La corne du bélier.

Le jubilé dans la première alliance.

Élise Gillon


Le jour de Kippour, vous ferez retentir le cor dans tout votre pays.
Vous sanctifierez la cinquantième année,
et vous proclamerez la libération dans tout le pays pour tous ses habitants.
Ce sera pour vous un jubilé :
chacun de vous retournera dans sa propriété,
chacun retournera dans son clan.

Lévitique XXV, 9b-10



Le jubilé tire son nom de l'hébreu yobel, « bélier », en raison de la corne de bélier qui servait à annoncer le début de l'année jubilaire : l'utilisation de cet instrument de musique s'est maintenue jusqu'à aujourd'hui dans les liturgies juives de la Nouvelle Année et du Grand Pardon, Rosh Ha-Shanah et Yom Kippour. La sonnerie de shofar qui conclut d'ordinaire cette fête capitale du judaïsme se rapporte d'ailleurs directement au passage du Lévitique réglementant l'année jubilaire ; la trompette qui annonce, après la pénitence, la joie et la victoire de la puissance divine est le seul reliquat vivant de l'antique liturgie musicale d'Israël, au temps où le Peuple de Dieu s'établissait en Palestine : les mêmes sonneries ont abattu les murailles de Jéricho. Cet instrument pastoral nous montre à quelles profondeurs de la tradition d'Israël notre célébration chrétienne du jubilé plonge ses racines.



Les dispositions de la Torah concernant le Jubilé se trouvent à la fin du Lévitique, juste après la définition du cycle annuel des sept grandes fêtes. Étroitement lié à l'institution de l'année sabbatique, le jubilé rappelle symboliquement la libération du peuple hébreu et le don de la terre promise : les Psaumes et les Prophètes donnent à ces ordonnances légales une dimension messianique. C'est à une lecture attentive de ces textes du premier testament que je vous convie, plus qu'à un exposé historique de la tradition juive ou chrétienne des années jubilaires, qui aurait nécessité des recherches et des compétences beaucoup plus avancées.


Jubilé et année sabbatique.

Le chapitre XXV du Lévitique présente l'année jubilaire au terme de la définition du calendrier des fêtes juives : le sabbat tous les sept jours (Lévitique XXIII, 3), les sept grandes fêtes annuelles dont la fête des semaines, Pentecôte, célébrée sept sabbats après la Pâque (soit cinquante jours, cf. Lévitique XXIII, 15-16), l'année sabbatique tous les sept ans (Lévitique XXV, 2-4) et enfin le jubilé proclamé tous les sept sabbats d'année : « Tu compteras pour toi sept semaines d'années, sept fois sept ans ; la durée de ces sept semaines d'années te fera quarante-neuf ans. » (Lévitique XV, 8). La cinquantième année, l'année jubilaire, représente donc l'ultime aboutissement du rythme sabbatique qui sanctifie le temps d'Israël selon le troisième commandement : « Tu te souviendras du jour du sabbat pour le sanctifier. » (Exode XX, 8) Le jubilé possède donc une forte valeur symbolique pour marquer les temps (Psaume CIV, 19 ; Genèse I, 14) selon l'ordre voulu par Dieu : il constitue la période longue du calendrier théologique. Ainsi le Livre des Jubilés, paraphrase de la Genèse et du début de l'Exode écrite vers l'an 100 avant le Christ, narre-t-il le commencement du monde et du peuple juif selon une chronologie jubilaire, divisée en périodes de cinquante ans.



De fait, on ignore si, historiquement, le jubilé représente plus qu'un repère du calendrier ; on n'a pas trace en effet de l'observation des fortes contraintes agraires qui marquaient l'année jubilaire : les terres vendues devaient revenir cette année-là à leur premier propriétaire, si bien que personne ne pouvait être dépouillé de son héritage familial. Cette redistribution périodique caractérise particulièrement la législation jubilaire, car les autres dispositions du Lévitique redoublent celles de l'année sabbatique, telles qu'elles sont exposées aux livres de l'Exode (XXII, 10-11), du Deutéronome (XV, 1-2.9.12.18) et telles même que les reprend le Lévitique avant et après le passage relatif au jubilé. Cette insertion des ordonnances jubilaires au milieu des prescriptions touchant l'année sabbatique, au risque de créer la confusion, suffit à établir le lien étroit qui unit ces deux divisions temporelles. Les prescriptions de l'année sabbatique se trouvent donc aussi valables pour le jubilé, dernier prolongement du sabbat. Or l'observance de l'année sabbatique est réaffirmée après l'exil babylonien par les habitants de Jérusalem, au livre de Néhémie : « Nous laisserons [la terre en jachère] la septième année, et toute créance » (X, 32). Cette ferme intention a été effectivement suivie d'actes, puisque le repos agraire est attesté historiquement au premier livre des Maccabées ; l'armée d'Antiochus Eupator y attaque une Judée dépourvue de ressources pour soutenir des sièges, qui doit capituler tout de suite faute de provisions à cause du respect de l'année de jachère :



« Il fit la paix avec ceux de Bethsour, qui sortirent de la ville parce qu'ils n'avaient pas là de provisions pour s'y laisser bloquer, car c'était l'année sabbatique pour la terre. » (I Mac VI, 49)
« Mais il n'y avait pas de vivres dans les magasins, parce que c'était la septième année, et que les réfugiés venus en Judée de chez les nations avaient consommé les dernières réserves. » (I Mac VI, 53)



Ces notations historiques, en attestant du respect de l'année sabbatique, montrent aussi les difficultés engendrées par cette observance ; cependant, le rédacteur a pris soin de montrer que la pénurie alimentaire reste relative : dans le premier cas, on manque de provisions pour un siège, qui nécessite plus de vivres que le régime ordinaire, à cause de l'incertitude de sa durée ; dans le second, la faute en est rejetée sur les réfugiés païens auxquels Israël a accordé asile et nourriture. En effet, la jachère sabbatique repose sur la confiance dans le Dieu de l'Alliance, qui dispose à son gré des productions agricoles :



« Si vous dites : « Que mangerons-nous la septième année, si nous n'ensemençons pas et ne récoltons pas nos produits ? » je vous manderai ma bénédiction la sixième année, en sorte que celle-ci produira pour trois ans. Quand vous sèmerez, la huitième année, vous mangerez encore de l'ancienne récolte ; jusqu'à la neuvième année, jusqu'à ce que vienne sa récolte, vous mangerez de l'ancienne. » (Lévitique XXV, 20-22)



Peut-être cette triple récolte est-elle destinée à assurer la pratique de la jachère jubilaire la cinquantième année, après la jachère sabbatique de la quarante-neuvième (7 fois 7) année : dans l'esprit du rédacteur, deux années de jachère successives sont ainsi rendues possible. En tout état de cause, l'abondance garantie par Dieu la sixième année, qui doit porter triple fruit, surpasse en générosité le doublement des quantités de manne la veille du Sabbat, lors des quarante ans au désert (Exode XVI, 22-23). Mais le sens des années sabbatiques et jubilaires dépend bien des événements qui vont de la sortie d'Égypte à l'entrée en terre promise : « Lorsque vous serez entrés dans le pays que je vous donne, la terre chômera un sabbat pour le SEIGNEUR. » (Lévitique XXV, 2) L'oeuvre de libération de Dieu pour son peuple trouve ainsi son expression dans les aspects sociaux du jubilé.


Aspects sociaux du jubilé.

Comme le sabbat, l'année jubilaire célèbre la libération de l'esclavage égyptien : « Tu te souviendras que tu as été esclave au pays d'Égypte et que le Seigneur ton Dieu t'en a fait sortir par sa main forte et son bras puissant ; voilà pourquoi le Seigneur ton Dieu t'a commandé de pratiquer le jour du Sabbat. » (Deutéronome V, 15) L'exigence du sabbat est même dépassée lorsque le repos hebdomadaire des serviteurs s'accomplit dans leur libération lors de l'année jubilaire :



« Si ton frère, près de toi, tombe dans la gêne et se vend à toi, tu ne l'assujettiras pas à un travail d'esclave. Il sera chez toi comme un mercenaire, comme un hôte. Il servira chez toi jusqu'à l'année du jubilé. Il sortira alors de chez toi, lui et ses fils avec lui, il retournera dans son clan et retournera dans la propriété de ses pères. Car ils sont mes serviteurs, eux que j'ai faits sortir du pays d'Égypte. » (Lévitique XXV, 39-42)



La sortie de chez le maître pour rentrer dans ses biens est explicitement comparée à la sortie d'Égypte pour s'installer en terre promise. De même, si un Israélite devient l'esclave d'un païen, il sera libéré au jubilé suivant, à moins de pouvoir se racheter ; en ce cas, il paiera en fonction du nombre d'années qui lui restaient à travailler pour son maître jusqu'au prochain jubilé :



« Il calculera avec celui qui l'a acheté le temps compris entre l'année où il s'est vendu à lui et l'année du jubilé, et le prix de vente dépendra du nombre d'années, en lui comptant les journées comme celles d'un mercenaire. [...] S'il n'est racheté d'aucune des ces manières [= par un parent ou par lui-même], il sortira l'année du jubilé, lui et ses fils avec lui. Car c'est de moi que les fils d'Israël sont les serviteurs ; ils sont mes serviteurs, eux que j'ai fait sortir du pays d'Égypte. » (Lévitique XXV, 50.54-55)



Cette libération des esclaves israélites lors du jubilé semble s'être appliquée dans les faits, puisqu'elle est déjà prescrite lors de l'année sabbatique dans d'autres codes de loi, et même avec la simple mention d'un rythme de sept ans, quelle que soit l'année, dans la très ancienne tradition du livre de l'Exode : « Lorsque tu achèteras un esclave hébreu, il servira six années ; la septième, il s'en ira libre, sans rien payer. » (Exode XXI, 2). Ici encore, cette pratique est justifiée par la libération d'Égypte :



« Si ton frère hébreu, homme ou femme, se vend à toi, il te servira six ans, et la septième année, tu le renverras libre de chez toi. Et lorsque tu le renverras libre de chez toi, tu ne le renverras pas les mains vides, mais tu devras le charger de présents pris dans ton petit bétail, ton aire et ta cuve ; selon que t'aura béni le SEIGNEUR ton Dieu tu lui donneras. Tu te souviendras que tu as été esclave au pays d'Égypte et que le SEIGNEUR ton Dieu t'a libéré ; voilà pourquoi je te commande aujourd'hui cette chose. » (Deutéronome XV, 12-15)



On peut se demander pourquoi l'année jubilaire redouble ainsi les préceptes de l'année sabbatique ; peut-être les libérations jubilaires concernaient-elles plus spécialement les Juifs tombés aux mains des païens, ce qui expliquerait la précision avec laquelle le calcul du rachat est détaillé en ce cas (Lévitique XXV, 50-52). De plus, le Lévitique ne connaît pas la libération « sabbatique » au bout de sept ans. Les deux traditions, jubilaire et sabbatique, convergent cependant pour réclamer la liberté des esclaves au nom de l'oeuvre divine de libération.



Le deuxième devoir social lié au jubilé dans la tradition juive est l'assistance aux indigents. Sans doute la justice que représente l'aumône doit-elle s'exprimer en tout temps : aussi n'est-il pas fait mention de périodicité au livre du Lévitique ; cependant, les incitations à la générosité sont coincées au chapitre XXV (versets 35-37) entre deux dispositions concernant le jubilé, et soulignées par une déclaration divine rappelant la délivrance des hébreux et leur entrée en Palestine : « Je suis le Seigneur votre Dieu qui vous ai fait sortir du pays d'Égypte pour vous donner le pays de Canaan, afin d'être votre Dieu. » La référence au rythme sabbatique est plus précise dans le Deutéronome, qui prévoit la rémission des dettes lors de l'année de jachère - et de fait, esclavage et dettes étaient souvent liées dans le monde antique :



« Au bout de sept ans, tu feras rémission. Et voici la teneur de la rémission : tout possesseur d'une créance fera rémission de ce qu'il a prêté à son prochain, il ne pressera pas son prochain ni son frère, lorsqu'on aura proclamé la rémission du SEIGNEUR. [...] [Au moment de prêter à l'indigent], prends garde qu'il n'y ait dans ton coeur cette vilaine pensée : proche est la septième année, l'année de la rémission. » (Deutéronome XV, 1-2.9)



Mais comme nous l'avons déjà souligné, la particularité du jubilé réside dans ses dispositions agraires : selon la législation jubilaire, les terres sont en fait incessibles et doivent revenir à leur propriétaire après une « vente » correspondant en réalité à un bail de n ans, avec n inférieur ou égal à 50 selon la date du prochain jubilé ; le calcul est identique à l'évaluation du prix de rachat des esclaves :



« Si quelqu'un n'a personne pour exercer ce droit [de rachat] et qu'il ait des moyens et trouve de quoi opérer son rachat, il calculera les années depuis sa vente et rendra l'excédent à l'homme à qui il a vendu, puis il retournera à sa propriété. S'il ne trouve pas de quoi le rembourser, le bien qu'il a vendu restera aux mains de l'acquéreur jusqu'à l'année du jubilé ; mais au jubilé il sera libéré, et [le vendeur] retournera à sa propriété. » (Lévitique XXV, 26- 28)



De même que chacun rentre libre dans son clan, chacun rentre dans ses biens à l'occasion du jubilé (cf. Lévitique XXV, 10). Ainsi personne n'est dépouillé de son héritage familial, et l'accumulation de la propriété par quelques uns est rendue impossible. Sans doute cette loi n'a-t-elle jamais été appliquée, mais sa signification est donnée par le Seigneur : « La terre ne sera pas vendue à titre définitif, car la terre est à moi : vous n'êtes, vous, que des résidents et des hôtes chez moi. » (Lévitique XXV, 23) La souveraineté de Dieu sur la création est affirmée, ainsi que Sa souveraine libéralité quand Il a décidé de confier un lopin de terre à un peuple ou une famille ; il n'est pas question de céder sa terre à quelqu'un, pas plus qu'un être humain ne peut se décharger sur un autre de sa mission ou du soin de sa personne. Le cas des Lévites, dont la part d'héritage fait les délices (Psaume XVI, 6), parce qu'à leur tribu est échue la prêtrise en Israël, fait passer cette attitude à sa limite : « Les terrains de pâture dépendants de leurs villes ne peuvent être vendus, car c'est pour eux une propriété perpétuelle. » (Lévitique XXV, 34) La propriété devenue absolument incessible, les Lévites ont une fonction prophétique, proclamant le moment où le Dieu lui-même fera paître son peuple sur des pâtures éternelles, quand les enfants de Dieu ne seront plus des hôtes ni des résidents (Éphésiens II, 19), mais Ses héritiers.


Jubilé et messianisme.

Les réalités agraires peuvent ainsi acquérir une dimension prophétique, et la garantie d'abondance offerte par Dieu pour la jachère jubilaire prendre une signification messianique : « La terre donnera son fruit, vous mangerez à satiété et vous habiterez en sécurité. » (Lévitique XXV, 19) Ces paroles ont été réinterprétées dans la prophétie pastorale d'Ézéchiel :



« Je susciterai à leur tête un seul berger qui les fera paître, mon serviteur David ; c'est lui qui les fera paître, c'est lui qui deviendra leur berger. Et moi, le SEIGNEUR, je serai leur Dieu, et mon serviteur David sera prince au milieu d'eux. [...] L'arbre des champs donnera son fruit et la terre donnera sa récolte, et ils seront en sécurité sur leur terre. Et ils sauront que je suis LE SEIGNEUR, quand je briserai les barres de leur joug et que je les délivrerai des mains de ceux qui les asservissaient. » (Ézéchiel XXXIV, 23-24.27)



Libération de l'esclavage et sécurité agraire symbolisent l'oeuvre de l'envoyé de Dieu, le serviteur du Seigneur issu de la maison de David. L'année jubilaire prend donc figure de prophétie étendue au monde entier dans le Psaume LXVII (5-7 ; cf. aussi psaumes LXXXV, 13 et le psaume LXXV) :




Que les nations jubilent et crient de joie
Car tu juges les peuples avec droiture,
Tu guides les nations sur le terre.
Que les peuples, Dieu, te célèbrent,
Qu'ils te célèbrent tous ensemble !
La terre a donné son fruit,
Dieu, notre Dieu nous bénit.



L'année jubilaire représente donc dans la tradition juive un symbole de bénédiction divine, un rappel de la libération d'Égypte, une promesse messianique ; personne ne l'a mieux exprimé que le prophète Isaïe :




« L'Esprit du Seigneur est sur moi parce que le Seigneur m'a oint ;
il m'a envoyé proclamer aux humbles la bonne nouvelle,
panser les coeurs brisés,
proclamer aux déportés la libération et aux captifs l'élargissement,
proclamer une année favorable du Seigneur. » (Isaïe LXI, 1)



« Cette Écriture, c'est aujourd'hui qu'elle s'accomplit ! » (Luc IV, 21)

É.G.

Article paru dans Sénevé


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