Prononcer le Don.

Xavier Moralès


Prière d'insérer.
Dans un contexte non religieux, le verbe « prier » signifie en français quelque chose comme « faire une demande polie » : Prière de ne pas fumer (et non « interdiction de fumer »), je vous prie de croire, Madame, etc. On veut quelque chose de quelqu'un et on y met les formes du respect. En latin, le verbe precari, c'est réclamer, implorer, demander instamment, c'est-à-dire selon les formes du respect que l'on doit à la divinité : avec crainte et révérence. Prier, au début, c'est ceci : venir devant Dieu avec le respect que l'on doit avoir pour l'Infiniment-Haut. « La sagesse commence par la crainte de Dieu ». Mais avec l'Incarnation, Dieu a bouleversé cette définition de la prière. En ce temps de l'Avent, nous avons justement à contempler ce mystère si beau : Dieu vient à notre rencontre. Dieu s'avance, et dans mon regard tourné vers lui, je le vois qui s'approche, lui l'invisible. Cette nouveauté - que Dieu soit dans mon oeil - exige une « prière d'insérer », une correction dans la définition de la prière. L'important dans mes rapports avec Dieu, ce n'est pas que j'ai quelque chose à lui demander, c'est qu'il arrive, c'est qu'il est là.
La crainte de Dieu, le respect et la révérence que nous devons au Puissant, prennent donc une nouvelle signification. Le calcul n'est plus : « je m'aplatis devant le Grand Baal, parce que j'ai une faveur à lui demander » ; il devient : « Dieu est là ; la prière commence quand je tend l'oreille et que je l'écoute ». Le respect, dans notre prière de chrétiens, est une attention. La crainte est la pleine conscience qu'un don arrive : la communication avec Dieu, la communion avec lui. La révérence devient donc un émerveillement de se voir adresser la parole par le Très-Haut : « Mon âme exalte le Seigneur », c'est-à-dire reconnaît qu'il est Très Haut, « car il a posé les yeux sur la bassesse de sa servante » (Lc 1, 46. 48), sur le lieu Très Bas où est l'homme qui crie « du fond de l'abîme » (Ps 129 (héb. 130), 1).
Attention à celui qui vient, conscience du don qui arrive, émerveillement d'être adressé : si ce sont les traits fondamentaux de l'attitude de prière des chrétiens, l'Avent est comme une grande prière, puisque nous y attendons celui qui vient, nous y percevons une bonne nouvelle, et nous nous émerveillons que Dieu soit au milieu de nous.


L'Avent du Seigneur

Nous venons de voir que dans la prière, et singulièrement dans la prière de l'Avent tendue vers Noël, il ne s'agissait plus de venir devant Dieu, mais de Dieu qui vient à nous. C'est la signification du mot Avent.
Adventus : chez les Romains, c'est la venue, l'entrée triomphale du général dans la ville prise, du souverain dans une cité de son empire, en visite officielle. Le paradoxe de l'Avent chrétien réside alors dans ce que, comme l'Empereur romain, le Seigneur s'avance pour entrer dans son royaume, mais que cette entrée n'est pas triomphale : « il est venu chez les siens, mais les siens ne l'ont pas reçu » (Jn 1, 11), les notables de la ville ne sont pas venus, dans une cérémonie d'étiquette pleine de trompettes et de déclarations de respect, lui remettre les clefs ; il est venu presque incognito, comme un enfant, dans le silence et l'imperceptible.
Ignace d'Antioche, l'un des premiers martyrs, énonce le paradoxe de cette venue cachée du Seigneur de gloire : « Le prince de ce monde n'eut connaissance ni de la virginité de Marie, ni de son enfantement, ni de la mort du Seigneur : trois mystères éclatants, que Dieu opéra dans le silence » (Lettre aux Ephésiens, § 19). Le prince de ce monde, c'est le tyran qui gouverne la ville du monde - et il n'a pas vu arriver le Seigneur des armées venu assiéger sa cité et libérer le peuple, car ce n'est pas encore l'heure du combat, lorsque le Fils de l'Homme paraîtra sur les nuées du ciel et fera tomber tous les trônes usurpés, dans les éclairs et le tonnerre. Le Fils de l'Homme vient d'abord comme le fils d'une femme, dissimulé dans les langes, petite graine de sénevé, rejeton de l'arbre de Jessé, espérance qui luit toute petite dans la paille de l'étable. C'est le secret de Noël : Noël est un secret, il est Dieu passant inaperçu ; et Noël enseigne le secret, il apprend à écouter le silence. Il nous apprend à faire silence en nous-mêmes, à sortir de la ville pour suivre l'étoile, à nous recueillir auprès de la crèche. C'est le début de la prière, l'adoration des bergers.


Le secret de Noël : un enfant nous est donné

Le secret de Noël, c'est qu'un enfant nous est né, un fils nous est donné. Le Secret de Noël, c'est qu'un Don a lieu dans la nuit. Mais quel est ce Don ? Quel est le nom de Dieu qui vient ? La prière de l'Avent, la prière du Don, c'est la prière de la philanthropie de Dieu, de son « je t'aime » pour les hommes : ce n'est pas moi qui dis « je t'aime », ce « je t'aime » s'avance et s'approche venant de Dieu, car « Dieu a tant aimé le monde qu'il lui a donné son Fils ». Ce « je t'aime » est donc d'abord le Fils. C'est Dieu qui s'avance parmi nous. Or cette avancée est à son tour une avancée en forme de Don. Ce « je t'aime » est Don du Seigneur pour que je puisse lui rendre le « je t'aime », le prononcer, le souffler, et c'est le Souffle, l' « Esprit » Saint. Comment prier ? Comment ce « je t'aime » se dit-il ? Ce « je t'aime » est dit par le silence d'un enfant, par un début tout silencieux, tout petit. J'apprends par là que c'est la grâce qui advient dans le « je t'aime » de la prière, et non l'oeuvre de l'homme ; le « je t'aime » que je dis est un don reçu. J'apprends aussi par là que cette grâce vient en s'introduisant imperceptiblement, comme un soupir, une ombre, le commencement d'un chant.
Marie, dans l'Annonciation, est le modèle de ce commencement : en elle Dieu s'incarne, il naît au monde ; en elle Dieu commence pour nous, et il porte désormais le nom d'Emmanuel, « Dieu avec nous ». Il faut la regarder, et voir comment elle fait confiance à Dieu (le Père). C'est Dieu qui vient à elle par l'intermédiaire de l'ange, dans la prière, et non l'inverse. Elle n'a rien mérité ; elle l'a laissé entrer, c'est tout. Elle reçoit du Père, elle est « celle qui a de quoi se réjouir vu ce dont elle a été gratifiée », la « comblée de grâce » (Lc 1, 28). Elle reçoit quelque chose qui grandit, qu'au départ elle ne peut même pas sentir : l'enfant en elle, que bientôt elle palpera du dedans. Et elle apprend que l'Esprit repose dans/sur la Parole (Lc 1, 35), et donc qu'accueillir en soi le Verbe se produit avec la venue de l'Esprit, du Don. En Marie, la prière (la présence à Dieu et la présence de Dieu) est vraiment trinitaire : celui qui donne (le Père), celui qui vient (le Fils), le Don (l'Esprit). La prière, moins une présence qu'une venue. Il va venir. « Allez à la rencontre de l'Epoux car il vient » (Mt 25, 6). Il est celui qui vient. Et comment cela va-t-il se faire ? Comment puis-je être sur le chemin qu'empruntera Dieu ? - Pour l'homme, c'est impossible. Dire « je t'aime » est impossible. Mais pour Dieu, rien n'est impossible (Lc 1, 37). Il sera lui-même ma prière, l'huile de ma lampe (Mt 25, 4) et l'onction (I Jn 2, 27) c'est-à-dire l'Esprit, il me donnera lui-même la force d'être sur le chemin où il va passer. Il me donne le Don, il me donne le Souffle de Force. Le Souffle du Don, ce souffle qui m'est donné par le Seigneur pour que je le prononce, son « je t'aime » est le centre de la prière, il en est le nerf. Ma prière n'est pas de moi, ça n'est même pas quelque chose que je fais ; c'est la présence en moi de l'Esprit qui attend et prépare la venue du Seigneur. Ce qu'il y a de plus important : le Don. Et que me reste-t-il à faire, sinon à demander sans cesse à Celui qui vient son Don, afin que l'Esprit étende son ombre sur moi (Lc 1, 35) et que le Seigneur vienne demeurer en moi.

Coeur brisé, souffle s'engouffre
Il n'en finit pas de venir : cela fait mal au coeur, d'un mal d'amour, mais j'y crois. Seigneur, quand te verrai-je face à face ? quand habiterai-je ta maison, Seigneur ? Je souffre de ton absence, ou plutôt de ta venue. J'attends. « En avent ! » (frère Christophe de Tibhirine) ; « savoir attendre » (Bienheureux Raphaël). Je t'attends, et tu as déjà commencé à venir : c'est cela Noël, c'est que tu as déjà commencé à venir, et c'est tout bas pour l'instant. Le silence de la crèche nous rassure. Il nous explique pourquoi nous souffrons. C'est que tout commence, et il faut avoir patience. C'est si petit, un homme. Pour l'instant, ta venue, notre passage vers toi, ça commence : c'est le sommeil de l'enfant, c'est la mort sur la croix. Le baiser (Ct 1, 1) est encore à venir. Je soupire, l'Esprit en moi soupire, il vient en moi tendre mes lèvres pour le Baiser, et il me tarde que tu arrives enfin. Mon coeur cherche ta face, mon souffle cherche à expirer un vrai « je t'aime », et tu n'as pas encore fini de venir. Insère-moi, je t'en prie, dans ton propre Souffle, car le mien s'épuise, et de voir ton amour et ma misère et mon attente, j'en ai le souffle coupé. « Prière d'insérer » dans le retour du Souffle sur ta Face. Et j'adorerai Dieu en Esprit et en Vérité, j'aimerai Dieu dans le Souffle et devant la Face. Car prier, c'est prononcer le Don.

X.M.

Article paru dans Sénevé


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