"La lumière agrandit le silence."
Mohammed Dib
"De la bouche d'hommes hâlés et durs
- sentinelles sur les seuils des déserts,
de la bouche d'hommes aux maigres paroles,
j'ôterai, dit-elle, des mots chauds comme
blé, laine, huile, j'en filerai la lettre, j'en presserai
la syllabe. En pain, robe, lampe changerai
leur nom."
André Schmitz, "La lumière, cette berbère"
La lumière agrandit le silence : voilà le désert défini, représenté, la scène posée, immense, comme un carré de sable mais sans borne, mais débordé à tous les horizons de l'infini dans un grand déferlement de soleil jaune ; ou plutôt une nappe, un océan en repos, un grand pan de blanc ébloui, l'absence, la retraite -l'exil solitaire de l'âme dans le silence d'un espace solaire, d'une immense nappe de lumière. Dans le désert, voici l'homme, et voici sa voix et son cri dans le grand silence, voici son ombre mise à nu, décapée par la rigueur du plein soleil, du soleil implacable, du soleil sans ombre, du soleil agrandi dans l'immensité du silence. Ici l'homme ne saurait être qu'un exilé ; nomade toujours, toujours en marche dans ce lieu trop grand de lumière, trop grand de silence. La lumière agrandit la souffrance, le cri, dans le désert d'exil. C'est à la présence, à la voix, à la résonance de la parole d'homme, du cri d'homme dans l'étendue du silence qu'il faut être attentif, et au silence aussi de l'homme. Terre de silence, le désert s'impose comme un exil de la parole, une retenue, un assèchement, un déracinement ; le cri qui en jaillit n'en est que plus inquiet, plus troublé. Au désert : le cri de l'homme sans racine. Au désert: le silence de la retraite, et la racine la plus secrète. Car le désert est ambigu, reflet et mirage de l'homme qui s'y plonge ; à la fois souffrance du monde et détachement. C'est que l'homme y est un voyageur, voyageur aussi en dedans de lui-même, dans l'aridité des grands espaces intérieurs. La lumière agrandit le silence - et aussi toutes ces voix du dedans et du dehors de l'homme, que le silence tranche, désosse et révèle. La parole s'y mesure à l'infinité brûlante du silence, elle y prend toute sa douloureuse conscience. Dans le désert, des voix s'élèvent, des voix nomades, les voix d'un cheminement de l'homme et de l'âme; des voix qui traversent douloureusement le silence et en ressortent plus aiguës, plus amères, plus tranchantes - des voix qui ont connu l'épreuve du silence, des voix qui ont traversé le désert. Des voix qui, de l'expérience du déracinement, ont trouvé en elles-mêmes nouvelles racines et l'âpreté d'un lieu hostile.
"Lorsque le vent eut frappé,
lorsque fut détruite la cité de l'âme,
quand la tyrannie eut bousculé jusqu'au dernier des souffles,
le Voyageur fut jeté, ah brindille dans l'ouragan,
jusqu'au désert sans route,
vers l'exode sans but.
D'autres, nombreux, des familles entières jetées au vide, au rien, à l'égarement,
cherchant un lieu, et ne sachant,
de l'eau et ne la trouvant.
Ou bien trouvant un puits et voyant leurs mains vides
voyant l'absence de corde et voyant un enfant,
d'une pierre insondable révéler la vérité :
que le puits est sec depuis des siècles
et qu'ils sont des plantes déracinées."
Le désert de l'exil est alors le lieu d'une interrogation plaintive que déploie la suite des poèmes :
-Ô amis exilés que nous étions nous dit ?
Il n'y a plus dès lors qu'une question, unique question obsédante et dédoublée : qu'est-ce que l'exil ? qu'est-ce que l'enracinement ? A tous ceux qu'ils rencontre, le Voyageur pose la question, mais toujours reprend son exil, comme si aucune réponse ne le pouvait satisfaire, comme si au désert aucune réponse n'était possible. Interrogeant "les véritables exilés", il n'obtient de réponse que des images, des échos des racines effacées: une source près du village natal, le souvenir d'une maison. Lieu du dépouillement, le désert renvoie toujours à la même question, à la même plainte: "Dites-moi, dites-moi ô amies : qu'est-ce que l'exil ?".
Le désert en effet est l'exil pour ainsi dire absolu ; l'homme n'y peut vivre et demeurer qu'en devenant sans feu ni lieu, qu'en devenant un éternel étranger à lui même et au reste du monde, qu'en devenant un homme des marges et des silences, l'homme d'une traversée du vide le long de signes que lui seul distingue, de pistes laissées au vent ; la géographie même du désert est mouvante, incertaine, le désert n'est le lieu de personne, et lui même change au gré des vents, avance ou recule en vagues de sable... Les roses qui y fleurissent sont étrangères à toutes roses : roses des sables et roses des vents, elles fascinent l'esprit, comme si le sable et le vent ici étaient vivants. La traversée du désert laisse l'être humain comme étranger, le désert reste en quelque sorte dans la voix de ceux qui le connaissent, dans leur chant, et se laisse emporter par eux; ce sont roses des sables qu'ils plantent dans leurs jardins, comme "L'étrangère" de Gabriela Mistral :
"Elle parle de ses mers sauvages
avec l'arrière-goût d'on ne sait quelles algues,
d'on ne sait quels sables ;
Elle prie un Dieu sans forme ni poids,
vieillie, comme mourante.
Dans notre jardin, qu'elle nous rendit étranger,
elle a planté des cactus et des herbes lacérées.
Elle exhale le souffle du désert,
et avec passion elle a aimé ce qui est à présent blanchi,
qu'elle ne raconte jamais.
Et, si elle nous le contait,
ce serait comme la carte d'une étoile lointaine.
Elle vivra parmi nous quatre-vingt ans
mais elle restera telle qu'à l'heure de sa venue,
parlant une langue qui halète et gémit
et que seules comprennent les bêtes nocturnes.
Et elle mourra au milieu de nous,
une nuit où elle souffrira davantage,
avec son destin pour unique oreiller,
d'une mort muette et étrangère."2
Le désert devient donc une donnée intime de l'existence, une coloration de silence dans la voix : il y a un désert, un exil, une traversée du silence, de la nuit et de la mort, que l'on porte avec soi, et qui agit par une sorte de contagion sur les choses et les êtres, envahit toute parole. Le désert devient cette traversée, en parole et en silence, de la solitude et de l'étrangeté -une expérience du passé laissé en arrière, d'un exil de la mémoire, de la vieillesse et de la mort.
Le désert apparaît ainsi comme un retour: retour de la voix "vieillie, presque mourante" sur elle-même, sur sa propre plainte répétée dans le silence, lorsque manque, absente, brûlée, la réponse; retour de l'homme à la nudité, à la pauvreté de l'exil, au silence premier, à l'aphasie d'une âme laissée en souffrance -au sens de l'attente et du voyage.
"Peu et peur, voilà ce que j'ai
moi qui n'ai ni fumier ni baleine
où demeurer, ni terre promise où
perdre de vieux désarrois d'enfance.
Faim et froid, voilà ce que j'ai,
moi qui fais peur aux agneaux de Pâques
et qui peu à peu retourne aux frimas
des grands déserts d'avant la Genèse."3
Ainsi le désert est-il le blanc antérieur à toute voix, où le cri de la souffrance humaine retourne au silence dans l'écho cent fois répété de son propre nom. Le nomade, l'ermite au désert - le voyageur ou le marcheur - l'homme des caravanes ou celui des solitudes - tous partagent même parcimonie de paroles. Au désert la parole s'économise, précieuse, s'aiguise dans la retenue et le silence.
"Et rumeur des bouches où dort et veille le mil
de la parole qui n'a pas de parole et cependant
raconte au désert le récit, la fable.
Et sous la paupière de l'ancêtre, de l'enfant, de la
femme, des rumeurs de la mémoire - cette Berbère
où brille le charbon du silence.
Et de ce charbon lisse: généalogies, strates,
et comme une haleine du temps qui renvoie
toute question à ses miroirs de papier."4
L'exil de l'homme au désert est un exil de la parole au-dedans d'elle-même, je veux dire, une traversée du silence qui rend la parole à elle-même, qui lui rend tout son pouvoir :
"Le voici le long de la mer morte,
le long de la mort de sa mère,
au bord d'une écriture blessée,
avec une langue qui se meurt
dans une bouche amie du silence.
Il a du sel sur les paupières,
une blancheur dévastée dans les yeux."
C'est dans cette économie de la parole, intériorisée, reprise dans une solitude qui est du dedans, que le verbe retrouve son lien à la vie, à la survie, lorsqu'il sert à désigner l'eau, le pain, l'herbe, le fruit, que la parole retrouve son efficace dans un dialogue avec le silence. Au désert, toute parole est gagnée sur le silence ; elle devient comme un appel, une prière, un psaume. C'est de la retraite dans un désert intérieur, dans l'absence de Dieu (Seigneur, écoute-moi, pourquoi m'as-tu abandonné...), que jaillit en effet le psaume, comme une offrande recueillie dans le désert, comme la manne du coeur de l'homme.
"Je me consacrai à l'observation, parlant peu au dedans comme au dehors. D'abord je me fis pierre. Une pierre, là où elle est, s'enfonce solidement dans son sommeil de pierre. Déplacée, elle se repose aussitôt dans une stabilité nouvelle. Elle ne peut pas être en exil.
Je contemplai. Je vis la vie des plantes, et que chaque arbre ou buisson, une fois déracinés, se dessèchent vite et ne trouvent pas le temps de l'exil, ou bien celui-ci rejoint la brièveté d'une agonie. (...) Pas d'exil pour les poissons. Les oiseaux, sédentaires et migrateurs, je les voyait partout se bâtir des nids, des demeures de plein ciel, étrangers nulle part, et jamais exilés. Un chien errant, une fois me parut ressembler à un exilé, tellement il geignait en homme. Je découvris que l'exil, c'est l'homme."
C'est en tant qu'il est un lieu de l'humain, une image, presque une parole, de l'humaine condition, que le désert nous intéresse. Les plantes et animaux du désert y sont adaptés - ils sont le désert, ils n'en sont pas différents. L'homme, lui, ne se confond pas avec le désert, pas même avec son propre désert intérieur. Aussi le désert devient-il une inflexion de sa voix, un chant en lui de l'humaine condition portée devant Dieu ; pour l'homme, le désert est un rapport, une relation, et déjà une relation avec Dieu, un rappel de la "misère de l'homme sans Dieu". La conscience du désert telle qu'elle se manifeste dans les psaumes est une conscience de la proportion de l'homme face à l'immensité du monde et face à Dieu: le désert est le noeud de la vie humaine, devenu chant pour être porté devant le Seigneur. Dans ce déplacement du désert extérieur vers le désert intérieur, dans cette prise de conscience de la destinée de l'homme sur cette terre, destinée d'étranger, le cri de douleur de l'exil devient chant pour le Seigneur. Le fardeau des hommes, repris dans l'image du désert, est lié et déposé en offrande devant Dieu; le désert et son silence dit la distance de l'homme à Dieu, et l'inébranlable confiance, qui inaugure, dans le double mouvement des psaumes -de désert aride en source de joie- "un chant nouveau pour le Seigneur".
"Une voix proclame dans le désert: préparez le chemin du Seigneur."
Le désert est le lieu par excellence de la parole prophétique, celui où le silence devient médiateur entre la voix de Dieu et celle des hommes :
"Qu'allez-vous voir au désert ?"
C'est qu'il y a quelque chose à trouver au coeur du désert : et c'est la voix même du Verbe qui s'y révèle. C'est en ce sens qu'il faut "faire désert", apprendre ce silence du désert où se donnent à la fois la prière de l'homme et la révélation de Dieu. Nous sommes appelés au désert, non parce que le désert est notre destinée, notre vocation, mais parce que nous sommes appelés au-delà de lui, appelés à le traverser en nous-même: c'est le lieu d'un passage, d'un basculement de l'âme à l'appel de Dieu.
Car le silence du désert est un silence qui s'apprend, comme une règle monastique ; un silence gagné sur le tumulte du monde, et l'écrin même de la voix, l'écrin du Verbe; la voix de l'homme y monte pure vers Dieu - et dans le silence Dieu répond. D'une certaine manière, le désert ne s'oppose pas au monde - il est la traversée du monde par un silence, une lumière, une espérance qui laissent entrevoir Dieu... C'est donc à un exil nécessaire que nous convie l'appel du désert - un exil qui nous rapproche de notre racine véritable. La parole dans le désert est fondation, elle dresse un temple; le désert est un lieu qu'il nous faut défricher, préparer, aplanir pour y entendre la voix et l'appel de Dieu. Comme les moines cisterciens au coeur des déserts de garrigue, il nous faut y tracer un chemin, une "claire-voie", y ouvrir l'espace, le silence. Il faut délimiter par la lumière et le silence un lieu pour la parole. L'architecture de Citeaux est une architecture du désert, du recueillement, rythmée par le chant de la lumière en silence - image du désert, image de ce recueillement qu'il nous faut bâtir en nous, de ce désert cristallin, concentré, recueilli, qui doit par le silence agrandir la lumière...
Article paru dans Sénevé
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