Le Sénevé est une oeuvre de longue haleine, et de grande patience... Comme les caravanes qui cheminent doucement au désert, il faut aller de l'avant, réunir des chameliers aguerris, faire des provisions d'eau et de nourriture, tracer sa route en comptant surtout sur sa bonne étoile, et croire que l'oasis est toujours au bout de ses pas...
Bien des surprises nous ont accompagnés sur le parcours. D'abord, l'étonnement. L'étonnement de constater combien le choix de ce thème du désert a suscité de curiosités, d'intérêts. Oui, bien des témoignages seraient à produire de cet attrait pour le sujet abordé par notre petite revue. Chacun y allait de ses récits personnels, évoquait ses rêveries. Tout cela fut très enrichissant, émouvant parfois même.
Indéniablement donc, le lieu désert fascine et continue de faire rêver de siècle en siècle. Pour nous, peut-être est-ce un reste de cet "esprit d'enfance" auquel le précédent numéro du Sénevé était consacré. Qui ne se souvient pas, en effet, des aventures de Tintin ? Le crabe aux pinces d'or, Tintin au pays de l'or noir sont sans doute les premières images du désert que l'enfant connaît, et, au fil des péripéties rocambolesques (les Dupond et Dupont à travers les sables dans leur jeep, le petit Abdallah...), il appréhende déjà certaines particularités du lieu que sont les mirages, la soif, les nomades, le pétrole...
Mais il y a, bien sûr, plus que ces chères images gardées dans notre tendre mémoire. Sans
doute le désert nous fascine-t-il, nous Occidentaux, parce qu'il est un lieu de radicale
étrangeté, parce qu'il représente un extrême dans le dénuement, la sécheresse, l'inhumanité.
Aux yeux des êtres des métropoles bruyantes que nous sommes devenus, ces lieux de l'extrême
sont perçus comme des lieux de pureté absolue, et, partant, de possible régénération. Car, si
nos modes de vie ont été profondément bouleversés par les révolutions techniques majeures des siècles passés et présent,
notre manière d'être au monde en a été, elle aussi, modifiée du tout au tout par cette jouissance,
cette trompeuse aisance des choses, procurées par la modernité.
Mais ces phénomènes, pour bénéfiques en termes de progrès matériellement estimables qu'ils
soient, ne nous en ont pas moins fait cruellement oublier certaine attitude ancestrale
d'être au monde, certain esprit de contemplation, certaine sagesse, certaine spiritualité
enracinée au coeur de nos vies - attitude dont nous ressentons aujourd'hui, avec une vigueur
attisée par la désolation morale de notre temps, la nostalgie, attitude que nous cherchons
à retrouver, ainsi, dans des lieux qui nous paraissent offrir les conditions de cet état de
sagesse perdu au sein de nos sociétés désenchantées et trépidentes. Il ne faut pas se cacher,
toutefois, dans cette quête du désert, la part du goût pour une religiosité seconde, une foi de bazar, qui ont aisément
prise, hélas, sur bien des êtres en détresse, en déshérence spirituelles.
Ainsi, les expéditions organisées au désert pour Occidentaux à l'affût de ressourcement ne sont plus rares. L'hebdomadaire La Vie s'en faisait l'écho encore récemment dans un dossier intitulé significativement "Renaître à la lumière du désert". S'en suivait un étonnant syncrétisme au soleil de toutes les pensées religieuses pouvant fleurir dans les sables1... Ces modernes pélerins du désert viennent y chercher ce que leur civilisation ne sait plus leur procurer : la plénitude de soi, la sérénité d'un temps fluide, mais pas effreiné, qui ne blesse pas, la communion avec les autres, les choses qui nous entourent, et plus encore la communion avec le principe du monde, avec Dieu. Des retrouvailles avec soi-même et avec Dieu, loin du tumulte, loin du paraître. Une harmonie retrouvée de l'être qui va de la terre au Ciel.
Puisque la foi ne se fortifierait plus au sein de sociétés trop égoïstes et matérialistes, allons donc la chercher au désert, en pélerins affublés de l'ample chèche protecteur ! N'est-il pas vrai aussi que le désert est, par excellence, le lieu de l'épiphanie dans l'Ecriture ? Oui, nous voulons parcourir les déserts en croyant y trouver bien autre chose que du sable, du vent, du soleil - le buisson ardent !
Bien des pistes s'offrent à nous au seuil de cette traversée. Sénevé n'a pu, bien sûr, qu'en retenir certaines, que nous souhaitons de parcourir ensemble. Bien d'autres existent. Il n'y a pas de chemin qui ne mène nulle part.
Il nous a semblé important de privilégier une approche diversifiée de l'essence spirituelle
du désert, que ce soit au premier chef par l'Ecriture, par la littérature aussi, ou par des démarches plus
singulières. A chaque fois, des guides nous accompagnent, nous font partager leur savoir, nous donnent
part aux lumières qui leur ont été livrées.
Sébastien nous fait rencontrer Agar "près d'une source au désert, la source qui est sur
le chemin de Shur" (Gn 16, 7)... Ayant fui la colère de Sarah, elle ne croit plus pouvoir
trouver en ce monde de secours, le désert lui est presque un tombeau. Mais l'Ange de Dieu
la trouve là et la sauve. Car le désert "est la traversée du monde par une lumière, une
espérance qui laissent entrevoir Dieu", comme nous le dit Frédéric. Cette image du désert,
comme lieu parcouru par la lumière qui donne vie, est celle qu'évoque aussi Cîteaux :
"architecture du désert, écrit encore Frédéric, rythmée par le chant de la lumière en
silence", et que nous évoque dans le détail Anne.
Bien des hommes ont voulu, tel Agar, mais par leur volonté, passer au désert, et certains
y demeurer, parce qu'ils s'y sentaient plus en accord avec eux-mêmes dans leur exigence de
foi et plus proches de Dieu. Ce sont ces hommes de la plus forte spiritualité, ces Pères du
désert, dont Nicolas et Sylvain nous rapportent quelques fragments de vie et d'impressions,
à travers, respectivement, saint Jérome et le Père de Foucauld.
Ces "lieux brûlés du désert, terre salée où nul n'habite" (Jr 17, 6) sont aussi arpentés
par des personnalités aux parcours parfois inattendus. C'est une cinéaste qui, grâce à
l'entretien qu'a eu Julien avec elle, nous livre à la fois son regard sur les déserts qu'elle
a pu traverser, et ses multiples impressions.
Les terres arides servent aussi métaphoriquement à la définition de programmes d'ascétisme.
Il en va ainsi de Port-Royal, où Anne nous emmène à la suite de Pascal, peu sensible aux
mirages des sables, et de Nicole. Cette terre de mirages et de miracles est aussi scrutée
et déchiffrée par bien des écrivains. Alexandra et Laurent nous font partager leurs lectures
de Du Bouchet et de Le Clézio, dont les clefs nous font percevoir encore différemment le
désert.
Au terme de ce parcours, il reste à souhaiter que l'idée que nous nous faisons du désert sous ses multiples formes comme lieu d'épiphanie de la tradition chrétienne, du Christ au désert à Cîteaux, de saint Antoine au curé de banlieue, s'établisse un peu plus clairement et trouve votre assentiment. Il ne s'agit pas de se perdre dans les sables, pas du tout, c'est le sort imparti au peuple infidèle, au peuple rebelle, non, mais de bien comprendre que dans ce lieu où l'âme se fait face, Dieu nous parle. Dans notre dénuement, Il nous sauve par la richesse de Sa grâce. Le désert spirituel est horrible. L'aridité de la foi, quand nous nous détournons de la Source, ne doit jamais nous donner des coeurs secs.
Le Temps de Carême dans lequel nous entrons est justement ce temps de la traversée du désert. Sachons le vivre comme tel, résister à nos démons, et nous tourner vers Dieu. Prenons modèle sur Elie qui, par sa foi, trouve le chemin de Dieu au désert.
Bonne lecture !
Article paru dans Sénevé
Retour à la page principale