L'infidélité: un grand mythe littéraire ?

Agnès de Ferluc


Manon Lescaut, La Dame aux Camélias, Emma Bovary, Anna Karénine... « Il n'y a pas de plus beau sujet en littérature que la mort d'une belle femme » a dit Edgar Poe; on pourrait compléter: d'une belle femme infidèle. La fidélité semble ne pas faire recette en littérature... (Je me bornerai ici à analyser, tâche déjà par trop immense, le thème de la fidélité en amour). Si la fidélité c'est faire ce que l'on dit, respecter une promesse, l'ambitieuse promesse d'aimer toujours semble se construire en dehors du mariage, sacrement-institution qui en a pourtant la vocation. Qu'en est-il et pourquoi? L'analyse du corpus des grands romans laisse apparaître que l'infidélité en est l'un des sujets majeurs. Cette fascination paraît typique de l'Occidental et semble reposer sur le mythe d'un amour-passion, inévitablement lié à la mort et même à la séparation, et de là, incompatible avec le mariage.

Fidèles et heureux: les grands absents de la littérature...

Dressons un petit panorama, guère exhaustif évidemment, de la littérature classique: il semble bien difficile d'y trouver un modèle de couple fidèle. Pense-t-on à Ulysse et Pénélope? L'on conviendra que l'intérêt de l'Odyssée n'est pas dans la peinture d'une paisible vie à Ithaque... Il est bien plutôt dans la confrontation à d'autres femmes, qui permet à Ulysse d'éprouver son identité. Si la littérature est initiatique, elle peut mener sur le chemin d'une vie droite, certes. Mais cette vie est menée au-delà de la littérature une fois que celle-ci a accompli son oeuvre de formation, via les inévitables détours de l'initiation, semble-t-il. Giono s'est d'ailleurs fait fort de suggérer, dans son très joli roman La Naissance de l'Odyssée comment la réputation d'Ulysse repose sur un mensonge : bien loin de n'aspirer qu'à retrouver sa douce Pénélope, Ulysse aurait profité en toute liberté du temps passé avec Calypso et les autres ; ce ne serait qu'a posteriori, pour se parer des atours du héros, qu'il aurait inventé que la seule fureur des dieux l'avait retardé... Pénélope est livrée au même soupçon!
Ulysse et Pénélope... que peuvent-ils bien se raconter?


La clôture de l'oeuvre sur la paix à Ithaque fait penser à l'éternelle formule: « Ils se marièrent, vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants », conclusion des contes, des comédies. Mais c'est après ce happy end que tout commence! Quel autre couple célèbre vient à l'esprit? Tristan et Iseult sont fidèles l'un à l'autre... Oui, mais ils le sont au prix de l'infidélité d'Iseult au roi Marc, alors qu'elle lui était promise, et surtout au prix de l'infidélité de Tristan qui devait la lui ramener, en tant que vassal lié par la foi à son suzerain. Leur passion n'a rien de libre et la durée de leur amour doit beaucoup au philtre magique. Et quelles sont les femmes qui restent fidèles à leur mari? Pour un temps, la Présidente de Tourvel, dans les Liaisons dangereuses, mais sa chasteté semble n'avoir été infligée au lecteur que pour accentuer le contraste avec sa chute lorsqu'elle s'abandonne à Valmont. Elle s'oppose à la princesse de Clèves, l'héroïne éponyme du roman de Mme de Lafayette où mariage et honneur sont saufs, mais sans bonheur.

C'est que le topos « souvent femme varie » sous-tend nombre de romans, et l'on rêverait parfois d'illustrations quelque peu développées et incarnées de ce que Jules Michelet énonce en ces termes : « La femme change et ne change pas. Elle est inconstante et fidèle. Elle va muant sans cesse dans le clair-obscur de la grâce. Celle que tu aimas ce matin n'est pas la femme du soir. Ne crains pas de t'ennuyer, car elle changera sans cesse. Ne crains pas de te confier, car elle ne changera pas1»

En définitive, comme le constate Denis de Rougemont dans L'Amour et l'Occident, « l'amour heureux n'a pas d'histoire dans la littérature occidentale ». Est-ce parce que, comme le disait Gide « c'est avec de beaux sentiments que l'on fait de la mauvaise littérature »? Est-ce parce que, selon l'incipit d'Anna Karénine : « Les familles heureuses se ressemblent toutes, les familles malheureuses sont malheureuses chacune à sa façon.» ? L'oeuvre littéraire, à la différence par exemple d'un opuscule scientifique, lu pour son utili-té 2, ne peut espérer survivre que si elle suscite le désir du lecteur. Les obstacles à l'amour heureux et le côté « passionnant » de l'amour-passion seraient alors autant de « trucs » pour générer les rebondissements d'une intrigue captivante.

Comment trouver le «truc » des 99 centièmes de la littérature occidentale.


L'amour passion: l'amour de l'opposition à la société

D'où vient cette fascination? D'où vient que l'on en retient bien plus souvent ce côté passionnant que le drame et la douleur qui sont le plus souvent associés à ces passions d'amour? D'un défaut inhérent à l'institution du mariage, qui tuerait tout amour ? Ou d'une «conception de l'amour typiquement occidentale, dont on n'a peut-être pas vu qu'elle rend ce lien du mariage, dès l'abord, insupportable?3 »

La thèse de Denis de Rougemont, que je simplifie ici de façon abusive, en vous renvoyant à son ouvrage très intéressant dès que vous sursauterez lors de mes transitions fort abruptes, est que l'occidental « aime au moins autant ce qui détruit que ce qui assure le bonheur des époux4», que l'amour-passion destructeur le fascine bien plus qu'il ne l'inquiète...

Cette conception s'appuie sur un grand mythe, fondateur de la littérature occidentale, celui de Tristan et Iseult. Il y a là pour lui plus qu'une oeuvre d'art, singulière et tirant sa valeur du talent de son auteur ; c'est véritablement un mythe, d'origine collective et traduisant les règles de conduite d'un groupe social et religieux, capable d'imprégner à notre insu nos représentations, nos chimères. Qu'évoque le mythe de Tristan et Iseult? Le fait obscur et inavouable que la passion est liée à la mort. C'est d'ailleurs ainsi que s'ouvre le texte du Tristan de Bédier: « Seigneurs, vous plaît-il d'entendre un beau conte d'amour et de mort? »
Tristan et Iseult : un beau conte d'amour et de mort...
Ce «conte» naît dans le contexte de l'amour courtois, et marque l'invention du roman. Il est à cet égard intéressant de noter que la naissance de l'amour courtois et de ses règles naît au XIIième siècle, époque d'une crise du mariage. Le mariage est devenu pure et simple occasion de s'enrichir et d'annexer des terres, via la dot ou l'héritage espéré. La répudiation était possible quand « l'affaire » tournait mal. L'amour courtois opposait donc à cet état une fidélité indépendante du mariage légal et fondée sur le seul amour, dans la consécration respectueuse à une « dame » dotée de toutes les perfections. Mais la particularité de la fidélité courtoise, c'est qu'elle s'oppose autant au mariage qu'à la consommation de l'amour. « Cela n'est plus l'amour, qui tourne à réalité » chantent les troubadours. Car, comme on le voit dans Tristan et Iseult, ce que les amants aiment c'est l'amour, le fait même d'aimer, mais ils ne s'aiment pas, comme le confesse Iseult à l'ermite Ogrin:
« Il ne m'aime pas, ne je lui
Fors par un herbé dont je bui.»
On peut rapprocher cela de l'amabam amare, de saint Augustin: J'aimais à aimer (mais je n'aimais pas encore d'amour véritable, continue-t-il, dans ses Confessions). Ils ont besoin l'un de l'autre pour brûler, non de l'autre tel qu'il est, dans sa présence, mais de son absence. La séparation des amants résulte ainsi de leur passion même. Ainsi, dans Tristan et Iseult, lorsque ce sont les circonstances sociales qui menacent les amants, Tristan bondit par-dessus l'obstacle, et va retrouver Iseult lors de la nuit qui précède son départ alors que Marc l'a chargé d'une nouvelle mission. Mais quand plus rien d'extérieur ne menace les amants, qu'ils sont seuls dans la forêt et que le roi Marc les découvre endormis, c'est Tristan lui-même qui a placé entre leurs corps son épée en signe de chasteté volontaire. La volonté de séparation s'avoue plus forte que la passion. Cette épée, marque d'un suicide symbolique, montre combien cet amour-passsion ne débouche pas sur la fécondité mais bien sur la mort, ou du moins sur la volonté de mort. On retrouvera cette thématique de l'obstacle dans toute la littérature. Cet obstacle est le plus souvent social : les amants sont par ailleurs mariés, ou de condition sociale par trop différente. Ainsi, c'est souvent des étoiles que tombent amoureux les vers de terre 5. Mais le tragique vient aussi du sentiment que, lorsque le bonheur serait possible, l'un des deux se convainc qu'il demeure un obstacle. C'est ce qui me semble à l'oeuvre dans Cyrano de Bergerac, d'Edmond Rostand. Cyrano s'impose le silence parce qu'il est persuadé de sa propre laideur, face à l'inaccessible Roxane, qui, du haut de son balcon et de sa perfection, recquiert la beauté des corps et des mots.
«Ah! non! c'est un peu court, jeune homme! »


Et c'est encore de cette volonté de séparation que vient, je pense, la fortune littéraire de la lettre d'amour. La lettre, « sermo in absentia6 », naît en effet d'une séparation. De plus, elle offre un support au lyrisme du passionné, qui n'a de cesse de vouloir décrire ce que, selon lui, les mots ne suffisent pas à décrire, moyen de se contempler dans cet état amoureux, et légitimé par l'idéal de connaissance de soi. Malgré ce qu'ils en disent, les amoureux possédés d'une telle passion préfèrent peut-être inconsciemment se voir écrire une lettre qui déplore l'absence de l'autre que de se retrouver de fait en sa présence! En effet, la fidélité de Tristan et Iseult l'un à l'autre n'est parfois que le masque d'un double narcissisme : l'on sent même çà et là percer dans leur passion une haine de l'être aimé. C'est pourquoi l'amour-passion, bien qu'il promette fidélité, ne peut se voir enfermé dans les liens du mariage, qui assureraient pourtant aux deux amoureux de se côtoyer, et ce même dans les cas où ils ne s'en tiendraient pas à une chasteté courtoise.

Prolongements

Si cette thèse a le mérite d'historiciser les mythes de l'amour, alors qu'on les considère toujours comme éternels, il semble peut-être abusif de situer la naissance d'une telle conception de l'amour au XIIième siècle. Si tel est le propos de Denis de Rougemont, c'est que la parenté avec l'hérésie cathare ne fait pour lui aucun doute. Les cathares tentent de libérer leur âme, prisonnière de leur corps charnel ; pour s'unir totalement à Dieu, dans l'absolu et l'infini. Leur manichéisme considère le corps comme créé par le Mal. L'âme aspire à s'en échapper par la mort, passage nécessaire pour se fondre en Dieu. Cela commence par une pureté terrestre et notamment une chasteté complète. Cette hérésie vient d'un manque de pédagogie : à l'époque, l'Église n'a pas assez insisté sur la réalité de l'Incarnation, et sur le fait que la rédemption commence ici-bas. L'amour charitable du prochain (agapé) est la pierre d'angle d'une conduite construite dans la fidélité, parce qu'elle peut faire l'objet d'actes de volonté, se distancier de l'amour-sentiment et faire l'objet d'un commandement7. L'antinomie raison/passion avait déjà connu ses heures de gloire dans l'Antiquité, et nul doute que l'amour qui unit Didon à Énée, la menant jusqu'à la mort, soit plus de l'ordre de la passion que de l'Agapé. Il convient cependant de souligner l'originalité de la critique morale de l'amour-passion qu'effectue Rougemont : elle ne concerne pas, comme souvent, l'esprit de jouissance effrénée opposée à une retenue bien préférable, mais la retenue que s'imposent paradoxalement les amants passionnés, comme le montre l'explicitation du lien entre passion, mort et séparation.

Pour ne prendre qu'un exemple, c'est ce schéma qu'utilise Balzac à l'appui de ses thèses sociales et politiques, dans le Lys dans la vallée. Madame de Mortsauf reste fidèle à son mari, un homme sombre et violent malgré l'amour —partagé— que lui porte le jeune Félix de Vandenesse8.
Honoré de Balzac
Elle mourra cependant, tourmentée de savoir qu'il a une liaison loin d'elle. Balzac situe l'action en 1827 et s'appuie sur ce schéma hérité de l'amour courtois pour montrer la tragique stérilité et la marche vers la mort de l'ancienne noblesse, engoncée dans la fidélité à ses principes de l'Ancien Régime et incapable de s'allier à la nouvelle noblesse issue de l'Empire. Blanche de Mortsauf, en refusant de se donner à Félix de Vandenesse, constitue le symbole de cette danse macabre.

Quid de la fidélité?

On me reprochera légitimement d'avoir été partiale et simplificatrice dans le choix de mes exemples: il arrive que l'on voie des couples heureux et fidèles. Je n'en citerai que deux. Dans chaque cas, l'auteur qui le dépeint se sent cependant obligé de l'opposer à un couple d'amants passionnés, par un souci artistique de contraste harmonieux, comme les peintres ont recours aux couleurs complémentaires, chacune soulignant la particularité de l'autre, autant que pour ne pas lasser le lecteur ou se voir qualifié de naïf, sentimental. Le premier couple se trouve dans les Mémoires de deux jeunes mariées , de Balzac. On y lit les lettres que s'échangent deux amies, à l'issue de leur éducation au couvent. D'un côté, l'ardente et fière Louise de Chaulieu, ne vivant que pour brûler, qui se choisit un cavalier servant, puis pour esclave et mari un Espagnol féru d'amour chevaleresque (encore!) , qu'elle tue en deux ans par ses exigences, avant de se passionner pour un bel et tout jeune artiste, et de mourir au bout de trois ans d'une jalousie infondée. De l'autre, la tranquille et docile Renée de Maucombe, mariée par raison à un nobliau dont elle s'évertue à faire un mari heureux, lui donnant une famille et une belle situation politique, à force de tendresse, de patience et de volonté. Aux très belles pages que lui prête Balzac sur la joie d'avoir rendu son mari heureux et la douceur de la maternité répondent celles de Louise la passionnée, méprisante pour la résignation initiale de Renée (« jusqu'à quel point la vertu est-elle le calcul?»). C'est l'occasion pour Balzac de s'interroger de façon nuancée sur le mariage bourgeois et sur son importance dans la stabilité de la société. Car on remarque que, contrairement au schéma courtois, et figure étonnamment moderne, Louise épouse chaque fois celui qu'elle aime... Mais si les deux femmes s'accordaient au départ pour reconnaître à Louise un plus grand bonheur, la stérilité (on revient encore sur ce thème de la mort liée à la passion) de ses mariages finit par lui faire envier le calme épanouissement de Renée. De même, et vous pardonnerez cet excursus hors de la littérature française, l'Anna Karénine de Tolstoï, grand roman de l'adultère, s'ouvre et se clôt non sur l'héroïne, mais sur Levine, dont l'heureux mariage avec Kitty occupe des chapitres entiers, dans la peinture de leur joies simples et douces, que tourmentent cependant quelques inquiétudes, précisément, au sujet de l'infidélité. Le projet initial de Tolstoï, rendre Anna détestable et faire de Lévine et Kitty deux saints, s'est chargé de l'épaisseur du réel, au profit de la figure d'Anna, que l'on comprend et à qui l'on s'attache, et qui devient le sujet principal du roman: victoire symbolique de la passion, que Tolstoï s'est reprochée ensuite.

Anna Karénine, vue par Vivien Leigh
Le topos de l'amour-passion, qui hante nos représentations et notre littérature, est ainsi évoqué par les vers d'Aragon :
«Il n'y a pas d'amour qui ne soit à douleur
Il n'y a pas d'amour dont on ne soit meurtri
Il n'y a pas d'amour dont on ne soit flétri
Et pas plus que de toi l'amour de la patrie
Il n'y a pas d'amour qui ne vive de pleurs
Il n'y a pas d'amour heureux
Mais c'est notre amour à tous deux
9 »
Louis Aragon
«Douleur», absence de félicité, « mais » repli sur cet amour qui isole du monde et de ses lois, choix assumé de la souffrance et de la mort. , en sont les caractériques, héritées de l'amour courtois née d'une crise du mariage au XIIième siècle. A l'inverse, la «fidélité se fonde sur un refus initial et juré de cultiver les illusions de la passion10. » La femme n'est pas le but de l'homme, sublimée, mi-déesse mi-bacchante, mais son égale. La fidélité se veut lucide mais non désenchantée, veut opposer la raison à la passion, mais avec une certaine dimension de folie dans l'ampleur de ce qu'elle promet. Elle n'exclut pas la souffrance ni la douleur, mais préfère à l'idéal de fusion celui de la communion. Peut-être a-t-elle renoncé à se dire en littérature, considérant que son choix de la sobriété, des petits actes, est de peu de poids face au lyrisme et à la volonté de se dire, caractéristiques de la passion et du désir...

A.F
Index du numéro.