La tradition romaine du pélerinage

Guido Sacchi



Le Jubilé, occasion de pénitence et de grâce, de conversion et de joie, n'est lié à aucun lieu particulier, et, comme on le sait, il est possible d'entreprendre le chemin de prière et de méditation de cette année partout dans le monde : à Paris comme dans toutes le grandes villes il y a des églises jubilaires où les chrétiens peuvent réfléchir sur leur vie de foi et obtenir l'indulgence. Cependant, la bulle papale d'indiction du Grand Jubilé de l'an 2000, Incarnationis Mysterium, invite au pélerinage dans les lieux saints de la chrétienté : la Terre Sainte, la terre que Jésus a parcourue dans sa vie terrestre et, pour d'autres raisons, Rome, la ville qui reçut pour la première fois les pélerins du Jubilée, en 1300. De cette façon l'Eglise souligne la réalité concrète et historique de la Révélation, le fait que le Seigneur a vécu sur la terre comme vrai homme et vrai Dieu, en des lieux précis et déterminés, et que la mission de l'Eglise s'explique aussi dans l'action de certains hommes, en certains endroits, dans des conditions historiques précises en somme. Le pélerinage à Rome n'est donc pas un "hommage" au centre de l'Eglise, au Saint Siège, au passé du catholicisme, qui justement, comme le Saint Père nous l'a montré par ses actes de pénitence, offre, outre des témoignages de sainteté, des témoignages contraires à la vérité de l'Evangile. Le pélerinage à Rome est plutôt une occasion pour réfléchir sur les limites historiques de la Révélation et mieux encore, sur la liaison indissoluble entre Dieu et la vie concrète des hommes ; en visitant les basiliques romaines, le pélerin découvre le chemin de l'Eglise à la découverte de sa foi.



La bulle papale indique des lieux privilégiés pour le pélerinage à Rome: ce sont les basiliques de Saint-Pierre au Vatican, de Saint-Paul-hors-les-murs, de Saint-Jean de Latran, de Sainte-Marie Majeure, de Sainte-Croix-de-Jérusalem, de Saint-Laurent-hors-les-murs, et les Catacombes chrétiennes près de la Via Appia, avec la basilique de Saint-Sébastien. Les quatre premières églises ont toujours fait partie de la tradition du pèlerinage jubilaire: Boniface VIII proclama en 1300 une année de pardon général des péchés, forcé, pour ainsi dire, par le flux des pèlerins qui accourraient aux tombeaux des apôtres Pierre et Paul pour l'année centenaire. Les basiliques des deux patrons de Rome étaient déjà la destination préférée des visites des fidèles depuis longtemps. Au cours du Moyen Age, en 1350 Clément VI, qui se trouvait loin de Rome, à Avignon, ajouta aux deux basiliques celle du Latran, l' "Archibasilique du Très Saint Sauveur au Latran", cathédrale de Rome, où était conservée l'icône "achéropite" du Sauveur, l'image miraculeuse qui, selon la tradition, n'avait été peinte par aucune main d'homme. Quarante ans après, pendant le Schisme d'occident, la basilique Sainte Marie vint compléter la "liste canonique" des lieux les plus importants pour le pélerinage à Rome: elle comprenait dès lors les quatre basiliques dites majeures (avec celle de Saint Laurent) ou "patriarchales", parce qu'une vieille tradition attribuait aux patriarches des antiques eglises chrétiennes (Constantinople, Antioche, Alexandrie, Rome et Jérusalem) une sorte de patronage sur chaque basilique.



C'est cependant la première fois qu'aux quatre basiliques on en ajoute encore trois autres, les basiliques dites "mineures". Bien que la bulle du Grand Jubilé n'en fasse mention, l'origine de ce groupe de sept lieux de pélerinage appartient aussi à une longue tradition romaine, celle du "tour des Sept Eglises" qui doit sa renommée à l'initiative de Saint Filippo Neri. Ce grand saint florentin qui vécut pratiquement toujours à Rome, fut l'un des meilleurs représentants de la réforme catholique, du nouvel essor du catholicisme après les difficultés et le choc de la Réforme protestante: comme d'autres hommes de foi, tels Saint Ignace de Loyola, Saint Charles Borromée, ou des grands évêques comme Gian Matteo Giberti à Vérone et Gabriele Paleotti à Bologne, il comprit que l'église avait absolument besoin d'un nouvel élan pastoral, d'un effort positif à côté de l'attention doctrinale et de la répression de l'hétérodoxie. L'Oratoire qu'il fonda dans les mêmes années où se réunissait le Concile de Trente fut l'instrument de cette nouvelle mission. Filippo Neri réussait à proposer la foi d'une façon enthousiaste, attractive, très spectaculaire aussi, qui avait beaucoup de succès parmi le peuple le plus modeste mais aussi parmi les puissants. En 1552, le "jeudi gras", jour qui concluait le Carnaval de Rome avec d'éclatantes fêtes, des bals et divertissements "païens", il partit avec ses amis pour un pèlerinage qui allait devenir l'une des traditions romaines les plus solides: de Saint-Pierre ils rejoignirent Saint-Paul, puis Saint-Sébastien, Saint-Jean, Sainte-Croix, Saint-Laurent et enfin Sainte-Marie-Majeure. Chaque étape du pèlerinage représentait l'un des "voyages" du Seigneur pendant la Passion : du cénacle à Getsemani, puis à la maison de Caïfas, au palais de Pilate, au palais d'Hérode, de nouveau au palais du gouverneur romain et enfin la montée vers le Calvaire. Le tour des basiliques devenait ainsi une sorte de "chemin de croix", une réflexion pénitentielle que soulignaient aussi les sermons et les chants qui accompagnaient le parcours ; surtout le celèbre "Vanité des vanités, tout est vanité" de l'Ecclésiaste, que Saint Filippo proposait aux grandes foules. On visitait les basiliques pendant une seule journée ou bien en deux journées, la première pour Saint-Pierre et la deuxième pour les autres. A Saint-Sébastien, l'église qui avait vu sa conversion, Filippo célébrait l'eucharistie, puis les participants s'arrêtaient pour le repos et le déjeuner dans les jardin mis à la disposition par les familles nobles des Massimo ou des Crescenzi, où la communion et l'union fraternelle étaient suivies par des concerts de musique sacrée. Saint Filippo avait donc conçu un moyen d' "animation" pastorale très moderne, qui unissait la méditation profonde sur la condition mortelle de l'homme et sur le sacrifice du Christ, à la vie de communauté, de joie et de fête ; on mettait ainsi en valeur le moment collectif de la vie spirituelle, aspect typiquement catholique que le protestantisme tendait à laisser de côté.



Les historiens de la fin du XVIe siècle affirment de manière concordante que Saint Filippo n'avait fait que remettre en usage et redonner du prestige à une tradition très ancienne. En effet, si l'on cherche à fixer les moments de cette tradition et à la documenter d'une façon sûre, on est forcé de souligner l'originalité du tour de Saint Filippo. On peut dire que parmi les innombrables lieux de culte de Rome, les cimetières des martyrs, les églises au dedans et au dehors des murs de la ville, les sept basiliques avaient un prestige reconnu et special. Les stationes, c'est-à-dire les processions pontificales avec la messe solennelle, se dirigeaient vers ces églises beaucoup plus fréquemment que vers les autres. Il existait aussi, semble-t-il, une tradition de visite des ces sept lieux ensemble, considérés comme un tout unique : Begge, une sainte princesse mérovingienne morte en 709, après un pèlerinage à Rome fit construire dans le monastère où elle s'était retirée une église avec six autres petits oratoires, que l'on appelait "Sept-Eglises"; il est vraisemblable que la sainte ait emporté avec elle le nom d'un groupe prestigieux de lieux de culte romains. Vers le XIVe siècle il y avait un itinéraire de pèlerinage dédié explicitement aux sept églises, et à la fin du XVe siècle le pape Innocent VIII accorda au couvent des soeurs de Sainte Catherine d'Augsbourg une indulgence spéciale, pareille à celle des sept églises de Rome. Il est donc vrai que bien avant Saint Philippe on visitait les sept basiliques, mais c'est seulement lui qui a créé le "tour" tel que nous le connaissons, avec un parcours précis et une signification spirituelle. Cependant, il est juste de dire que le pèlerinage de Saint Filippo n'avait aucune relation avec le jubilé : pour dire mieux, pendant l'année sainte, les indulgences des sept églises étaient suspendues, pour concentrer l'attention sur l'indulgence jubilaire, et les oratoriens se dédiaient donc à l'accueil et à l'assistance des pélerins. Toutefois, reprendre la tradition de Saint Filippo pendant le Grand Jubilé est une belle occasion de redécouvrir la spiritualité de Rome à travers l'histoire de la ville.



On peut se demander en effet pourquoi on visitait chaque basilique, et chercher parmi les raisons politiques et artistiques de la fondation des églises la vraie signification de leur naissance et la valeur religieuse profonde du pélerinage. Il est très intéressant de découvrir l'origine des traditions de chaque basilique, ses "trésors" spirituels : c'est comme lire l'histoire de la foi décrite en des lieux et des bâtiment dont on n'apprécie aujourd'hui que la beauté artistique, en oubliant la cause de ces merveilleux effets. Les deux premières basiliques de Rome, Saint-Pierre et Saint-Paul, sont avant tout les sépultures des deux apôtres, mais évidemment le pélerinage dans ces deux lieux est chargé aussi d'autres valeurs. La basilique du Vatican nous invite à la méditation sur le primat de Pierre, et sur le ministère de l'autorité de l'évêque de Rome : on allait à Saint-Pierre pour vénérer le tombeau de Pierre mais aussi pour voir son successeur. L'histoire personelle de Paul, d'ailleurs, explique pourquoi la basilique qui lui est dédiée est aujourd'hui le lieux privilégié pour les célébrations oecuméniques et pour la prière pour l'unité des chrétiens.
Saint-Jean ne contient pas de tombeau vénérable, mais elle est la cathédrale de Rome, la première église construite par Constantin pour sa nouvelle religion, le lieu des premières célébrations publiques de la foi chrétienne: le pèlerinage au Latran ne peut donc pas être qu'une réflexion sur le mystère de l'Eglise et de son témoignage dans le monde. La basilique Sainte-Marie-Majeure sur la colline de l'Esquilin est sans doute le lieu le plus important de Rome pour un pélerinage dédié à Marie: l'église fut fondée en 430-440, immédiatement après le concile d'Ephèse où l'on avait proclamé Marie "Theotokos", en reconnaissant qu'elle était mère du Christ comme vrai Dieu autant que comme vrai homme. L'histoire de la basilique de la Croix, où le Saint Père célèbrera cette année la fête de l'exaltation de la Sainte Croix, le 14 septembre, est liée à la légende de Sainte Hélène mère de Constantin. En effet, l'église est construite sur un palais qui lui appartenait, et avait à l'origine la forme de l'église du Martyrion, du Calvaire, à Jérusalem où Hélène aurait retrouvé le bois sacré. Aujourd'hui la basilique conserve des reliques très étonnantes, dont le titulus, le morceau de bois avec l'inscription "Jésus Nazaréen, Roi des Juifs" en trois langues. La basilique de Saint Laurent célébrait l'un des saints les plus aimés de Rome, le diacre martyre, et nous rappelle aujourd'hui l'importance des laïques dans la vie de l'église primitive. Finalement, la Basilique de Saint Sebastien, l'ancienne basilique des Martyrs tout court, peut-être la plus ancienne des sept, nous ramène aux origines douleureuses, mais glorieuses, des témoignages des saints, et nous rappelle que la vie de l'église est toujours fécondée par le sacrifice de ceux qui proclament leur foi contre toute opposition.


Cette rapide synthèse d'énormes problèmes historiques a voulu montrer l'origine historique et concrète de toute méditation spirituelle. Il est facile de visiter les basiliques de Rome comme des monuments morts et des musées remplis d'oeuvres d'art, et il est aussi facile de proposer des réflexions spirituelles éloignées de la vérité historique, comme on en lit souvent en cette année jubilaire. Mais il est beaucoup plus important de comprendre la foi des anciens, de remonter aux sources, avec la conviction qu'une tradition, quoique banalisée et peut-être corrompue par les siècles, contient toujours dans son histoire un fond de verité de la foi, un morceau peut-être petit d'une "révélation" de Dieu dans la vie de son Eglise. Si l'on visite les sept basiliques cet esprit, le pèlerinage sera plus facilement un moment de croissance spirituelle et de maturation intérieure.





G.S.

Article paru dans Sénevé


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