Pour toutes les religions, le monachisme est caractérisé par le triple principe de l'éloignement volontaire du monde, de la discipline de la vie solitaire, et du renoncement aux biens matériels, à la famille et à l'indépendance. De fait, la religion chrétienne a vu naître en son sein des formes très variées de communauté, ne serait-ce que dans les lieux où les moines se retiraient pour passer leur existence à prier Dieu. Se retirer du monde, certes, mais où trouver l'hors-du-monde ? Dans quel endroit entend-on le mieux la voix de Dieu ? Dans un lieu de forte présence humaine si on ne peut faire autrement (faute de moyens ou par contrainte extérieure) ou si on veut porter témoignage auprès des hommes (il s'agit alors de se construire malgré tout un espace réservé et isolé, propice à la prière) ? Ou dans une contrée retirée et dissuasive, une côte battue par les flots, une forêt profonde à défricher, une plaine balayée par le vent ? La réponse a été source d'hésitation dès les premières générations de chrétiens. La volonté de suivre Jésus jusqu'à sacrifice de sa vie ("Qui perdra sa vie pour moi, la sauvera") avait trouvé dans les persécutions romaines sa figure-type dans le martyr, image du vrai et parfait disciple du Christ. A partir du IVème siècle, la "sequela Christi", la "suite" du Christ, doit changer de forme, avec toujours cet idéal de sacrifice, de souffrance en souvenir du Rédempteur. La retraite dans un lieu hostile a paru à beaucoup la solution digne de faire écho à l'Amour de Dieu. Cependant, là encore, où ?
Une des réponses possibles à cette question était le désert. Elle s'imposa à ceux qui, imprégnés de la Bible, se souvenaient de l'Exode, et de Jean le Baptiste. Pas n'importe quel désert, mais celui du peuple juif mis à l'épreuve par son Dieu : le désert d'Egypte1. Ce fut par exemple le choix de Saint Jérôme, mais un choix prenant en compte particulièrement deux aspects de ce milieu hostile : l'aridité pour y trouver la joie, la solitude pour y rencontrer Dieu.
Mais les privations liées à la vie au désert sont, pour Jérôme, source de joie beaucoup plus que de souffrance. En effet, lorsqu'il écrit à son ami Héliodore, pour le convaincre de le rejoindre dans le désert, il utilise tour à tour tous les moyens rhétoriques pour lui faire entrevoir les plaisirs d'habiter au plus près de Dieu : certes "le désert aime ceux qui sont dépouillés", mais "je ne veux pas que tu t'effrayes de la difficulté de l'ancien voyage ! Tu crois au Christ, crois donc aussi à ses paroles : Cherchez d'abord le royaume de Dieu et tout le reste vous arrivera par surcroît. Ne prends même pas de besace, ni de bâton. On est assez riche quand on est pauvre avec Dieu." Après un passage beaucoup plus agité, où le moine tente de réveiller plutôt vigoureusement son compagnon, il retrouve le ton lyrique : "Notre discours a franchi les récifs ; sorti des rochers creusés par les vagues écumantes, notre frêle esquif a gagné le large ; ouvrons donc les voiles au vent ! (...) O désert verdoyant des fleurs du Christ ! O solitude, où naissent ces pierres fameuses, desquelles -selon l'Apocalypse- se bâtit la cité du grand roi ! O ermitage qui jouit de la familiarité divine ! Frère, que fais-tu dans le monde, toi qui es plus grand que le monde ? Jusqu'à quand un toit t'oppressera-t-il de son ombre ? Jusqu'à quand t'enfermera la fumeuse prison de tes cités ? Crois-moi, il me semble contempler ici un jour plus lumineux ! Je jouis d'avoir rejeté le fardeau de la chair et de m'envoler vers le ciel brillant et pur. Tu redoutes la pauvreté ? Mais le Christ appelle les pauvres bienheureux. Le travail t'effraie ? Mais nul athlète n'est couronné sans avoir sué. Tu songes à la nourriture ? Mais la foi ne ressent pas la faim. Tu crains de meurtrir sur la terre nue tes membres étiolés par les jeûnes ? Mais le Seigneur gît avec toi. Ta tête, malpropre, se hérisse d'une chevelure inculte ? Mais la tête, c'est le Christ. Les solitudes infinies du désert t'effraient ? Mais toi, parcours donc en esprit le Paradis. Chaque fois que tu y monteras par la pensée, tu ne seras plus dans le désert ! Rude, parce que privée de bains, ta peau se rétracte-t-elle ? Mais qui s'est lavé une fois dans le Christ n'a pas besoin de se laver encore. Bref, écoute ces mots de l'Apôtre qui répondent de tout : Les souffrances de ce siècle ne sont pas proportionnées à la gloire future qui se révélera en nous ! " (Lettre 14, à Héliodore, in "Lettres de Saint Jérôme", trad. J.Labourt, CUF, Paris, 1982). Phénomènes atmosphériques, réminiscences de sa culture antique, imprégnation de la Bible, des Evangiles en particulier, toutes les expériences de Jérôme se fondent dans une pure joie, dans un bonheur d'être à travers le désert plus proche du Christ et de sa Parole. Cette projection eschatologique de la vie présente, fonctionne à plein pour le lecteur à travers la qualité littéraire du texte de Jérôme3. Le but du monachisme du désert est bien d'être conforme au message du Messie, mais plus encore d'être pleinement à l'image du Christ.
Le désert de saint Jérôme est comme un gigantesque monastère, saturé de la présence de Dieu, où la vaillance des moines n'a d'égale que leur joie à servir le Christ et à se comporter en frères, à se mettre au service les uns des autres. Bien sûr le désert est plein d'ennemis, et rempli de difficultés : les moines n'y vivent pas bien : "pour moi, le désert avidement saisi m'enserre de ses limites : désormais ne m'est plus permis ce que j'ai jadis refusé." écrit Jérôme, malade, à son ami Florentinus, dans la lettre 5. La solitude lui pèse sans doute, et il exprime à plusieurs reprises sa joie de recevoir des nouvelles et des messages de ses amis et parents. Mais c'est dans le désert, nouveau paradis terrestre, où "les fleurs du Christ verdoient", où les moines domptent les bêtes sauvages (le brave lion au coussinet si délicat), où les serpents deviennent les plus farouches défenseurs des hommes de Dieu, que ceux-ci vivent heureux : ils y trouvent la trace vivante, dans le vent, dans le sable, dans les félures du sol, du passage de Jésus : "Jérôme, où es-tu ?" "Je suis là, Seigneur ! J'ai entendu ton pas dans le jardin, et je n'ai plus eu peur parce que je suis nu, car le désert aime qu'on soit nu. Et je me suis montré."
Article paru dans Sénevé
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