Chez les trappistes de Sept-Fonds en 1772.

Prêtre Sans-nom


Retrouvés par hasard par un gentleman anglais dans une brocante et gracieusement offerts à la bibliothèque municipale de Saint-Étienne, voici des extraits d'un manuscrit de la main d'un prêtre franc-comtois anonyme, qui a parcouru la France à pied et s'est retrouvé un jour dans l'abbaye cistercienne de Sept-Fonds. Ou comment l'étranger est honoré au nom du Christ.

Dès que nous eûmes passé la Loire, nous fûmes dans le Bourbonnais. Le peuple y paraît bon, honnête, obligeant, doux et retenu dans ses paroles. La bonne odeur que répand la sainteté édifiante des solitaires mortifiés de Sept-Fonds n'y contribue pas peu.

Nous arrivâmes à Sept-Fonds le 4 septembre [1772] sur les dix heures du matin. Cette maison où s'observe à la rigueur la règle de saint Benoît rétablie par saint Bernard et remise en vigueur au dernier siècle par Dom Jean Armand le Bouthillier de Rancé, abbé de Notre-Dame de la Trappe, est située dans une plaine, à une lieue de la Loire.



Un 4 septembre 1772 à dix heures du matin...

Nous sonnons à la porte ; un frère convers, quoiqu'à la barbe rouge et fort laid, nous ouvre et nous reçoit avec beaucoup de douceur et d'affabilité. Ces frères lais ou convers sont habillés à peu près comme nos ermites de Franche-Comté. Ils sont plus de cinquante, de tout art, métiers, etc. Il avait mauvaise mine et bon jeu. Il nous fit une profonde inclination. Nous ayant demandé si nous souhaitions voir la maison et lui ayant répondu affirmativement, il nous fit traverser la première cour et nous conduisit par un corridor dans un salon à droite assez propre. Il nous quitte et nous prie de nous reposer. Les religieux du chapitre sont habillés à peu près comme les Chartreux, si ce n'est qu'ils n'ont point de ceinture, que leurs habits sont plus mal faits, d'étoffes plus grossières, tout rapetassés et recousus. Un instant après arrivent deux Pères en silence, la tête et les yeux baissés qui, en arrivant, se jettent tout étendus devant nous, le visage contre terre. Trementes ceciderunt super terram in faciem suam1. Ils se relèvent, nous embrassent l'un après l'autre, ecclésiastiques et séculiers, nous conduisent toujours en silence au bas du choeur de l'église, où, après nous avoir donné de l'eau bénite, ils se prosternent comme la première fois. Nous nous mettons à genoux; après être restés quelques temps, ils se lèvent et nous conduisent dans un autre salon, nous y font une lecture sur l'Imitation et s'en retournent comme ils sont venus.

Après avoir nourri notre âme de la Parole de Dieu et de bons exemples, on nous procura la nourriture du corps. On nous fit servir du pain, du fromage, des fruits excellents et du bon vin pour rafraîchir, en attendant le dîner qui ne tarda pas. Dom Arsène, maître des hôtes, nous tient fidèle compagnie jusqu'au soir. Ce qu'il y a de surprenant et d'édifiant, c'est qu'il fut présent à notre dîner et à notre souper sans en profiter en aucune manière. Il avait dîné sans doute (seul repas qu'il faisait ce jour-là). C'était un vendredi, jour de grand jeûne. Il nous conduisit dans les lieux réguliers en silence, de quoi on est averti par ces paroles qu'on lit au-dessus de la porte : fuge, tace, quiesce2. Les pieux solitaires qui habitent cette maison, mal nourris, grossièrement vêtus, trouvent dans la multiplicité des offices du jour et de la nuit, dans l'oraison, les saintes lectures, le travail manuel et le silence, des jours pleins et des motifs de la plus douce et de la plus solide consolation. Le silence le plus profond règne sur tout dans ces lieux réguliers ; tout y respire la simplicité, la modestie, la pauvreté, l'innocence, le détachement, etc. Les dortoirs, les cellules, où il n'y a pas une chaise, mais seulement une couchette de planche avec une paillasse piquée, de deux pouces d'épaisseur, avec une couverture de Catalogne. Un tel lit ne ressent pas la mollesse. Comme les offices et les autres exercices, lectures, etc. se font en commun, ils n'ont ni livres ni meubles dans leurs cellules, où ils ne vont presque que pour prendre un peu de repos. Cinq heures, depuis la Toussaint jusqu'à Pâques, et six heures depuis Pâques jusqu'à la Toussaint. Ils se couchent à huit heures et se lèvent à une heure, ou deux heures, et sont d'abord cinq heures au choeur, ensuite à la messe, les petites heures, le travail, etc. Ils chantent d'une voix pleine et fort lentement, surtout le Salve Regina, qu'ils chantent après complies, d'une voix extrêmement lente et si majestueuse qu'on en est touché jusqu'aux larmes. Ils mettent plus d'un quart d'heure à le chanter. Nous y assistâmes et nous fûmes étonnés que des religieux si mal nourris chantent si longtemps et avec tant de force et de fermeté.

En revenant de voir les lieux réguliers, nous allâmes dîner, et toujours à la compagnie du maître des Hôtes, qui nous fit une lecture au commencement du repas, et ensuite, nous entretint pendant le reste du temps de propos édifiants sans boire ni manger pendant que nous faisions l'un et l'autre de bon appétit. Un frère nous servait les yeux baissés et en silence, ne nous laissant manquer de rien, sans qu'il fût nécessaire de le demander. Le salon était propre, la table couverte de linge bien blanc, avec de la faïence commune, des cuillères et des fourchettes de bois. On nous servit une soupe aux choux comme aux religieux, sans beurre ni huile, faite avec des sucs de rave et de légumes. Je la trouvai bonne. Le pain est très bis, de seigle pour la plus grande partie. On nous servit une excellente omelette et des haricots bien assaisonnés, ensuite un dessert honnête.

Après dîner, le maître des Hôtes nous mena au réfectoire où les religieux dînaient. Il était trois heures. C'est à cette heure qu'ils dînent les jours de grand jeûne, parce qu'ils ne font qu'un repas et un verre de vin sans pain avant que de se coucher. Ils avaient chacun une jatte de soupe telle que nous l'avions mangée et une portion de haricots verts assaisonnés de même (un petit pain et un setier de vin). Nous eûmes le temps de les voir et de les regarder, mais pas un qui levât les yeux. Il y en avait qui étaient prosternés, la face contre la terre devant l'abbé, en pénitence de quelques fautes extérieures échappées à la fragilité humaine. Un religieux faisait la lecture de l'Écriture Sainte d'un ton élevé, et comme en chantant. Nous vîmes pareillement ces saints solitaires au travail, et en revenir les yeux baissés, et dans un profond silence.

On nous fit voir aussi le vaste enclos où il y a prés, champs et cinquante arpents de vigne. Il nous montrait de belles allées de verdure où ils ne se promenaient point, de belles nappes d'eau, de grands viviers remplis de poissons dont ils ne mangaient pas : tout ce qu'ils ont de beau et de bon est pour les étrangers connus ou inconnus, qu'ils reçoivent et envers qui ils exercent l'hospitalité avec une politesse et une générosité qui ne peut naître que de la charité la plus pure.

Puis un frère nous conduisit à l'église et ensuite dans nos chambres où, tandis que ces saints religieux étaient couchés sur des planches dans une pauvre petite cellule, nous étions logés dans des chambres très propres et couchés dans de très bons lits.

P.S.
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