Y a-t'il un sens à parler de la prière comme de quelque chose qu'il
faudrait apprendre ? Ferait elle alors l'objet d'un savoir réservé à
quelques initiés ou serait-elle le fruit d'un exercice méthodique et
rébarbatif ? Bien souvent, on s'accorderait plus volontier à faire de
la prière un élan spontané qui suivrait tout simplement le mouvement
du coeur.
Pourtant dans l'Évangile, les disciples de Jésus eux-mêmes lui
demandent « Seigneur, apprend-nous à prier. » (Luc 11,1). Est-ce à dire
qu'il leur manque les mots ? Jésus répond en effet en livrant les
paroles du Notre Père que nous avons retenu comme la prière
fondamentale du chrétien. Une prière à réciter par coeur. Est-ce à
dire qu'il s'agit d'une question de mots ? La réponse de Jésus à la
question des disciples est brève et sans détour : sa simplicité indique moins la nécéssité d'un contenu canonique qu'elle ne commande une
attitude dans laquelle le croyant est convié à un dialogue filial par
lequel l'homme s'approche de Dieu pour autant qu'il laisse Dieu
s'approcher de lui. Rien de grandiloquant ni d'impossible : cette
prière est faite de mots d'hommes. Modelée dans la glaise de son
humanité, elle a souci de l'homme, de tout l'homme : elle demande le
salut, mais aussi le pain d'aujourd'hui, le règne de Dieu comme il est
dans le ciel mais pour la terre.
À cet égard, la leçon du Notre Père n'est pas insignifiante : c'est
dans la trame de notre humanité, dans sa quotidienneté, que Dieu se
révèle. C'est pourquoi aussi c'est à partir de là, depuis notre
réalité de chaque jour, que nous sommes appelés à prier. Dans notre
humanité mais aussi avec cette humanité et non pas en dehors ou
depuis le lieu idéal d'une image désincarnée de soi. Voilà qui devrait
déjà nous prévenir contre la tentation de se trouver trop imparfait ou
pas assez "spirituel" pour prier, en réservant sa prière à des jours
meilleurs où l'on accomplirait mieux ses devoirs de Chrétien... autant
dire pour jamais.
Aussi vrai que le Notre Père lui-même n'est pas une prière désincarnée
adressée à un Dieu seulement transcendant c'est à dire au delà de
notre humanité et extérieur à elle, toute prière devra elle aussi être
une parole d'homme, une parole pétrie de notre humanité dans un regard
qui la considère tout entière et la re-lit pour la relier à Dieu.
Relire pour relier : tel est peut être le mot d'ordre par lequel on
pourrait résumer le sens de la prière dans la spiritualité ignacienne.
Mais alors, si la prière s'inscrit dans le quotidien, n'est-elle pas
tout simplement dans chacun de nos gestes d'amour, dans notre bonne
humeur ou nos sourires et le clin d'oeil que nous faisons à Dieu
chaque fois que nous goutons une joie de vivre qui nous semble bien
être ce qui, sans doute, lui ressemble le plus ? À quoi bon apprendre à
prier ? La question se redouble. Mais, de même qu'il ne s'agit pas tant
d'une question de mots - nous disons trop souvent que nous ne savons
pas prier parce que nous n'avons pas les mots qu'il faut -, peut-être
ne s'agit il pas non plus, à trop rigoureusement parler, d'une
question de méthode. Il s'agit bien plutôt de trouver ou retrouver le
sens de la prière pour en découvrir les chemins. Non pas tant
apprendre à prier que comprendre ce que la prière peut nous apprendre
et comment elle le peut.
Si la prière ne peut être resteinte à l'acte de récitation mécanique
d'un petit texte canonique, elle ne saurait s'arrêter non plus à un
élan diffus, plus ou moins enthousiaste ou vaguement mystique qui
consisterait à "penser à Dieu" à telle ou telle occasion, en telle ou
telle rencontre, devant un carré de ciel bleu, un pinson qui chantonne
ou une miche de pain bien croustillante. Dieu se trouve bien au coin de la rue, dans chaque approche de mon
prochain et dans la joie du spectacle incessant de la vie lorsque nous
y décelons son invisible présence. Mais toute prière ne se comprend
pas ainsi et une authentique vie de croyant réclame un coeur à coeur
dans le silence où Dieu se révèle aussi dans sa présence au plus
intime de nous-même et son amour pour toute notre vie.
Pour autant, il ne s'agit pas pour cela de sortir de cette vie qui est
la nôtre, de s'en abstraire. L'un des traits les plus géniaux de la
spiritualité ignacienne1 consiste dans une méditation sur l'incarnation
de Jésus Christ, sur sa vie concrète, qui esquisse une certaine
approche de l'Évangile et éclaire la manière dont nous pouvons faire
des textes bibliques le guide et la matière même de notre prière. L'accent porté
sur l'incarnation du Fils de l'Homme révèle le sens que peut prendre
notre prière tournée vers l'humanité de Jésus Christ en qui notre
humanité est appelée à être divinisée.
Dans son autobiographie, Ignace de Loyola raconte le
pélerinage qu'il fit à Jérusalem. Il avait visité les Lieux Saints avec un
petit groupe de pélerins, mais tout cela était allé bon train et un peu
trop vite à son goût. C'est pourquoi, la veille du départ, il s'échappe...
« Sur le mont des Oliviers il y a une pierre d'où notre Seigneur s'éleva
vers les cieux et l'on voit encore aujourd'hui les marques de ses pieds.
C'est cela que je voulais retourner voir. »2
Petite obsession naïve ou fétichisme diront certains. Non. Il s'agit là
bien de comprendre l'attention que St Ignace a toujours porté à tout ce
qui manifeste la réalité de Jésus, homme parmi les hommes. Une attention
qui marque profondément toute la spiritualité ignacienne.
De là, on peut dégager deux aspects fondamentaux dans la prière telle
qu'elle se comprend dans cette spiritualité. Le premier, c'est que ce
sont les textes du corpus biblique eux-mêmes qui peuvent constituer
l'élément même de notre prière et qui en sont sans doute la source la plus
claire et la plus vivifiante puisqu'à travers eux, c'est la parole de Dieu
qui nous est adressée - non pour rester lettre morte mais bien pour
qu'on en vive. Le second, c'est que ma prière n'est rien si je n'y
apporte ma vie même, si elle n'investit pas cette existence absolument
singulière que je mène et qui est mienne, dans tous les recoins de mon
humanité. Parce que l'Évangile nous présente des situations et des
personnes concrètes, la prière consistera dans une mise en "contact"
de cette réalité avec ma propre réalité. Prier, c'est se "brancher", non pas directement sur le standard de Dieu, mais sur la bonne
nouvelle de l'Évangile à travers le récit des événements de la vie en chair et en os de Jésus Christ.
Prier à l'école de St Ignace c'est apprendre à recevoir la Parole de Dieu
comme une rosée qui imprègne toute l'étendue de ma vie, et non seulement
en surface mais encore en profondeur. Faire l'expérience que la Parole
n'est pas d'abord révélation d'un savoir sur Dieu, mais don de sa
vie. Faire l'expérience que cette paprole peut me parler à moi
aujourd'hui et que je peux m'en nourir parce qu'à travers elle, non
seulement Dieu se révèle, mais il se donne et donne son amour. Un
amour qui augmente en nous l'espérance, la foi et la charité (où se
reconnait le don que St Ignace nomme « consolation », exercices
spirituels n 316).
Prier avec un texte c'est accepter de se laisser interpeler là où la
méditation tourne souvent à la rumination qui m'enferme en ma propre
solitude. Car ce qui part de moi n'est que de moi, ça ne change
rien. L'Écriture est d'abord un texte que je peux lire et manipuler
comme n'importe quel texte. Mais se laisser toucher, c'est permettre
que l'Écriture de devenir parole. A travers ma prière, elle ne peut
changer quelque chose en moi que si je suis touché par elle. Prier
avec un texte, un texte d'Évangile en particulier, ce sera donc
commencer par voir ou imaginer la scène qui nous est racontée pour
s'imprégner de la parole.
«Voir le chemin de Nazareth à Bethléem ; considérer sa longueur, sa
largeur ; si ce chemin est en plaine ou à travers vallées et
collines. Regarder aussi l'emplacement de la grotte de la Nativité ;
si elle était grande ou petite, basse ou élevée ; comment elle était
préparée.
Voir Notre Dame, Joseph, la servante, et l'enfant Jésus après
qu'il est né (...) Comme si je me trouvais présent avec toute la
révérence et le respect possibles.
Regarder et considérer ce qu'ils font : leur voyage et leur
peine pour que le Seigneur vienne à naître dans une extrême
pauvreté. Et au terme de tant de peines, après la faim, la soif, la
chaleur et le froid, les injustices et les affronts, il va mourir en
croix ; et tout cela pour moi.»3
Non pas d'abord réfléchir, mais ressentir. La prière n'est pas pour St
Ignace un exercice intellectuel. Elle n'est pas non plus une évasion
du réel mais bien plutôt le chemin par lequel ma réalité humaine
rencontre l'evangile comme réalité. Si l'imagination et toutes les
facultés de l'âme et du corps concourent à ce que St Ignace appelle la
«composition de lieu» qui « consiste à voir par le regard de
l'imagination le lieu matériel où se trouve ce que je veux contempler »
(Exercices,n 47), c'est qu'il s'agit de se rendre présent à ce que
la parole propose comme à ce que l'on vit. Comme dans la liturgie, la
mémoire chrétienne rend présent le mystère qu'elle évoque afin qu'il
ne reste pas quelque chose d'extérieur à moi, mais amorce une
rencontre tendue vers un coeur à coeur. De même dans la prière. S'il
s'agit notamment de se représenter un lieu matériel, c'est parce que le
Verbe s'est fait chair. Se tenir du côté de l'incarnation pour
considérer que le Seigneur a vécu. Goûter, voir et
entendre. S'imprégner du texte comme d'une huile bienfaisante, pour
que ça rentre dans le corps et masser pour que ça pénètre, en
direction du coeur.
La prière n'est pas d'abord une activité intellectuelle. C'est en
regardant simplement ce qui est que l'on peut découvrir un sens
nouveau des textes, un sens à recevoir pour éclairer ou pacifier le
concret de sa vie présente. « La manière la moins superficielle de lire
un texte, c'est d'en rester à sa surface », disait le théologien
éxégète Paul Beauchamp. Ne pas négliger voire mépriser les détails
qui peuvent parler à mon coeur là où mon intelligence reste
sourde. Car il s'agit moins de comprendre ou de saisir que d'être
saisi.
En suivant cette voie, on cherchera alors à discerner ce qu'Ignace
appelle les mouvements ou "motions intérieures", c'est à dire ce que
le texte accueilli comme une parole produit en moi, son
retentissement intérieur et, si possible, ce qui dans le texte,
produit cela en moi. Quelqu'un, priant l'Evangile de la tempête
apaisée, par exemple, (Marc 4, 35-41) constatera : «voir Jésus dormir à
l'arrière du bateau, ça me repose». Parfait, cela est tout simple,
mais voilà qui fournit un élément significatif autour duquel pourra se
développer et s'accomplir une prière où ce que propose le texte
biblique répond à une nécéssité, une préoccupation, un besoin ou un
désir présents en celui qui remet un moment de sa vie dans la lumière de
cette parole, qui la retrempe à la source de toute vie. Ici par
exemple, je trouve le seigneur maître des tempêtes qui se lèvent aussi
en moi, pour peu que je lui confie mes peurs avec assez de
confiance... Je peux alors m'arrêter sur une phrase ou un mot qui me
touche particulièrement pour en faire mon trésor d'un soir et des
jours à venir. Ou bien je comprends que j'ai quelque chose à dire à
quelqu'un ou quelque chose à faire: la prière me tourne vers une
action. J'en prends alors la résolution ou plutôt je recueille ce
fruit de ma prière pour faire vraiment de l'acte qu'elle indique un
choix d'amour, d'élection, de dilection ou de prédiction.
«La prière a atteint son but quand on en sort avec le désir, libéré par la rencontre de dieu, avec l'allégresse, la joie dynamique qui débouche sur l'action. La résolution, s'il en faut, peut préciser ce désir en lui donnant un point d'application, rien de plus.»4
Ainsi, la contemplation peut se comprendre comme la confrontation de ma vie avec ce que vit le seigneur Jésus, avec ce qu'il fait vivre et ceux qu'il fait vivre ou revivre aussi bien dans leur âme que dans leur corps. Songez à l'aveugle qui voit (Marc 10, 46-52), au pêcheur qui se convertit (Zachée en Luc 19, 1-10), à l'homme a la main desséchée (Matthieu 12, 9-14)... Aussi vrai que cette parole m'est adressée, la vie qu'elle dit m'est aussi offerte. Prier, c'est ainsi donner une chance à la parole de Dieu de me conformer un peu plus à elle , de me transformer en prenant simplement le temps de l'habiter pour qu'à son tour elle m'habite.
De la sorte, la lecture d'un texte est l'occasion d'une relecture de sa propre
vie. Non pas un examen de conscience, car le centre de la prière n'est
pas ma conscience, non pas pour me demander ce que j'ai fait de bien
ou de mal, mais quelle "couleur" a ma vie en ce moment, quel "goût"
elle me laisse afin de me présenter au Seigneur comme je suis et là
où j'en suis, en essayant d'atteindre -ou de recevoir- sur moi-même
et sur toutes choses son propre regard.
Nous l'avons dit, la prière
est une manière de faire mémoire qui me rend présent à ce qu'un texte
évoque. dans le même mouvement, la relecture de ma vie à partir de tel
ou tel texte est un acte qui me rend le Christ contemporain ou par
lequel je tends à ce que le philosophe danois Kierkegaard appelle la
«contemporanéité du disciple».
C'est que, lorsqu'il s'agit de l'absolu -qu'on l'appelle
Vérité, Amour, Verbe, ou Vie-, il n'est plus question d'un contenu
historique, d'une chose du passé mais, au contraire, seule compte la
manière dont nous en faisons pour nous un présent. «Car par rapport à l'absolu, il n'y a qu'un seul temps: le présent;
l'absolu n'est absolument pas pour qui n'en est pas contemporain.»5
Aussi Kiekegaard comprend-il le devenir chrétien d'une manière que
l'on pourrait parfaitement attribuer à la prière, telle que nous avons
tenté de la décrire selon l'esprit de St Ignace:«Être régénéré à la
ressemblance de Dieu.»6
On l'aura compris, cette intelligence de la prière déplace un certain nombre de problèmes que nous nous posons lorsque nous voulons y réfléchir. La prière n'est pas d'abord une question de technique et pas même une question de mots puisqu'il ne nous appartient pas de forger de toutes pièces une prière parfaite ni même de trouver les mots justes mais bien plutôt de se laisser faire par les textes, de se laisser modeler par eux et de se rendre disponible à recevoir ainsi la méthode et les mots. Au terme du chemin, prier ainsi avec dieu c'est alors, comme en parle St Paul, laisser l'esprit de dieu prier en nous (Gal 4,6 et Rm 8,16). Fixer son regard sur le Christ pour conformer sa vie à la siennne, c'était là le désir le plus cher de st Ignace. Sa prière en était le moyen. En insistant à sa manière sur l'écoute de la parole de Dieu et en nous montrant en particulier toute la place qu'elle fait à notre humanité et le lien qu'elle entretien avec elle, la spiritualité ignacienne indique le chemin d'une prière par laquelle, en marge des catéchismes et des récitations trop convenues, Dieu nous est révélé et peut être véritablement connu et rencontré -lorsque sa parole de vient vie en nous.
Article paru dans Sénevé
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