Entretien avec Brigitte Rouant, cinéaste

Julien Cantegreil


L'occasion de discuter avec Brigitte Rouant (comédienne, et auteur de deux longs métrages, notamment Post coïtum : animal triste) me fut donnée par un heureux hasard ; et je saisis la chance au vol. Elle m'accorda un bref entretien au milieu de son affairement de veille de départ. C'est que le lendemain, elle quittait Paris pour le Niger, terre de son prochain long métrage.

J'ai gardé le style très oral de l'entretien, son caractère haché, passant avec alacrité du coq à l'âne, les idées s'éclaboussant l'une l'autre, mêlant remarques sur les Touaregs, sur son film (son contenu et sa réalisation) et sur sa propre expérience du désert. Il faut vous rappeler le caractère très informel de l'entretien et vous imaginer la spontanéité généreuse et chaleureuse de Brigitte Rouant.


Pourquoi dans votre itinéraire cinématographique et personnel, un film sur le désert ?
Le thème du film est la lâcheté. J'avais fait une interview avec Le Figaro, qui avait été très intempestive et dont j'avais retiré de gros ennuis familiaux. A un moment, je n'ai plus supporté d'être envahie de fax, lettres et autres messages de répondeur injurieux, insultants, terribles. Je me suis dit que j'allais fuir. Or mon frère faisait à l'époque la Transsaharienne (trois mois et demi à pied et à dos de chameau) et j'ai su qu'il campait une étape à Tamanrasset. Je l'ai donc rejoint là, d'où j'ai marché jusqu'à Ingesam, à la frontière nigérienne dans le Hoggar et dans les Immidir. La marche, qui ne fut pas en ligne droite, dura trois semaines. Si on m'avait dit que je marcherais 550 km, je ne serais pas partie ! Au bout de trois jours, je pleurais seule dans mon sac de couchage en me demandant ce que je faisais là. Et puis après, tout se calma et ça devint extraordinaire. Cela dit, ce voyage reste une méharée de touristes, de touristes engagés, de touristes sportifs disons car le désert est un endroit où il faut fonctionner, où les fonctions naturelles doivent être impeccables et puis il ne faut rien se casser, ne pas tomber malade, ce qui est d'ailleurs assez rare. Il faut fonctionner car il faut avancer ! Dans ce genre de voyage-là, faits par des montagnards, il n'y a pas de radio, pas d'Europe-assistance, pas d'Afrique-assistance, on ne se fait pas rapatrier. Quelqu'un que je connais s'était ainsi cassé le bassin en tombant de chameau : on l'a attaché sur un brancard sur le chameau pendant quinze jours jusqu'à ce qu'on arrive à l'étape. On est laissé à soi seul . Et c'est bien ainsi.


Mais à quoi pense t-on donc lorsqu'on est laissé ainsi à soi-même : à la matière, à rien, à la solitude ? A t-on peur ? Cela dépend de la culture que l'on à, de ses états d'âme... Pour ma part, j'étais partie pour oublier un désarroi. Et puis j'étais épuisée. Je m'attendais à m'en aller, un point c'est tout. Et il est vrai que je suis rentrée lavée d'un problème. En fait, j'ai trouvé aussi autre chose. J'ai été élevée catholique mais ne pratique plus depuis l'âge de 21-22 ans. Or je me suis soudain prise en flagrant délit d'une sorte de prière, je dirais. Pas une prière apprise culturellement, par mon éducation religieuse. C'était tout d'un coup une adresse à quelqu'un. Ce qui donne une impression d'immense satisfaction. C'est ce que je me suis dit en allant à Tamanrasset (je n'ai pas monté l'Acécrem chez Charles de Foucauld, mais je suis allée rendre visite chez les Petites Soeurs de Foucauld, car quelqu'un m'avait demandé de leur donner une lettre). C'est évident, on le sent alors, que les mystiques ne s'installent absolument pas par hasard dans le désert. C'est un endroit où on est deux. Ou plutôt où on est seul, mais où on est seul bien, c'est une solitude formidable. On a enfin du temps, temps que la galette cuise, temps que l'on marche, temps du soleil, de la nuit, du chaud, du froid. J'ai renoué avec le temps. C'est lénifiant. Et plus on travaille et se crée des obligations, plus on oublie cela. J'aurais pu rester beaucoup de temps en plus. Il fallait que je rentre pour plein de raisons. Mais j'aurais dû prévoir de ne pas rentrer. (...) Il n'y a pas de pollution. Et donc une qualité de lumière inouïe que l'on a oubliée, sauf lorsqu'on fait du ski de glacier. On a une idée de la rotondité de la terre que l'on n'a qu'en bateau. Il n'y a ni repères ni bornes. Il n'y a pas de bornes ! Ce qui peut faire très peur, mais peut aussi être absolument exaltant. Je ne connaît rien aux étoiles, mais les Touaregs, si (ils n'ont pas GPS, ou lorsqu'ils en possèdent un ne l'utilisent pratiquement pas car la tradition de se diriger aux étoiles est ancestrale), et à les écouter on prend conscience des étoiles. Ce qui crée une rotondité seconde par rapport à celle de la terre, comme dans un planétarium si l'on veut. Les deux rotondités se redoublent.


Vous parliez précédemment d'une adresse, et l'on pense à une adresse à quelqu'un d'autre. Or manifestement, le désert offre une fascination d'ordre terrestre, matériel, physique. Ce sont les pierres, l'horizon ou encore les étoiles, que l'on ressent le plus profondément. Quelle est donc cette adresse : à Dieu, au silence, à la nature, à la beauté de la nature, à quelque chose d'autre ?
Il me semblait que c'était une adresse à quelqu'un d'autre ce soir là. Au bout d'un moment je me suis demandée ce que j'étais en train de faire. Ce n'était pas entre moi et moi. Ce n'était pas non plus entre moi et la nature. Je ne sais pas comment ça s'appelle... Je ne sais plus comment ça s'appelle... C'était disons entre moi et un principe des choses... et on se sent exister extrêmement fort. Mais ce n'est pas un oubli du corps en revanche. Parce que le corps dans le désert reprend ses droits violemment. On l'oublie car à moins qu'on soit un sportif ou à moins qu'on fasse l'amour, on oublie son corps. On n'a pas le temps, on somatise. Alors certes le corps par moment se rappelle à nous. Mais dans le désert, on n'oublie pas son corps car son corps fonctionne divinement bien. On sent ses jambes, on sent ses bras, on sent sa respiration. Fumer dans le désert par exemple est une aberration : Tout d'un coup, on se sent obscène... Et dans ce sens là, pas ce soir là évidemment, le désert n'est absolument pas spirituel. Je m'étais dit que je reviendrais. Et puis sur ce le temps a passé, j'ai fait un autre film, d'autres choses, j'ai des enfants. Mais là je repars, et je vais partir trois ou quatre fois de suite. Et là j'ai quelques angoisses, c'est beaucoup pour une femme qui n'est pas habituée. Le sujet de mon film étant la lâcheté, je me dis que vue la famille que j'ai, j'aurais eu vingt ans en Quarante, qu'aurais-je fait ?... C'est vrai qu'il y a des choix historiques que l'on fait à des moments donnés de la vie qui sont le fruit de son éducation. Il y a un feu dans une maison, à moins qu'il y ait un de mes enfants dedans, je ne suis pas sûre que je m'y jette pour sauver quelqu'un. Je suis dans le désert avec d'autres personnes et l'on manque d'eau. Je ne suis pas sûre que je donne ma part. Si on n'est pas préparé, on n'est pas un héros.


Le désert en permettant un recentrement sur soi, permet-il de retrouver une certaine neutralité culturelle, si tant est qu'elle existe ? Permet-il de rompre avec ses origines ? Oui, rompre est le bon mot. Mais si l'on n'a aucun moyen de réflexion, de discussion, on reste dans sa culture. On peut peut-être réfléchir à quelque chose que l'on n'aurait pas faite bien. Le désert change les hommes, il y a ceux qui craquent par exemple, ceux qui vont mieux. C'est très secouant. C'est une rencontre, bizarrement. On peut réfléchir mais je ne crois pas que fondamentalement l'on change d'opinion.


Mais alors pourquoi installer vos personnages dans le désert ?
Parce que je les mets en situation de survie. Il partent normalement, comme vous et moi. On trouve un astrophysicien à la retraite ; un jeune cadre dynamique, mariée à une "Bimbo", qui a l'air parfaitement idiote, mais dont on s'apercevra que comme par hasard elle sera la seule à écouter le silence ; un jeune homme qui a pris de la dope autrefois, va mieux mais pas encore très bien ; l'américain géologue qui vient là prétendument pour les cailloux mais en fait parce qu'il veut quitter sa femme ; deux frangines. Ces gens-là tout d'abord vont perdre quelqu'un, ce qui est évidemment anxiogène. Cela m'est arrivé. On l'a retrouvé après cinq heures. Mais pendant la recherche, on ne savait pas dans quel état il serait si on parvenait à le retrouver. Dans le désert dix-huit heures sans eau c'est la mort, ou bien un oedème cérébral. Perdre un équipier, c'est aussi perdre du temps et donc des réserves d'eau. Mais pour eux, cela ne se passe pas trop mal, le petit qui était perdu est retrouvé. Ensuite, ils vont être razziés. Cela existe en ce moment, certes de moins en moins depuis qu'il y a eu la rébellion touareg. Les Touaregs ont toujours fait des razzia (ces razzia existent aussi chez les bédouins arabes). Une razzia consiste en deux cents à trois cents personnes à chameaux et chevaux qui fondent sur une tribu, en emmènent une partie comme esclaves. (c'est pour cela qu'une partie des touaregs est très noire de peau, car descendant d'esclaves africains), etc. A cette coutume se rajoute le fait que le territoire des Touaregs soit sur six pays : Burkina Fasso, Mauritanie, Niger, Mali, Libye et Algérie. En outre, les touaregs, comme les tziganes, n'ont jamais voulu être sédentarisés, jamais voulu payer d'impôts, jamais voulu parler arabe, etc. Leurs coutumes sont donc particulières. Ce sont des gens du voile (les hommes sont voilés, non les femmes ; les femmes ont le droit de ne pas arriver vierges au mariage, c'est la femme qui possède la tente, car elle la tisse depuis qu'elle a l'âge de six ans. Donc si l'homme divorce, il est à la rue, au désert... ; les hommes ont l'humour très leste, très anglais). Par ailleurs les pays auxquels ils appartiennent aujourd'hui sont passés via la colonisation aux Noirs. Les touaregs se retrouvent donc sans poste. A un moment ils se sont donc rebellés (1993), et la rébellion des Touaregs a été largement réprimée (ils se sont retrouvés dans des camps, etc.). Mais ces touaregs, dont une partie fut entraînée dans les légions de Kadhafi, ont gardé leurs fusils et de temps en temps à dix dans une jeep, font une razzia sur une méharée de touristes et prennent tout ; ce qui se passe dans mon film. Il en résulte qu'un des membres de l'équipée, un vieux touareg resté là, sera mourant. L'un des coéquipiers, pour obtenir l'eau dont lui-même manque, va alors le tuer. Et les autres resteront muets. Un peut comme dans le film Délivrance.


Le désert fonctionne t-il ici autrement que comme un isoloir ?
Il fonctionne essentiellement comme cela. Ils n'ont ici aucun moyen de se sortir de ce lieu et de cette dynamique de groupe. Ils doivent s'en sortir par eux-mêmes.



Comment filmer ?
Je n'ai pas envie de filmer en scope, format utilisé dans Un thé au Sahara par exemple. Je pense que je vais filmer en 1/85 [plus petit que le scope]. Je ne sais pas encore si les moments dramatiques doivent être filmés dans des décors sublimes ou au contraire des terrains très difficiles. Comme le disait Godard, un travelling, c'est politique. Le choix des décors et du cadre, dramaturgiquement ça a du sens ! Pour moi, le soleil, comme dans Iphigénie, c'est tragique. Contrepoint donc. Donc peut-être que les décors seront somptueux. Cela se sent physiquement. Je verrai.


La difficulté d'écouter de la musique européenne dans le désert m'avait frappé. Quelle musique aller vous mettre ?
Mes chameaux vont chanter un Agnus Dei ! Je souhaiterais en effet une prière, une demande de pardon. A partir du moment où ils ont tué ce vieux touareg pour avoir son eau, c'est tellement bestial, que les animaux deviennent intelligents et se mettent à chanter à Dieu pour lui demander pardon du péché des hommes. J'escompte que ça fera rire certes, mais réfléchir aussi...


Quand on part tourner dans le désert, qu'est-ce qui importe dans le choix des acteurs ?
Ça c'est un vrai problème. Si je veux de l'argent, il faut des noms. On appelle ça (d'un mot américain comme par hasard) des acteurs bancables. Si vous voulez être passé sur une chaîne, c'est ce qu'il faut. Or les gens connus, veulent être logés, etc. Or, je veux un casting de campeurs, de gens qui dorment sous tente, et ce pendant sept semaines ! Pour l'équipe je serai draconienne : il faut des gens qui soient allés dans le désert, qui aient déjà fait des films, etc. Ce que je redoute, c'est la solitude des gens. Ici on reste entre soi tout le temps. Le soir après le tournage, on ne retrouvera pas d'amis, ni sa femme, ni ses enfants, on reste avec l'équipe. Pour trente personnes qui vont mijoter (il n'y a pas d'autre mot) pendant sept semaines, il faut des aménagements. Ainsi on ira à Ténia en Libye, car c'est près d'un village, d'une oasis où il y a une sorte de convivialité extra équipe qui permettra de ne pas rester entre soi. Je prétends que quand on joue une comédie on est bien, et une tragédie on est mal, car on ne rêve, on ne pense pas des même choses. Au théâtre on profère, au cinéma on est pris par la caméra toute la journée, on est envahi par le film.


Ce film là est assez psychologique. On y parlera certainement beaucoup. Or le désert, je me le rappelle, m'imposait presque un mutisme absolu. Qu'en sera t-il ici ?
Dans le désert, j'étais partie avec mon frère. Je ne l'avais pas prévenu, et j'avais pris avant de partir mon billet de retour. Puisque j'étais là, il m'a dit de rester. On parlait un peu vers quatre heures du matin, au début de la marche. On marchait sans se regarder. Nous nous disions nos haines et désirs les plus forts. C'étaient des confidences incroyables que nous nous faisions et que nous ne nous serions jamais faites ailleurs. Et puis après, le soleil se levait c'était vers six heures. Et nous ne nous parlions plus, sans doute parce que le soleil nous éclairait. Et ce jusque vers six heures du soir où là tout le monde se retrouvait. On ne parlait pas entre temps.

Certes mais là, dans ce film ?
Là, non, ils ne parleront pas. Sauf dans la tempête de sable où ils s'insulteront, à un moment du film. C'est complètement irréaliste, car dans une tempête de sable on ne parle pas pour ne pas avaler de sable. Mais c'est shakespearien comme scène et je la veux ! Sinon je filmerai leur silence. Je les filmerai marchant seuls dans le désert. Car on se parle à soi en marchant.


Qu'apprend t-on dans le désert ? Ou plutôt qu'est-ce qu'un Touareg, c'est à dire quelqu'un qui a vécu sa vie entière dans le désert ?
Tellement différent. L'idée de la mort par exemple est différente : ils ont une façon de faire leur deuil très différente et notamment manifestement beaucoup moins tragique. On parle de "finir son temps de vie ". En outre, ce sont des gens courageux. Un Touareg ne pleure pas, c'est impoli. Ils ont de l'humour. Tout est tourné en dérision chez eux. Ce sont quand même les seuls adultes que j'ai vus littéralement se rouler par terre de rire, les jambes en l'air. Comme dans les bandes dessinées. Dans un groupe d'homme voilé, le moyen de reconnaître un Touareg, parmi d'autres personnes c'est de les faire rire : quand ils rient, les Touaregs se roulent par terre avec la gandoura qui se relève. Et ça c'est joyeux à regarder ! Il y en a quatre dans mon film, et à des positions hiérarchiques différentes (c'est une société très hiérarchisée).


Mais si on caractérisait l'effet du désert sur un homme, ce serait par quoi ?
Je ne sais pas... Demandez à Théodore Monod. (...) Une phrase que j'ai souvent entendue : "vous connaissez rien". Par exemple, si je vous demande le prénom de votre père vous pouvez me le dire, de votre grand-père paternel vous pouvez encore me le dire, si je vous demande le prénom du père du père de votre père, c'est fini ! Eux connaissent leur ascendance depuis deux cents ans au moins, cousins cousines, etc. Parce que c'est très important de savoir de qui on est de qui on est de qui on est... Nous, on ne sait pas de qui on est, et on se débrouille.


Sont-ils solidaires entre eux ?
Oui je crois. Bien qu'ils se soient fait des razzia, des guerres entre eux, etc. Il y a beaucoup de clans. Il faut faire des alliances, prendre du temps. Si on ouvre une échoppe, il faut payer aux tribus une petite somme par exemple.


21H30, Brigitte Rouant doit absolument partir...

J.C.

Article paru dans Sénevé


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