«Prière pour nous autres charnels»

L'humble orgueil de chanter :

simples prières cueillies auprès des poètes

Frédéric Sarter


En miroir d'une «Talassade» (p.39), quelques éclats ramassés parmi la fierté des poètes. Un parcours au fil d'une confiance poétique chantée par des voix singulières, dépouillant un instant l'orgueil natif de toute poésie pour se mêler à la voix charnelle des hommes. Voix de poètes que chacun peut-être peut reprendre en soi, pour soi, méditer - et adresser à son tour à Dieu.


La poésie a toujours eu rapport avec les dieux, mais avec Dieu ? Avec la foule des présences ressenties au coeur des choses, mais avec le Créateur unique de toutes choses ? Aisément panthéiste par sa nature et son regard, la poésie peut-elle, sait-elle prendre le ton de la prière chrétienne, non seulement de forme et d'allure, imitant les rythmes bien connus des récitations du Dimanche, mais de coeur aussi ? Le Poète, voix prophétique et orgueilleuse, peut-il adopter en poésie la simple, l'humble voix de la prière, d'une prière que d'autres peuvent reprendre ?


L'orgueil des prophètes.
Pour Péguy, Victor Hugo, même lorsque ses pages se teintent de colorations chrétiennes, reste et demeure dans son orgueil de poète un homme d'avant le Christ, un inchrétien, un païen, «le plus grand poète parmi les poètes païens», mais plus encore, un prophète païen, un annonciateur de la voix de Dieu, mais d'avant l'incarnation, d'avant le mystères chrétien. Sa poésie appartient aux mystères d'avant le mystère de la Révélation, lorsque Dieu était ressenti, pressenti, deviné, prophétisé à travers le spectacle épique du monde et des hommes. La prière est étrangère à ce monde poétique et prophétique fait de légendes, de clameurs, de proclamations, de cris, de vociférations. A ce monde poétique traversé de violents éclairs et d'obscurités, et qui dit Dieu à travers l'oxymore qui lie la lumière et les ténèbres, le silence et le fracas, à travers l'épopée violente des hommes et la misère de leur quotidien, à travers aussi la païenne séduction des noms antiques, des dieux, des satyres. Ce sont les mystères primitifs du monde, de la première et antique religion, du pressentiment païen.
De ce caractère primitif, originel, prophétique, le poète tire son primitif orgueil. Il sait être la voix de quelque chose de grand. Il connaît le pouvoir de cette voix à faire éclater les évocations, les prophéties, à remuer le monde. Il connaît la force de la clameur et la douceur du chant, il sait les ajuster aux mystères violents ou sereins de la nature ; sa parole n'est pas prière d'abord, mis chant, évocation. Et même lorsque le poètes découvre derrière ces chatoyantes évocations le mystère d'un Dieu unique et personnel, sa position de poète et de chantre ne se départit pas de l'orgueil qui le fait rivaliser en quelque sorte avec le Créateur, s'approprier la proclamation du sacré :

«Quand tu m'ordonnes de chanter, il semble que mon coeur doive crever d'orgueil ; et je regarde vers ta face, et des pleurs me viennent aux yeux.
Tout le rauque et le dissonant de ma vie fond en une seule suave harmonie - et mon adoration éploie les ailes comme un joyeux oiseau dans sa fuite à travers la mer.
Je sais que tu prends plaisir à ma présence. Je sais que, comme un chanteur seulement, je suis admis en ta présence.
Mon chant largement éployé touche de l'extrémité de son aile tes pieds que je désespérais d'atteindre.
Ivre de cette joie de chanter, je m'oublie moi-même et je t'appelle ami, toi qui es mon Seigneur.» 1

Cette ivresse, cet orgueil du chant est constitutive de sa grandeur et de sa beauté ; mais la situation ici n'est pas celle de la prière, bien plutôt celle d'un chant suspendu entre l'homme et Dieu. Le poète ici n'est pas tout homme - il occupe dans l'univers, par son chant, une place particulière, prophétique, proclamatoire, et le rapport de l'homme ordinaire avec Dieu est déséquilibré, bouleversé : «et je t'appelle ami, toi qui es mon Seigneur.» Ce qui sauve l'orgueil poétique du péché d'orgueil ou de blasphème, c'est qu'il y a dans l'outrance poétique les mots d'une révélation où Dieu se révèle ami des hommes... Ainsi, lorsque René-Guy Cadou met en scène un étrange dialogue entre le poète, des moissonneurs et Jésus, la licence poétique qui invente une nouvelle passion et investit le poète d'une mission sacrée de proclamation de la parole, laisse éclater une prophétie paradoxalement humble et douce :

«Jésus : Poète, quels sont ces gens ? J'ai peur, j'ai peur. Ah la croix. Ils apportent la croix.
Les moissonneurs : Nous sommes la première honte sur la terre.
Le poète : Ce sont des hommes, Seigneur.
Jésus : Je m'éveille.
Je vous reconnais maintenant.
C'est la faux que tu portes, ami, tu sens le blé.
Il y avait beaucoup de paille dans l'étable où je suis né ;
Les bergers avaient aussi un visage comme le vôtre avec un bon sourire et des larmes cachées.
Les moissonneurs : Seigneur, il faut nous croire.
Jésus : Je vous pardonne.
Les moissonneurs : Lilas du soir, clarté et clarté sur nous-mêmes.
Jésus : Je pense à vous, au sang épais que vous cueillez. C'est le blé qui ruisselle sur vos face de pierre. Vous êtes debout.
Et chacun de vos gestes est une prière.2»

Prière : le mot est dit. Chacun de vos geste une prière. Le monde entier une voix et une prière. Voilà bien l'enjeu de la transfiguration poétique, voilà bien ce que veut faire jaillir le prophétique orgueil de la parole poétique : si le poète ne prie pas, mais proclame d'une voix souveraine, sans doute cherche-t-il à faire prier le monde à travers lui. Ainsi les moissonneurs de Cadou inventent-ils cette nouvelle et surprenante bénédiction, cette petite prière à travers les choses simples : «Lilas du soir, clarté, et clarté sur nous-mêmes», qui sonne comme une liturgie des champs et des chemins. Sous la conduite du poète, le jeu de la passion peut reprendre :

«Jésus : retournez à vos champs. Vous suivrez la route à la trace de mon sang. Mêlez vos germes blonds au miel noir de la terre. Allez. Mes paroles sont moins douces que vos mains. (...) Poète.
Le poète : Jésus.
Jésus : Rassemble tes amis.
Le poète : Ils sont tous là, Seigneur.
Jésus : C'est bien. Conduis nous à la croix.
Le poète : Mais.
Jésus : Je vais mourir une seconde fois.»

On pense à ces mystères joués dans les montagnes par les bergers provençaux, mi-partis de paganisme et de chrétienté, que Giono a évoqué dans Le Serpent d'étoiles. La vocation du poète-prophète est sans doute dans cette transfiguration de toute chose en mystère sacré, en germe de prière ; il s'agit de rejouer la passion pour le monde, de célébrer la messe sur l'univers en quelque sorte, pour reprendre l'expression de Theillard de Chardin.
«Toute poésie tend à devenir anonyme.»3. C'est là le paradoxal pendant de l'orgueil du poète. Voix forte par dessus le monde, la poésie célèbre le monde et s'y fond, s'y oublie. C'est en cela que l'orgueil de la parole prophétique peut céder le pas à l'humilité de la prière de tout homme. Car la voix d'orgueil du poète, brûlée à plus grand que l'homme, est une voix anonyme, capable de se fondre à celle de chaque humain. La proclamation poétique des mystères de l'univers débouche devant une parole humble et touchante, la petite voix de l'humanité lorsqu'elle arrive devant «la mansuétude immense de Dieu lourde comme une feuille blanche.»4 Ainsi, lorsque la proclamation poétique s'achève en silence, c'est le monde entier qui est neuf, transfiguré, investi de sacré, et qui s'apprête à célébrer les divins mystères. Alors la voix du poète peut se faire, non plus prophétique, mais tout simplement humble et priante.

Une petite voix.
Commencé dans l'ivresse entêtante du pouvoir poétique qui rivalise avec Dieu, chant de Rabindranath Tagore se poursuit en humble et simple prière, acceptation du silence, dans le poème qui suit celui que nous avons déjà cité :

«Mais comment Toi tu chantes, Maître, je l'ignore ! Et j'écoute toujours dans l'éblouissement silencieux.»5

Ainsi le chant poétique, arrivé devant Dieu et son immensité, se replie-t-il dans un silence, «une feuille blanche» - non point un échec mais un accomplissement ; la voix se fait petite, pour méditer face à la grande voix de Dieu, pour l'accueillir dans le silence, pour prier, en vérité :

«Je te demande en grâce, permets qu'un instant je me repose à tes côtés. Les oeuvres que j'ai entreprises, je les finirai pas la suite. (...)
Aujourd'hui l'été est venu à ma fenêtre avec ses murmures et ses soupirs et les abeilles empressées font la cour au bosquet fleuri.
Voici l'heure de la quiétude et de chanter, face à face avec toi, la consécration de ma vie, dans le silence de ce surabondant loisir.»6

Ainsi rendue à la simplicité d'une écoute attentive et d'un chant de prière, la poésie se fait véritablement «offrande», don gratuit à Dieu et au hommes, support de silence, de prière et de méditation. La parole poétique est donc ambiguë, ambivalente, partagée entre l'orgueil du chant prophétique et l'humilité de la prière. Mais cette ambiguïté est celle même du charnel, mortel et éternel, pécheur et racheté.


La musique du charnel.
Le poète est homme parmi les hommes. Et cette faille qui le parcourt, le traverse et le travaille, cette déchirure entre orgueil et humilité, c'est la blessure même et la gloire de l'homme charnel. «Prière pour nous autres charnels» : le titre que je donne à cet article, je l'emprunte à la mise en musique, par un compositeur contemporain, d'extraits de l'Ève de Péguy, les célèbres passages qui scandent «Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle...». Et ce titre ajouté -à titre posthume...- n'est pas un contresens : la poésie de Péguy, en ce point et en ce lieu, se fait en effet prière, voix de l'homme de chair adressée au Dieu éternel :


«Heureux ceux qui sont morts pour des cités charnelles,
Car elles sont le corps de la cité de Dieu.
(...)
Car elles sont l'image et le commencement
Et le premier essai d'une fidélité.
Heureux ceux qui sont morts dans ce couronnement
Et cette obéissance et cette humilité.»

Ainsi, la double nature de la parole poétique est celle de l'homme même, sa blessure et sa grandeur, sa gloire et sa simplicité, son orgueil et son néant. Clameur et chant ivre de transcendace, la poésie pourtant ne s'élève pas au-dessus des hommes, elle les accompagne, elle se fait leur voix, voix charnelle appelée à l'éternité. Elle mime en quelque sorte le salut. Elle l'appelle. Le demande. Elle est le cri de l'homme qui en appelle à Dieu. Parce que la poésie, pour être prophétique, n'en est pas moins charnelle, ancrée dans la terre et la chair des hommes, dans leur douleur et leur fierté. Ainsi Péguy peut-ils véritablement prier avec les morts, une prière de chrétien et non plus une oeuvre de poète :


«Que Dieu ménage un peu ces êtres combattus,
Qu'il rappelle sa grâce et sa miséricorde.
Qu'il considère un peu ce sac et cette corde
Et ces poignets liés et ces reins courbattus.
(...)
Mère voici vos fils qui se sont tant battus.
Qu'ils ne soient pas pesés comme Dieu pèse un ange.
Que Dieu mette avec eux un peu de cette fange
Qu'il étaient en principe et sont redevenus.
(...)
Mère voici vos fils et leur immense armée.
Qu'ils ne soient pas jugés sur leur seule misère.
Que Dieu mette avec eux un peu de cette terre
Qui les a tant perdus et qu'ils ont tant aimée.»

Entre la grande voix prophétique de la première, de la fière Poésie, et cette petite voix humble et simple de la prière poétique, quel mystère ? quel passage, quelle voie ? Péguy nous donne plus loin l'explication : la simple prière de la douleur humaine peut jaillir sous forme poétique et religieuse, parce que Dieu lui-même s'est fait homme et a souffert. Si le poète ancien était un passeur, un Prométhée, il n'y a qu'une lettre de passeur à pasteur, et l'Agneau immolé parmi les hommes donne sa pleine dignité au douloureux paradoxe de l'humanité, en la rachetant, en la prenant en sa divinité. La voix du poète et la voix du Chris sont confondues, la prière pour les morts jaillit de la bouche même du Christ, c'est le Christ qui prie pour les hommes à travers le chant de Péguy :


«Que Dieu mette avec eux un peu de cette terre
Qu'ils étaient en principe et sont redevenus.
C'est le sang de la veine et le sang de l'artère.
Et le sang de ces corps misérables et nus.»


«Et moi-même le sang que j'ai versé pour eux,
C'était leur propre sang et du sang de la terre.
Du sang du même coeur et de la même artère.
Du sang du même peuple et des mêmes Hébreux.
(...)
Le sang que j'ai versé sous la lance romaine,
Le sang que j'ai versé sous la ronce et les clous ;
Et quand je suis tombé par ma faiblesse humaine
sur les paumes des mains et sur les deux genoux...»

Ainsi la souffrance, le regard, la douleur de l'homme sont sauvées ; et sa voix, et son chant. Ainsi la poésie peut se faire humble et simple prière, et tout le monde humain peut être sanctifié par une prière toute simple et poétique comme celle de Jeanne (A Domrémy, Cinquième acte) :


«Mon Dieu,
(...)
J'aimais l'église-là ; d'un seul geste elle porte
Sa prière de pierre ascendante et solide,
Prière de bâtisse et de vaillance forte,
S'appuyant ici-bas pour monter plus solide.

J'aimais le geste au ciel de l'église de pierre.
Un silence bref.
O mon Dieu j'aime à tout jamais la voix humaine,
La voix de la partance et la voix douloureuse,
La voix dont la prière a souvent semblé vaine,
Et qui marche quand même en la route peineuse.»

C'est cette conversion de la voix humaine, de l'humaine douleur, de l'humain orgueil de bâtir, de l'humaine peine et de l'effort d'homme, qui inspire et convertit la poésie en prière qui peut être reprise et méditée.


Entre la chair et l'Esprit, conversion de la poésie.
Je rends la parole à Cadou - pour évoquer un autre poète, grand charnel et grand converti... Dans «Ce que disait l'épicière de Saint-Benoît-sur-Loire»7, il évoque ainsi Max Jacob en prière :


«Mais de Monsieur Jacob je me souviens bien
Allez du côté de la basilique8
Et par la voie étroite
Avancez jusqu'au choeur
Vous le trouverez à genoux.
A genoux est-il possible
Quand on est maigre comme fil.»

La vocation charnelle du poète s'accomplit ainsi dans la prière intime, bien au-delà des modes et des courants littéraires :


«On voit beucoup gens de Paris
Hocher la hure quand il prie
(...)
Croyez-vous c'est un érudit !
Disent personnes bonnes à battre
Plus raisonneuses que savates.»

Le poète ne peut prier qu'en devenant semblable à ses frères humains, en dépouillant l'érudition et l'orgueil littéraire. Mais alors la voix poétique sonne à plein, résonne violemment des paradoxes de la chair humaine appelée à la conversion, à l'Esprit. La poésie, c'est la conversion du charnel, la langue même qui fait se rencontrer la chair et l'âme. Et lorsque le poète accepte de prendre la voix de la brave épicière pour parler de prière et de poésie, la surprenante vérité des tourments humains jaillit :


«Monsieur Jacob moi je le sais
Et vous le dit sauf le respect
C'est Belzébuth dans un corset
Mais tel qu'enfin le clan adverse
Des anges pareils à l'averse
Le considèrent et le grandissent
En un sublime sacrifice.»

La prière poétique ainsi ne cesse de rappeler le rachat de l'homme dans le sacrifice eucharistique, et de célébrer la chair humaine toujours liée à l'esprit, toujours humble et orgueilleuse, pécheresse et sanctifie. Parce que par nature elle est charnelle et spirituelle, la poésie peut se faire juste reconnaissance de la double nature de l'homme, et témoigner de l'existence humaine face à Dieu.

De témoignage en liturgie.
Et ce témoignage rendu lui-même aspire à se faire chant, offrande priante et musicale, liturgie en marge du culte et de l'eucharistie, et les désignant.
Je n'en veux citer qu'un exemple, poignant et grand : le «Rosaire» de Francis Jammes9. Liant les choses simples, douloureuses ou glorieuses ou joyeuses de la vie des hommes, aux mystères du rosaire - mystères douloureux, mystères joyeux, mystères glorieux, le poète accomplit la plus juste prière, celle qui porte l'humanité avec ele et la mène, apaisée, auprèes de Dieu... Et nous voici, «nous autres charnels», menés par le pasteur avec nos voix dissonnantes, nos doutes, nos douleurs et nos simples joies. Nous voici, «nous autres charnels», et voici nos petits mystères célébrés dans un même élan que les mystères de l'Incarnation. Justement, parce que l'Incarnation nous rend, à «nous autres charnels», la prière possible.


Portement de croix
Par la vieille qui trébuchant sous trop de poids
s'écrie «Mon Dieu !» Par le malheureux dont les bras
Ne purent s'appuyer sur une amour humaine
comme la croix du Fils sur Simon de Cyrène ;
par le cheval tombé sous le chariot qu'il traîne
Je vous salue, Marie.


Crucifiement
Par les quatre horizons qui crucifient le Monde,
par tous ceux dont la chair se déchire ou succombe,
par ceux qui sont sans pieds, par ceux qui sont sans mains,
par le malade que l'on opère et qui geint
et par le juste mis au rang des assasins
Je vous salue, Marie.


Après les mystères de douleur viendront les mystères de gloire, et ainsi, dans la prière du poète, nous y sommes nous aussi, «nous autres charnels», associés et sanctifiés dans la Résurrection et dans l'Esprit :


Pentecôte
Par les feux pastoraux qui descendent, la nuit,
sur le front des coteaux, ces apôtres qui prient ;
par la flamme qui cuit le souper noir du pauvre ;
par l'éclair dont l'esprit allume comme un chaume,
mais pour l'éternité, le néant de chaque homme :
Je vous salue, Marie.

Ce rosaire, vous le connaissez, vous le reconnaissez, parce qu'il aspirait tellement à la musique, à l'humilité d'une offrande en chanson, qu'il a été mis en simple chanson par Georges Brassens sous le petit titre, et parfaitement vrai et juste, de

«Prière...»

F.S.

Article paru dans Sénevé


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