Psalmodie de la langue des jours.

La poésie, au seuil de la prière.

Frédéric Sarter



Hors-sujet, hors-prière, mais en appendice, en «Talassade» à ce Sénevé priant, une méditation sur la langue poétique en ce point où déclamée, presque psalmodiée, elle s'approche au seuil de la prière - mais reste suspendue sans franchir le pas qui l'en sépare.



Je donne à imprimer ce texte tel qu'il a été écrit, un soir de doute, sans en rien retoucher. On me pardonnera donc j'espère, son étrange enthousiasme, son inspiration peut-être un peu délirante, d'un mysticisme sans doute un peu déplacé. Les références aux psaumes, à la prière, aux mots de l'Évangile, disent assez ce qui rapproche la diction poétique de la prière - et aussi ce qui l'en sépare et fait de cette page une «Talassade» plutôt qu'un véritable article sur la prière.
Car la prière n'est pas un genre littéraire, la prière n'est jamais littérature, elle est au contraire le dépouillement de toute littérature, de tout l'orgueil littéraire... mais la littérature, parfois, frottée à la vie, brûle de prier. L'attention portée à la déclamation, à la diction, à la musique et à la résonance du vers n'est pas sans lien avec la psalmodie, la liturgie, la prière. Et la poésie, liant et reliant les humaines joies et douleurs en un premier bouquet, est peut-être ainsi l'esquisse d'une simple offrande des choses de tous les jours.
Parole. Mais adressée non à Dieu, mais aux hommes. Versant orgueilleux de l'humilité. Eveilleuse d'âme, missionnaire. Et peut-être, ouvrant l'âme à la prière. Ouvrant la voie pour une autre Parole.



On veillera au vers, à le faire sonnant, résonnant, et à le faire sonner, résonner haut, clair, juste, avec ce qu'il faut de droites et de courbes, de rigueur et d'inflexions. Cela est dit pour le poète comme pour le lecteur, pour le diseur premier et le diseur second. Car le rythme est gravé, taillé, poli par le premier orfèvre, il sort déjà sonore des mains de l'artisan, il est une musique en latence, une partition, une musique en silence. Et il peut bien en rester à ce silence, le silence d'une lecture intime, de ce grand mystère qu'est la lecture intime, il faut bien qu'en dedans au moins il soit chanté, qu'il chante et sonne à pleine voix. Il y a des règles de scansion, de diction, même pour la lecture en silence. C'est cela qui fait le poème : on ne peut pas le lire en diagonale, parce qu'il faut toujours un peu le dire. Ce n'est pas de la pensée. Ou si c'est de la pensée, c'est de la pensée en parole, de la pensée dans le temps. De la pensée livrée, et non pas libre, et non pas délivrée, livrée au rythme, liée au vers, au verset, à l'iambe. C'est à dire à la mesure du temps, à un temps mesuré, concret, le temps qu'il faut à la langue, au palais, à toute cette tension organique pour modeler un son, et même si pas un muscle ne bouge, si pas un son ne sort, cette mécanique, cette machinerie doit s'accomplir en dedans, dans la tête, dans l'âme si l'on veut, il faut le temps de mettre tout cela en branle.



«Si je t'oublie Jérusalem, que ma langue s'attache à mon palais», dit le psaume. Telle est la plainte poétique. L'obsession douloureuse du silence. «Aux saules du rivages nous avions suspendu nos harpes». Mais rien à faire : à voix tue, à voix muette, la poésie chante en dedans et la langue et le palais s'animent sans un bruit. Ce silence même est un cantique. Parce qu'en dedans tout est tendu.



«Chantres, chantez-nous des cantiques de Sion». Mais vous ne comprenez pas. Ce silence est le seul chant, le seul poème qui soit encore possible. La seule prière. «Si je t'oublie Jérusalem». Alors il n'y aura plus de chant possible. Plus de poème. Plus de prière. La langue sera liée. Enchaînée. Et le silence sera celui de la mort. Comme on dit, la mort dans l'âme.



On veillera donc au vers ; ce n'est pas rien qu'il soit sonore. Il doit sonner plein, sonner vrai. Il peut être rude, âpre, rugueux ; il ne peut pas être sans musique. Et même en silence, il ne peut pas ne pas chanter. Il ne peut pas oublier à chanter. Ou s'il oublie, c'en est fini de sa voix, de sa plainte, de sa parole. Ce n'est plus que de la pensée. Estimable peut-être, sans doute, sûrement, mais c'est d'un autre genre. La pensée n'a pas tant que ça besoin des mots : ils lui sont remplaçables, interchangeables. On peut utiliser les synonymes, les périphrases, les paraphrases, tout l'attirail du dictionnaire, la pensée est inchangée. Pas le vers. Lui a besoin de ce mot qu'il s'est élu. C'est une affaire d'élection, d'adéquation. Chaque mot à sa mission. J'entends mission sonore et musicale.
La poésie a des mots élus comme il y a un peuple élu. En cela le plus libre et le plus livré, la brebis égarée et l'agneau du sacrifice. Ainsi en est-il des mots de la poésie, les plus libres et les plus liés, la langue la plus souple et la plus rigoureuse, qui ne pardonne rien mais qui pourvoit à tout.
J'ai l'air comme ça de vouloir faire de la poésie une religion, ou de la religion une poésie. Mais c'est une analogie, non une coïncidence ; une correspondance, une proportionnalité, non une égalité ; c'est un rapport géométrique, mais pas une symétrie, plutôt une translation. C'est vrai pourtant que la poésie a à voir avec la religion, qu'elle est intimement, profondément religieuse. C'est mathématique : il y a un dénominateur commun. La vérité. Toutes deux tournent autour de la vérité. J'ai dit translation : plutôt une rotation, en fait, qui désigne un centre, un foyer qui ne peut être dit. Un point. Aveugle, comme tout point. Invisible. Indicible. C'est la rotation du langage, le décalage qui le fait deviner, qui désigne son endroit avec plus ou moins d'exactitude, et parfois l'on est à côté, comme ces figures au compas où tout est calculé pour que les traits se rejoignent, mais par une erreur à un point donné et souvent indéterminé du parcours, et amplifiée alors à chaque geste, à chaque tracé supplémentaire, ils se manquent, se frôlent sans se croiser, et celui qui dessine, sûr de son coup, sûr que la jonction devait se faire en ce point précis, est tout surpris du rendez-vous manqué des lignes et des courbes. Souvent c'est une accumulation de petits décalages insaississables, et au bout du compte on est tout étonné de l'ampleur de l'écart, qui dépasse l'addition des petites, des minuscules erreurs. Qu'importe après tout : la poésie n'a pas vocation à être parfaite. Mais il faut veiller à sa perfection, ne rien lui passer. Il fait exiger d'elle qu'elle désigne la vérité au moins d'un geste esquissé. Elle a droit à l'erreur, l'erreur est poétique, peut-être bien plus encore qu'elle n'est humaine, je veux dire qu'elle est un puissant facteur de poésie, car le langage poétique a besoin de glisser, de faillir pour désigner précisément les failles du réel. Mais la poésie n'a pas droit au mensonge. À l'erreur, à la belle erreur, à l'errance, à l'errement - comme ces mots d'enfants dont ont dit qu'ils sont poétiques parce qu'ils sont étranges, drôles, naïfs, un peu patauds, maladroits mais qu'au fond ils sont vrais et que profondément et à contre raison on y reconnaît la marque de la vérité -, mais pas à la fausseté. L'errement d'ailleurs est cela même qui va droit, ce n'est pas un paradoxe, mais une étymologie quelque peu oubliée : errer n'est pas faire erreur mais suivre son erre. Faire son chemin, en fait. Et l'on peut s'y égarer, faire erreur, et cela peut être bon et beau, on en découvre des choses fortuites en se perdant. La poésie à trop vocation de découvreuse pour refuser de se perdre, et parfois de se damner, de se brûler. Mais c'est toujours à la vérité qu'on se damne et qu'on se brûle. Le mensonge ne fait que de petits damnés, des damnés dérisoires, brûlant à tout petit feu. La poésie est embrasée, elle ne fait pas les choses à moitié. Elle a trop de droiture pour se défiler.



C'est pour cela qu'il faut y veiller, qu'elle requiert toute notre attention. Toute notre âme, tout notre coeur, tout le plein exercice de nos sens et de toute intelligence doivent être attentifs, tendus, préparés à la parole poétique. C'est pour cela qu'elle doit être sonore, qu'elle doit être taillée large, puissante, violente, chantante. Qu'elle doit être lue ainsi, et chantée, proclamée, déclamée. On ne peut la dire à la légère, comme en passant et par manière de distraction.
«Comment pourrions-nous chanter des cantiques de Sion en terre étrangère ?» La poésie est toujours un exil, une parole hors d'elle-même.
Pourtant, et non pas malgré tout, elle est distrayante, joyeuse, douce, chantante. Parce qu'elle est un jeu. Brûlée à la vérité et tendue vers elle, elle a pris aussi toute la mesure de son exil hors de la vérité. Elle n'est pas la vérité, et ne la possède pas. Elle sait qu'elle ne pourra pas par la force la conquérir. Alors elle se déploie en séductrice. Elle danse. Et si, Salomé, elle veut notre tête, elle l'aura, elle l'aura par le coeur et par l'âme. Elle est sûre de son pouvoir dés qu'elle peut parler à pleine voix. La scansion est une séduction, un jeu de séduction, où la vérité nue de l'âme et du coeur est l'enjeu et le risque, parce qu'il y a le temps, et que le temps ne parle pas à la raison, mais au corps et au coeur. La raison n'est pas atteinte par le temps. Le corps et le coeur ne cessent jamais de sentir entre eux et en eux son lent, son résolu travail. La poésie travaille le corps et le coeur, elle les modèle à grands coups de temps rendu sensible.



On veillera au vers, et l'on s'en méfiera, pour mieux et plus à plaisir s'y laisser prendre. Et même lorsqu'on aura déjoué la séduction d'une rime, d'un enjambement, d'un rythme, eh bien, d'un seul geste toujours nouveau de la danseuse on s'y laissera prendre. On s'y laissera prendre parce que c'est fatal, comme est fatale la vérité. Mais aussi parce qu'on aime se faire prendre. Et que par cette abdication de notre liberté, on est plus libre enfin d'entrevoir un peu de vérité, un pan du voile soulevé. Et que c'est un désir ancien et grave. Et que c'est tout l'élan joyeux et franc du désir. Tout simplement le désir.



On veillera donc, envers et contre tout, cette voix arrachée à la nuit. On se fera veilleur, avec cette petite lumière, cette flamme ranimée. On se fera veillant et transparent. On ira la répandre, pour faire le jour plus grand, plus grand le coeur des hommes, et plus attentif. C'est pour cela qu'il faut au vers toute la séduction de sa musique - il a vocation à entraîner les hommes, à les porter plus loin, plus haut, à les consumer, à ce point de brûlure où l'on fait droit de tout son être à la lumière, où la parole devient incandescente.
Bien dire, bien lire le vers, c'est le faire rayonner.
On veillera la poésie jusqu'au seuil de sa mort, jusqu'à ce qu'elle se confonde au simple langage des jours, qu'elle s'en retourne à la première et simple langue, à sa première et dernière terre. Lorsqu'elle est rongée aux vers. Usée. De cette usure transparente et diaphane des mots, lorsque l'on voit la flamme à travers eux. Alors on laissera le silence. Alors on s'en retournera à ses occupations, mais non pas inchangé. Car ce n'est pas mince affaire de veiller les vivants et de les éveiller. Ce n'est pas mince affaire et jamais oubliée. Ce n'est pas mince lumière et jamais sous le boisseau.



On veillera les hommes, à les faire chanter.


Deux poèmes



«Ani Mamin - je crois
Je crois de toute mon âme
Que le Messie viendra
Je crois qu'Il viendra
même s'il tarde à venir
car je crois.
(Maïmonide)



«Au bord des fleuves de Babylone
nous étions assis et nous pleurions
en nous souvenant de Sion
Aux saules du rivage
nous avions suspendu nos harpes.»
(Psaumes)


«Oyfn veg, shteyt a boym
shteyt er ayngeboygen»




Ils avancent courbés comme lettres hébraïques
Tracés noirs au calame sur soleil blanc d'hiver
Ils sont gens de la lettre et des chemins ouverts
Ils écrivent au grand jour cri de nuit, chant mystique

Corbeaux, oiseaux de deuil, colombe dans les ruines
Sur leur route est un arbre, un arbre tout courbé
Ils ne peuvent s'arrêter dans leur marche ni tomber
Écrivent de leur pas un cri - Ani Maamin

Ani Maamin - Ani Maamin - Ani Maamin
Sur leur route est un arbre avec harpes et violons
Ils ne peuvent s'arrêter et le chemin est long

Ani Maamin - Ani Maamin - Ani Maamin
Sur leur route est un arbre qu'ils laissent derrière eux
Comme aux rives de Babel ils avancent vers Dieu

Bevias Hamachyah, Ani Maamin

Im Kol-ze Ani Maamin
Car je crois



*
* *




Il y eut dans Rama un grand cri
Rachel n'était plus rien que cette chair hurlante
Sous les mille aiguillons d'une douleur si lente
Si peu, à peine un souffle... On lui avait tout pris.

Qui est-il ce Seigneur pour faire ainsi la Mort ?
Elle crie, elle accuse, dressée dans un silence
Mais rien ne fait trembler la divine balance
Dans le grand noir du ciel n'est pas même un remords.

O Dieu qu'as-tu permis, est-ce cela ta Loi
Par la faux seule répondre à ceux qui croient en Toi ?
Ce n'était pas pourtant ce que j'avais appris.

Mais au faîte du temple une étoile avait lui
Sur les yeux de Rachel s'était posée la nuit
Et dans Rama soudain il n'y eut plus un bruit.

F.S.

Article paru dans Sénevé


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