Bernanos était un homme de prière. Éduqué par une mère austère et
fascinée par l'âme sacerdotale, il condense son expérience dans le
Journal d'un curé de campagne, son chef d'oeuvre de 1934. Commencé
« un soir du dernier hiver, absolument sans savoir où [il] irait », le
Journal mène Bernanos à son plus grand effort de « dépouillement, de
sincérité, de sérénité ». C'est un livre qu'il rêve de garder pour ses
amis et qu'il aime « comme s'il n'était pas de lui ». Dans le roman, le
prêtre isolé dans une paroisse hostile et qui marche sur un chemin de
sainteté, n'a souvent d'autre consolation que la rédaction de son journal
et la prière, précisement.
Voici les aspects fondamentaux qu'il en livre, au fil de l'oeuvre.
Deux écueils menacent la conception de la prière : d'une part le
rabâchage rassurant, que le Christ interdit déjà aux Pharisiens, dans
l'Évangile de Matthieu : « Ne rabâchez pas comme les païens : ils
s'imaginent qu'en parlant beaucoup, ils se feront mieux écouter. » (Mt
6,7). Dans le Journal, cela prend la forme d'un notaire agonisant qui
tient la prière pour une candide litanie de formules. Il dit ainsi au
jeune curé, « pour s'excuser d'accueillir ses exhortations avec quelque
scepticisme, d'ailleurs bienveillant : « Je vous comprends, monsieur
l'abbé, moi aussi, j'étais très pieux. À onze ans, je ne me serais pour
rien au monde endormi sans avoir récité trois Ave Maria, et même je devais
les réciter tout d'un trait, sans respirer. Autrement, ça m'aurait porté
malheur, à mon idée. » Il croyait que j'en étais resté là, que nous en
restions tous là, nous, pauvres prêtres. » D'autre part, si la prière
sollicite l'esprit dans la méditation, elle n'en est pas moins à
distinguer de la réflexion. Le domaine spirituel dépasse en effet la
sphère psychologique. « Pour quiconque a l'habitude de la prière, la
réflexion n'est trop souvent qu'un alibi, qu'une manière sournoise de nous
confirmer dans un dessein. Le raisonnement laisse aisément dans l'ombre ce
que nous souhaitons d'y tenir caché. L'homme du monde qui réfléchit
calcule ses chances, soit. Mais que pèsent nos chances à nous autres, qui
avons accepté, une fois pour toutes, l'effrayante présence du divin à
chaque instant de notre pauvre vie. (...) Calculer nos chances, à quoi
bon ? On ne joue pas contre Dieu ». L'âme est seule à pouvoir donner à
l'homme son unité : c'est le sens du "recueillement" : « Lorsque je me
suis assis pour la première fois devant ce cahier d'écolier, j'ai tâché de
fixer mon attention, de me recueillir comme pour un examen de conscience.
Mais ce n'est pas ma conscience que j'ai vue de ce regard intérieur
ordinairement si calme, si pénétrant, qui néglige le détail, va d'emblée à
l'essentiel. »
Ni ressassement inattentif de formules, ni errance aventureuse de l'esprit et de l'imagination, la prière est-elle du côté du sentiment ? La prière apporte la joie, certes, mais Bernanos qui était un grand sensible se méfiait d'autant plus de la sensibilité dans la prière qu'elle dérive en exaltation ridicule, qui est une parodie de l'extase des Saints, à laquelle tous ne peuvent prétendre. Ainsi, le curé de Torcy plein de bon sens déclare : « Tu me permettras de pouffer de rire au nez de gens qui chantent en choeur avant que le bon Dieu ait levé sa baguette ! (...) Je sais bien que les pauvres écrivains bien-pensants, qui fabriquent des Vies de Saints pour l'exportation, s'imaginent qu'un bonhomme est à l'abri dans l'extase (...). Oh ! Naturellement, rien n'est plus facile que de grimper là-haut : Dieu vous y porte. Il s'agit seulement d'y tenir, et, le cas échéant, de savoir descendre. Tu remarqueras que les saints, les vrais, montraient beaucoup d'embarras au retour. (...) Ils avaient un peu honte, comprends-tu ? Honte d'être des enfants gâtés du Père, d'avoir bu à la coupe de béatitude avant tout le monde ! Et pourquoi ? Pour rien. Par faveur. Ces sortes de grâces !... Le premier mouvement de l'âme est de les fuir. On peut l'entendre de plusieurs manières, va, la parole du Livre : « Il est terrible de tomber entre les mains du Dieu vivant ! » Que dis-je ! Entre ses bras, sur son coeur, le coeur de Jésus ! Tu tiens ta petite partie dans le concert, tu joues du triangle ou des cymbales, je suppose, et voilà qu'on te prie de monter sur l'estrade, on te donne un stradivarius et on te dit : Allez, mon garçon, on vous écoute ! »
Si Bernanos est si exigeant et intraitable à propos de la prière,
c'est qu'il sait qu'une vérité y est enfouie, qui ne se livre qu'à
l'humble persévérant. À preuve la vie des contemplatifs. « Nous nous
faisons généralement de la prière une si absurde idée ! Comment ceux qui
ne la connaissent guère - peu ou pas - osent-ils en parler avec tant de
légèreté ? Un trappiste, un chartreux, travaillera des années pour devenir
un homme de prière, et le premier étourdi venu prétendra juger de l'effort
de toute une vie ! Si la prière était réellement ce qu'ils pensent, une
sorte de bavardage, le dialogue d'un maniaque avec son ombre, ou moins
encore - une vaine et superstitieuse requête en vue d'obtenir les biens de
ce monde - serait-il croyable que des milliers d'êtres y trouvassent
jusqu'à leur dernier jour, je ne dis pas même tant de douceurs - ils se
méfient des consolations sensibles - mais une dure, forte et plénière
joie ! (...) Ces vieux moines, si réfléchis, si sages, au jugement
inflexible, et
pourtant tout rayonnants d'entendement et de compassion, d'une humanité si
tendre. Par quel miracle ces demi-fous, prisonniers d'un rêve, ces
dormeurs
éveillés semblent-ils entrer plus avant chaque jour dans l'intelligence
des
misères d'autrui ? Étrange rêve, singulier opium qui, loin de replier
l'individu sur lui-même, de l'isoler de ses semblables, le fait solidaire
de
tous, dans l'esprit de l'universelle charité ! (...)
« Hélas ! on en croira sur paroles des psychiatres, et l'unanime
témoignage des Saints
sera tenu pour peu ou rien. Ils auront beau soutenir que cette sorte
d'approfondissement
intérieur ne ressemble à aucun autre, qu'au lieu de nous découvrir notre
propre complexité il
aboutit à une soudaine et totale illumination, qu'il débouche dans
l'azur, on se contentera de
hausser les épaules... Quel homme de prière a-t-il pourtant jamais avoué
que la prière l'ait
déçu ? »
La prière est un art. Pour cela, le croyant comme l'artiste
s'isole en vue de trouver une communion plus authentique, car il est
certain que, pour Bernanos, « on ne prie jamais seul ». Elle est donc un
acte et suppose un effort. » Mais une pensée, même déchirante n'est pas,
ne peut pas être une prière. « Cet approfondissement qui ne passe pas par
la pensée, cet effort qui ne nécessite aucun geste, c'est le désir qui le
fait naître : la prière est le désir et l'ouverture à la présence de Dieu.
Tout l'effort de Bernanos est alors de sentir et de peindre avec justesse
le regard que le Christ porte à chaque instant sur nous. Le Christ et la
Sainte Vierge, qui est la Porte du Ciel. « Seulement la pries-tu comme il
faut, la pries-tu bien ? Elle est notre mère, c'est entendu. Elle est la
mère du genre humain, la nouvelle Ève. Mais elle est aussi sa fille.
L'ancien monde, le douloureux monde, le monde d'avant la grâce l'a bercée
longtemps sur son coeur désolé, des siècles et des siècles, dans
l'attente obscure, incompréhensible d'une virgo genitrix. Des siècles et
des siècles, il a protégé de ses vieilles mains chargées de crimes, ses
lourdes mains, la petite fille merveilleuse dont il ne savait même pas le
nom. (...) Personne n'a vécu, n'a souffert, n'est mort aussi simplement
et dans une ignorance aussi profonde de sa propre dignité, d'une dignité
qui la met pourtant au-dessus des Anges. Car enfin, elle était née sans
péché, quelle solitude étonnante ! Une source si pure, si limpide, qu'elle
ne pouvait même pas y voir refléter sa propre image, faite pour la seule
joie du Père - ô solitude sacrée ! Les antiques démons familiers de
l'homme, maîtres et serviteurs tout ensemble, les terribles patriarches
qui ont guidé les premiers pas d'Adam au seuil du monde maudit, la Ruse et
l'Orgueil, tu les vois regarder de loin cette créature miraculeuse placée
hors de leur atteinte, invulnérable et désarmée. Certes, notre pauvre
espèce ne vaut pas cher, mais l'enfance émeut toujours ses entrailles,
l'ignorance des petits lui fait baisser les yeux - ses yeux qui savent le
bien et le mal, ses yeux qui ont vu tant de choses ! Mais ce n'est que
l'ignorance après tout. La Vierge était l'Innocence. Rends-toi compte de
ce que nous sommes pour elle, nous autres, la race humaine ? Oh !
Naturellement, elle déteste le péché, mais enfin, elle n'a de lui nulle
expérience. (...) Le regard de la Vierge est le seul regard vraiment
enfantin, le seul vrai regard d'enfant qui se soit jamais levé sur notre
honte et notre malheur. Oui, mon petit, pour la bien prier, il faut sentir
sur soi ce regard qui n'est pas tout-à-fait de l'indulgence - car
l'indulgence ne va pas sans quelque expérience amère - mais de la tendre
compassion, de la surprise douloureuse, d'on ne sait quel sentiment
encore, inconcevable, inexprimable, qui la fait plus jeune que le péché,
plus jeune que la race dont elle est issue, et bien que Mère par la grâce,
Mère des grâces, la cadette du genre humain. »
Cette admirable page poétique inspirée à Bernanos par la
contemplation de la Vierge nous ramène au coeur de la prière : la présence
divine transforme le coeur de l'homme qui s'ouvre à elle ; ainsi, le curé
de Torcy ne craint pas donner à chacun de nous « sa vraie place, dans
l'Évangile. Oh ! Bien sûr, ça nous rajeunit de deux mille ans, et après !
Le temps n'est rien pour le bon Dieu, son regard passe à travers. Je me
dis que bien avant notre naissance - pour parler le langage humain -
Notre-Seigneur nous a rencontré quelque part, à Bethléem, à Nazareth, sur
les routes de Galilée, que sais-je ? Un jour entre les jours, ses yeux se
sont fixés sur nous, et selon le lieu, l'heure, la conjoncture, notre
vocation a pris son caractère particulier. »
Cette recherche de Dieu par tous les moyens, de Dieu pour
Lui-même, et non pour quelque consolation, rend l'homme à sa vraie
dignité : le petit curé dit à Séraphita qu'« elle comprendra un jour que
la prière est cette façon de pleurer les seules larmes qui ne soient pas
lâches ». Car ce sont des larmes de conversion, de conversion à la joie.
« D'où vient que le temps de notre petite enfance nous paraît si
doux, si rayonnant ? Un gosse a des peines comme tout le monde, et il est,
en somme, si désarmé contre la douleur, la maladie ! (...) Mais c'est du
sentiment de sa propre impuissance que l'enfant tire humblement le
principe même de sa joie. Il s'en rapporte à sa mère, comprends-tu ?
Présent, passé, avenir, toute sa vie, la vie entière tient dans un regard,
et ce regard est un sourire. (...) Hé bien l'Église a été chargée par le
bon Dieu de maintenir dans le monde cet esprit d'enfance, cette ingénuité,
cette fraîcheur. (...) Ce n'est pas ma faute si je porte un costume de
croque-mort. Après tout, le Pape s'habille bien en blanc, et les cardinaux
en rouge. J'aurais le droit de me promener vêtu comme la Reine de Saba,
parce que j'apporte la joie. Je vous la donnerais pour rien si vous me la
demandiez. L'Église dispose de la joie, de toute la part de joie réservée
à ce triste monde. »
« Seigneur, apprends-nous à prier. »
« Demandez, et l'on vous donnera ; cherchez et vous trouverez ;
frappez et l'on vous ouvrira. »
Article paru dans Sénevé
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