'au bout dans le service de Dieu et des frères.
Ce thème de la
séparation du monde, qui nous intéresse tout particulièrement dans le
thème "désert", est une composante très importante de la vie
cistercienne, comme en témoigne l'insistance des constitutions de
l'Ordre Cistercien de la Stricte Observance16 sur le fait que les
moines et moniales "sont soigneusement formé(e)s à cette
discipline de la séparation du monde"17 parce que c'est une valeur
qu'ils ont peu de chance d'avoir cultivée avant d'entrer..."
Ainsi l'austérité de cette vie est le lieu du dépouillement, intérieur et extérieur, qui libère et rend disponible à la présence de Dieu, au service des frères ; "Ôte le superflu et les pousses saines pourront surgir" recommande saint Bernard18. Cîteaux est une école de simplicité comme le soulignent les Constitutions déjà citées : "À l'exemple des Pères de Cîteaux qui recherchaient une relation simple avec le Dieu simple, la façon de vivre des soeurs (ou des frères) est simple et frugale. Que tout dans la maison de Dieu soit en harmonie avec ce genre de vie où le superflu n'a aucune part, en sorte que la simplicité elle-même puisse être un enseignement pour tous. Que cette simplicité apparaisse clairement dans les bâtiments et le mobilier, dans la nourriture et le vêtement, et jusque dans la célébration liturgique19."
Là-bas
il est un pays de naissance
où l'homme vit à Dieu seul
et devient multitude.20
Conrad d'Eberbach l'annonce aussitôt après le récit de l'installation
des premiers moines à Cîteaux, ce désert ne restera pas stérile: la
"semence de grâce" plantée par le Dieu tout puissant et miséricordieux
dans le désert de Cîteaux, arrosée par le Saint-Esprit, "s'engraissa
d'une grande richesse spirituelle et crût jusqu'à ce qu'elle devint
un grand arbre, beau et fécond, de sorte que les peuples de toutes
nations, de toutes tribus et de toutes langues purent reposer à son
ombre et se rassasier avec joie de ses fruits."21
Pendant les quinze premières années pourtant, Conrad rapporte qu'"une
seule chose empêchait leur joie spirituelle d'être complète, et la
mélangeait d'une grande tristesse: il était rare en ces jours que
quelqu'un vînt à eux pour se convertir."22 Mais quinze ans
après la fondation, Bernard de Fontaine, après avoir entraîné à sa
suite ses frères, des proches, des amis, se présente à Cîteaux pour en
embrasser la vie austère. C'est le début de l'accomplissement de ce
qui avait été annoncé dans une vision à Étienne Harding : "Ils
rempliront tellement cette maison qu'ils s'envoleront comme des
essaims d'abeilles en effervescence pour pénétrer dans des régions
diverses; et de la semence bénie que le Seigneur, par sa grâce, a fait
croître en ce lieu, ils récolteront pour les greniers célestes des
gerbes innombrables de saintes âmes récoltées dans toutes les parties
du monde."23 Effectivement, l'arrivée de Bernard et de ses
compagnons est le début d'une croissance de l'Ordre très rapide :
Bernard arrive à Cîteaux en 1113 ; à sa mort, en 1153, l'Ordre naissant
compte 343 abbayes ; en 1300, deux siècles après l'arrivée des premiers
moines, 694 abbayes.24
Quel pacte d'amitié peut les aider,
les maintenir dans l'unité
sinon la charité ?25
Même vécue dans le silence, la vie cistercienne est avant tout une vie
communautaire. La vie communautaire est un lieu de vérité et
d'humilité car la présence des frères révèle au moine ses propres
défauts, l'invite à se reconnaître pécheur au milieu de pécheurs ;
c'est aussi le lieu du soutien mutuel, comme l'évoque Isaac de
l'Étoile : "Ensemble, parce que nous ne sommes pas assez forts pour la
solitude. Ensemble, de crainte que si l'un vient à tomber, il n'ait
personne pour le relever. Ensemble pour la raison que le frère aidant
son frère sera exalté comme une cité fortifiée. Ensemble, finalement,
parce qu'il est bon et doux d'habiter en frères dans l'unité(Ps
132,1)."26 Les moines de Molesme qui sont partis fonder
Cîteaux sont partis après avoir mûri ensemble leur projet. Ils ont
affiné ensemble le mode de vie qu'ils embrassaient, et dès les
premières fondations, ils se soucient d'assurer la communion
spirituelle, l'unité des différents monastères.
C'est Étienne Harding qui rédige dans ce but la Charte de
Charité.27 Le but de cette dernière est annoncé dès les
premières lignes, et justifie son nom : "Dans ce décret, les frères
(...), voulant prévenir un naufrage éventuel de la paix mutuelle,
mirent au clair, statuèrent et transmirent à leurs descendants par
quel pacte d'amitié, par quel mode de vie, ou plutôt par quelle
charité souder indissolublement par l'esprit les abbayes en divers
endroits de la région. Ils estimaient également que ce décret devait
porter le nom de Charte de Charité parce que sa teneur, rejetant le
fardeau de toute redevance matérielle, poursuit uniquement la charité
et l'utilité des âmes dans les choses divines et humaines."28
Ce document juridique règle les rapports entre les différentes abbayes
de l'Ordre par deux institutions essentielles : le chapitre annuel, qui
réunit tous les abbés des monastères issus directement ou indirectement
de Cîteaux, et la visite régulière de l'abbé de l'abbaye-mère à
l'abbaye-fille29. Ainsi les cisterciens ont trouvé un mode
d'organisation qui leur permet de préserver leur unité, de conserver
un esprit commun, tout en laissant à chaque abbaye son autonomie
domestique, évitant le mode de fonctionnement de Cluny, dont l'abbé
gardait l'autorité sur toutes les dépendances, tel un seigneur féodal
plutôt qu'un guide spirituel. Ce mode d'organisation se révéla être
une grande richesse apportée à l'Église par les premiers cisterciens,
puisqu'il inspira l'organisation de toutes les institutions
ultérieures : le désert de Cîteaux fut ainsi la source d'un grand élan
de dynamisme pour l'Église.
L'extension de l'Ordre cistercien eut aussi des conséquences
économiques importantes : les moines choisissaient l'emplacement de
leurs abbayes dans des contrées reculées et sauvages qu'ils mettaient
en valeur avec compétence et opiniâtreté : ils travaillaient sur de
grands domaines libres des coutumes et usages embrouillés du système
seigneurial dans lequel les terrains étaient découpés en petites
parcelles. L'économie agraire et pastorale des moines blancs se
développa bientôt jusqu'à un niveau très élevé, grâce en particulier à
la force de travail représentée par les frères convers, souvent
illettrés, qui participaient à la vie des moines, mais avec une
prière plus simple (un certain nombre de Pater et de Gloria Patri
remplaçaient hymnes, psaumes, lectures,répons...), et se dispersaient
la semaine dans les "granges", c'est à dire les propriétés du
monastère qui en sont éloignées, pour en gérer les domaines. Les
moines, eux, respectaient une clôture plus stricte, ne sortant de
l'enceinte du monastère qu'exceptionnellement, à l'occasion des gros
travaux agricoles comme la moisson, la fenaison, lorsque toute la main
d'oeuvre disponible est nécessaire.
Ainsi l'esprit de pauvreté et d'obéissance à la règle qui décida les
premiers cisterciens à vivre du travail de leurs mains fut un facteur
de croissance économique pour le monde de leur temps.
Enfin, s'agissant de la fécondité du Nouveau Monastère pour le monde de son temps, il faut évoquer la figure de saint Bernard, figure dominante de son siècle, qui fut très impliqué dans l'histoire de l'Europe du XIIème siècle. Abbé de Clairvaux, il fut souvent sollicité hors de la clôture : il participa à de nombreux conciles, prêcha la deuxième croisade, exerca une grande influence sur des évêques, fut le conseiller du premier pape cistercien, Eugène III, ainsi qu'un grand auteur spirituel.
Voilà brossés les principaux aspects de l'influence de l'Ordre cistercien sur l'Église et sur le monde médiéval. Il me semblait utile de mentionner ici cet aspect historique et culturel, peut-être un peu pour les lecteurs historiens, également parce que c'est l'occasion de décrire un peu la vie cistercienne à ses débuts. Mais je ne voudrais pas en rester là, parce que je ne pense pas que cette fécondité historique soit l'élan, l'inspiration principale de la famille cistercienne. Cet aspect culturel ne peut pas, à lui seul, pousser, aujourd'hui encore, des hommes et des femmes à s'engager à vivre selon la règle de saint Benoît dans un monastère cistercien. Les plus beaux fruits de cette vie cachée sont, sans doute, des fruits cachés.
Passent les temps, passent les âges !
Fils de l'exode sur vos traces
hommes et femmes de toutes races
se sont levés...30
Qui donc sont ces moines qui se sont levés, depuis neuf siècles, à la suite de Robert de Molesme, Albéric, Étienne Harding ?
Comme un cerf altéré cherche l'eau vive,
ainsi mon âme te cherche, toi, mon Dieu (Ps 41)
Je dirais d'abord des chercheurs de Dieu, qui repprennent à leur compte la quête de Dieu par les hommes, qui s'ancre dans le temps bien avant eux, et qui les dépasse, cette quête de Dieu exprimée par saint Paul dans la lettre aux Romains : "La création en attente aspire à la révélation des fils de Dieu."31 Leur prière s'enracine dans le chant des psaumes, sept fois par jour, ces psaumes qui nous viennent du peuple hébreu, et résument tous les cris des hommes vers Dieu, des plus confiants et des plus joyeux aux cris de douleur, d'abandon, d'incompréhension du plan de divin. Je crois que c'est dans ce chant des psaumes que la prière du moine, aussi retiré du monde soit-il, peut être réellement prière universelle, prière d'intercession.
Mais le cri de Rachel
qui ne veut pas être consolée
qui ne peut pas être consolée
laisse-le jusqu'à Dieu aller32
La règle de saint Benoît prescrit que le psautier entier soit chanté
chaque semaine ; ainsi chaque moine, qu'il soit dans une période de
joie intérieure ou de sécheresse spirituelle, laisse sans cesse monter
vers Dieu tous les cris des hommes, cris de louange et cris de
douleur, cris de joie et cris de colère.
Le chemin de conversion, de quête de Dieu sur lequel s'engage le moine
n'est donc pas une recherche égoïste du bonheur en Dieu, mais un
chemin qui le conduit finalement à une plus grande proximité
spirituelle avec chaque homme en qui il se reconnaît un frère, fils du
même Père.
Sur tes remparts, Jérusalem, j'ai placé des veilleurs ;
ni de jour, ni de nuit, jamais ils ne doivent se taire.
Tenez en éveil la mémoire du Seigneur :
ne prenez aucun repos !33
Les moines sont aussi des veilleurs :
Ils se lèvent la nuit pour l'office des Vigiles, puis restent
éveillés, veillant dans la prière et la méditation de la Parole de
Dieu. Cet état de veille dans la prière s'exprime aussi dans la
fidélité qui sous-tend toute la vie du moine : fidélité jour après jour
aux sept offices de la journée, fidélité à l'échelle d'une vie dans la
profession et le voeu de stabilité. Les moines sont ainsi comme des
témoins, témoins de la vie des hommes devant Dieu, témoins de la
présence et de la fidélité de Dieu aux yeux des hommes, ainsi que
l'exprime la devise des Chartreux : "Crux stat dum volvitur
orbis"34
Je voudrais donner ici une image qui pour moi exprime bien la force de
ce signe de fidélité qu'est la vie des moines. L'abbaye d'Acey, une
petite communauté aux pieds du Jura, une vingtaine de moines. L'église
de l'abbaye est très belle, très dépouillée : pas d'autres boiseries que
les bancs des moines et des hôtes, la pierre nue ; les voûtes, très
hautes, sont soutenues par de gros piliers, larges et solides. Au pied
de ces piliers, les moines dans leur coule blanche, ce grand vêtement
long, aux manches tombant jusqu'au sol, qui enveloppe complètement le
moine, symbole de la charité qui enveloppe tout. Avec cet unique
vêtement blanc, les moines ont le même aspect dépouillé et trapu que
les piliers, notamment quelques uns des moines, un peu plus grands et
plus forts, aux épaules carrées. À chaque fois que je suis allée à
Acey, j'ai été frappée par l'image de ces moines aussi solides et
stables que les piliers de leur église, et je me suis dit que l'Église
(avec un E majuscule cette fois...) repose un peu sur eux, ces pierres
cachées, enfouies, mais tellement solides !
Mais ces larges piliers de l'église d'Acey ne retiennent pas le regard : ils l'attirent vers le haut, vers la voûte et les fenêtres d'où tombe la lumière. La nouvelle église de Cîteaux, qui a été achevée juste pour le 900ème anniversaire, donne elle aussi une grande place à la lumière, comme toutes les églises cisterciennes : dans cette église à l'architecture moderne, qui cependant reste vraiment dans l'esprit cistercien par son dépouillement, la lumière arrive non pas par des vitraux, mais par des puits de lumière, au-dessus des murs nus. Ainsi on voit tout juste quelques morceaux de ciel, mais la lumière entre à flots, laissant l'impression que l'important n'est pas la lumière du soleil, mais celle qui se reflète sur le visage pacifié des moines, celle qui éclaire leurs regards de guetteurs d'étoiles, de chercheurs de Dieu, nourris, éclairés par l'étude de la Parole de Dieu : ces regards qui nous attirent vers Dieu commes les piliers attirent le regard vers les voûtes.
Enfin les moines sont des hommes de la vie donnée, vie donnée à Dieu
et aux hommes ; le témoignage le plus fort en est sans doute celui des
sept moines de Tibhirine, ainsi que l'avait écrit leur prieur,
Christian de Chergé, dans son testament spirituel : "S'il m'arrivait
un jour - et ça pourrait être aujourd'hui - d'être victime du terrorisme
qui semble vouloir englober maintenant tous les étrangers vivant en
Algérie, j'aimerais que ma communauté, mon Église, ma famille, se
souviennent que ma vie était DONNÉE à Dieu et à ce pays."35
Des vies données au service de la paix : cet aspect s'est trouvé
particulièrement mis en lumière lors de la mort des moines de
Tibhirine, mais c'est une réalité dans tous les monastères, ainsi
qu'en témoignent le choix du nom de l'Oratorio de la Paix, et celui du
thème "Les Aventuriers de la Paix" pour la journée du 21 mai 98, à
Cîteaux, pour la fête de l'Ascension, où les jeunes étaient invités à
venir fêter avec la famille cistercienne le 900ème anniversaire de
Cîteaux. Dom Olivier, abbé de Cîteaux, précisait ainsi en invitant les
jeunes à cette journée : "Une paix qui se gagne par un art de vivre où
chacun donne de la place à l'autre, quel qu'il soit. À l'école de
l'amour que sont les monastères cisterciens, l'homme se démet des
armes qui font mourir et reçoit les outils qui donnent la joie de vivre
ensemble et d'être unis." Cette recherche de la paix s'enracine dans
la vie communautaire et ses exigences ; c'est grâce à la recherche
constante, par chaque moine et chaque moniale, de la paix et de
l'amour dans la vie fraternelle, que les abbayes cisterciennes peuvent
être des hâvres de paix où il fait bon se reposer, faire le point et
revenir à l'essentiel. Nombreux sont les retraitants,
prêtres, religieuses apostoliques, laïcs, qui vont ainsi passer
quelques jours dans un monastère, pour aller boire à la source,
reprendre force et goûter cette paix, fruit de la prière et du travail
des moines et moniales, de leur conversion continuelle à l'amour qui
est Dieu même.
Paix à ceux qui sont proches,
Paix à ceux qui sont loin !
Paix à vous tous qui êtes de sang divin !
Paix par le sang de la croix !
Et paix à tout ce qui commence
et s'achève et recommence
dans la douleur de vos mains nues.
Paix à la terre qui est à Dieu !
Paix à tout homme sur la terre,
à tous la paix de Dieu !36
Je voudrais conclure en évoquant pour vous une double image qui
traversait tout le jeu scénique sur Cîteaux au long des âges préparé
par Raoul Mutin et l'équipe de la Route Chantante37 pour le
rassemblement Les Aventuriers de la Paix : le puits d'eau vive et le
puits de lumière. Le puits d'eau vive de la Parole de Dieu auquel puise
le moine jour après jour, le puits de la Samaritaine et les puits de
lumière par où la lumière entre dans l'église de Cîteaux ; le puits que
creusaient ensemble Christian de Chergé et son ami musulman38 et les
puits de lumière par lesquels on peut guetter les étoiles...
"Ce qui embellit le désert, disait le petit prince, c'est qu'il cache
un puits
quelque part..."39
Article paru dans Sénevé
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